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5. La politique de la ville

5.2. Essai de définition

Définir la politique de la ville est une tâche bien malaisée, tant elle est multiforme mais surtout, tant ses orientations ont pu évoluer, suscitant à chaque changement de cap des réactions très vives des acteurs de terrain, de ses théoriciens ou des chercheurs.

• Une « autorité légitime » partagée

On trouve une constante dans le partage de l’autorité entre les deux parties signataires des dispositifs contractuels de la Politique de la ville, à savoir l’Etat et les communes – même si la position de l’Etat a pu osciller entre accompagnement des projets locaux et interventionnisme. Néanmoins, la politique de la ville engage tout à la fois la responsabilité de l’Etat, qui doit concevoir des cadres d’action permettant d’agir significativement sur les quartiers en difficultés et engager des moyens, notamment financiers, en ce sens, et la responsabilité des élus locaux, qui doivent être capable de saisir les opportunités ainsi offertes pour améliorer le sort de leurs administrés.

Dans ce cadre, le contenu de l’action publique est nécessairement variable puisqu’il résulte d’une négociation entre les deux parties. Il s’agit effectivement de décliner les orientations nationales selon les difficultés et les ressources propres à chaque lieu. Le poids de chaque partie dans la négociation du programme d’action reste à déterminer, l’Etat pouvant s’effacer au profit des initiatives locales, ou bien les orienter, ou encore les susciter – notamment en fonction de la maturité des projets locaux comme nous le verrons au chapitre 9. Au-delà de ces fluctuations locales du contenu de la politique de la ville, qui en constituent une caractéristique assumée et revendiquée, la politique de la ville a dû s’accommoder des changements de cap des orientations nationales, tant dans les objectifs et priorités de la dite politique, que dans ses modes d’intervention. Ces bifurcations ont certainement eu pour effet de marquer le volontarisme politique des gouvernements qui se sont succédées, elles peuvent également être lues comme le signe des hésitations des pouvoirs publics sur les actions à mener.

• A la recherche du « contenu » de la politique de la ville

On retient ici les trois principales hésitations quant au contenu de la politique de la ville. La première concerne la priorité à donner au volet « urbain » de la politique de la ville, qui se traduit par des opérations sur le bâti pouvant aller jusqu’à la démolition de certains immeubles, ou au volet « social », qui consiste pour une large part à soutenir les associations locales, ou encore, au volet économique ou sécuritaire. L’articulation entre ces différents volets a toujours été prônée et présentée comme un fondement majeur de l’action menée dans

le cadre de la politique de la ville. Néanmoins, outre le fait que cette articulation est difficile à réaliser sur le terrain, les moyens financiers engagés par l’Etat trahissent l’accent porté sur l’une ou l’autre des composantes de la politique de la ville14.

La deuxième oscillation de la Politique de la ville concerne l’échelle d’action à privilégier : s’agit-il d’intervenir en priorité sur les quartiers les plus défavorisés, ou bien de concevoir les solutions à mettre en oeuvre à un échelon plus large ? Au cours des années 1990, l’échelon du quartier prioritaire s’est trouvé englobé dans un échelon plus large, celui des « contrats de ville », qui vise à correspondre aux contours des agglomérations. Nous reviendrons en détail sur ces deux échelons d’action dans le chapitre 9.

Enfin, s’agit-il d’engager des moyens exceptionnels en faveur des quartiers concentrant les difficultés urbanistiques et sociales, ou au contraire de s’attacher à réorienter les politiques de droit commun en faveur de ces quartiers, répondant ainsi à l’injonction récurrente selon laquelle la politique de la ville ne doit pas être une politique sectorielle supplémentaire ? Ces orientations ne sont pas, en elles-mêmes, contradictoires, mais les accents successifs sur l’une ou l’autre ont créé une instabilité qui a été soulignée de façon récurrente au cours des entretiens menés avec les professionnels.

On peut ajouter une quatrième ambiguïté concernant les objectifs de la politique de la ville. La politique de la ville a souvent été perçue comme un vecteur privilégié de la modernisation de l’action publique, ceci pour deux raisons au moins. D’une part, la politique de la ville peut faire figure d’exemple d’une action publique novatrice, expérimentale à ses débuts, contractuelle, revendiquée comme partenariale pour pouvoir aborder les problèmes des quartiers « qui vont mal » de manière globale. D’autre part, il s’agit plus généralement d’infléchir la conduite des politiques de droit commun, de façon à ce que ces dernières prennent mieux en compte la situation de ces quartiers. Le succès de l’ouvrage de Jacques Donzelot et de Philippe Estèbe, L’Etat animateur (1994), faisant selon ses auteurs eux-mêmes l’apologie de la politique de la ville « telle qu’elle devrait être » et non pas telle qu’elle est, a certainement participé à faire du changement des pratiques en matière de conduite de l’action publique, un des objectifs premiers de la politique de la ville. C’est dans ce contexte que l’on peut interpréter le constat, a priori surprenant, qui est fait dans la récente évaluation à mi- parcours des contrats de ville :

14 A ce titre, l’accent donné à la « rénovation urbaine » peut être perçu comme une rupture avec « l’esprit » de la

« Désormais, la priorité de la politique de la ville est sans doute moins d’obtenir des

effets indirects (transformation des politiques publiques) que d’avoir un impact direct sur les quartiers. » (EPSTEIN R., KIRSZBAUM T., 2005)

Au-delà de l’évolution des relations entre institutions, la politique de la ville s’était donnée à la fois comme objectif et comme condition de réussite, de faire participer les habitants concernés à la définition et à la conduite des projets. On tient là une de ses dimensions qui a certainement suscité le plus d’espoir mais aussi le plus de désillusions (BACQUE M.-C., 2003).

• Le « public » de la politique de la ville : le quartier, ou ses habitants ?

Dernier élément de définition de la politique de la ville selon la grille retenue, celui de son public. Là encore, la définition de la politique de la ville demeure ambiguë et a nourri de nombreux débats. La mise en œuvre de la politique de la ville procède par l’identification de quartiers cumulant des difficultés sociales ou urbanistiques. Mais l’action menée vise-t-elle à améliorer les conditions de vie des habitants de ces quartiers, qu’ils y restent ou en partent finalement, ou bien vise-t-elle à modifier l’image et le profil social du quartier ? Autrement dit, la politique de la ville se donne-t-elle pour objectif d’éradiquer les concentrations spatiales de précarité sociale ou bien la précarité sociale elle-même ? Cette question peut paraître polémique, mais il n’en est rien, sa réponse étant déterminante pour orienter les choix de l’action publique, comme le souligne Christine Lelévrier :

« Faire de la « valorisation » des territoires dits « en difficulté » une finalité n’a en

effet pas le même sens et ne se traduit pas par les mêmes types d’actions que de promouvoir l’insertion des populations qui y vivent. L’insertion incite plutôt à améliorer les conditions de vie et les chances d’accès à la formation, à un emploi, à la culture… en agissant sur le lieu de vie. La valorisation incite à déconcentrer les quartiers, à diminuer par la dispersion la population la plus pauvre et à maintenir et attirer sur place une population plus aisée, dans une logique de mixité. »

(LELEVRIER C., 2004, p. 65)

On rejoint ici la question de la mixité sociale, qui, parmi les fondements de la politique de la ville, a certainement été la plus discutée. Les vertus d’une proximité spatiale entre différentes catégories de population ont souvent été questionnées, en s’appuyant notamment sur la démonstration conduite par Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire en 1970. Ces sociologues avaient effectivement montré comment la proximité spatiale peut tout aussi bien contribuer à l’échange que raviver les distances sociales. En outre, on a reproché à l’idéal de mixité sociale de véhiculer une vision normative de l’espace, qui ne tient pas compte des usages qu’en font les couches populaires (GENESTIER P., 1994), ni des ressources possibles que les quartiers populaires pourraient renfermer. On retrouve ce dernier point au cœur de la

critique développée par Jacques Donzelot contre la politique de la ville telle qu’elle a été menée en France au cours des années 90 (2003), son argumentaire reposant sur l’observation des politiques de la ville menées aux Etats-Unis, qui s’appuient justement sur les « communautés ». Enfin, les dérives du mot d’ordre de mixité sociale sont dénoncées, lorsqu’il conduit les organismes de gestion des logements sociaux à un filtrage des demandes de logements, toujours défavorable aux plus démunis – et souvent aux étrangers (LELEVRIER C., 2004 ; MASCLET O., SCHWARTZ O., 2003).

Le quartier comme catégorie d’action a lui-même été interrogé, soit pour souligner les risques de stigmatisation qu’il peut entraîner (VIEILLARD-BARON H., 2000), soit pour mettre au jour les présupposés qu’il sous-tend. Gérard Baudin et Philippe Genestier ont ainsi tenté de mettre en débat « la démarche intellectuelle à la fois spatialiste (c’est-à-dire qui

attribue à l’espace une capacité à engendrer des problèmes sociaux) et localiste (qui indexe à un certain type de lieu les comportements et les identités de ceux qui s’y trouvent » (2002,

p. 11). Même dans l’hypothèse où ces présupposés revêtiraient une quelconque pertinence, la focalisation de la politique de la ville sur les quartiers les plus en difficultés s’est parfois trouvée radicalement remise en cause. Une telle politique omettrait non seulement la part des populations précaires qui réside en dehors de ces quartiers, mais elle serait également, incapable d’agir sur les mouvements de sécession plus généraux qui affectent la société française, auxquels participent non seulement les catégories les plus riches, mais également les classes moyennes. C’est cette dernière thèse que développe Eric Maurin dans son essai Le

ghetto français (2004). Mais est-ce bien l’objet de la politique de la ville que de réduire la

ségrégation socio-spatiale en général ? Là encore, l’appréciation varie selon les points de vue. Lorsque nous l’avons interrogée sur la question, la directrice d’un centre de ressources15 a tenu à recadrer l’objet de la politique de la ville en direction des quartiers les plus défavorisés :

« On demande à la politique de la ville de faire ce que les politiques n’ont pas le

courage de faire. Les problèmes que connaissent ces quartiers résultent de déséquilibres politiques et économiques qui concernent la France entière, et qui se jouent également à l’échelle du monde, dans les rapports nord/sud… Ce n’est pas l’objet de la politique de la ville que de modifier ces déséquilibres, qui relèvent de vrais choix politiques, de choix de société. La politique de la ville a simplement pour objectif d’éviter que ces quartiers ne s’enfoncent complètement. Et de ce point de vue le bilan n’est pas négatif.

15 Il existe effectivement un réseau de « centres de ressources » destinés aux professionnels de la politique de la

ville, qui sont des lieux d’échanges et qualification pour ces professionnels, et souvent des passerelles avec le monde scientifique.

La politique de la ville a tout de même permis que les bailleurs réinvestissent dans ces quartiers. Le fait que l’Etat ait pointé du doigt un certain nombre de territoires qui vont mal a permis que ces territoires soient pris en compte. »

Les différences d’appréciation de la politique de la ville varient ainsi suivant l’échelon à partir duquel on apprécie ses résultats, la persistance ou l’accentuation des inégalités socio-spatiales ne devant pas masquer l’efficacité d’initiatives locales.

Après cet essai de définition de la politique de la ville, on comprend qu’elle ait nourri quantité de débats et qu’elle continue à le faire. Bien qu’elle aie derrière elle une histoire longue maintenant d’une trentaine d’année, elle reste au premier plan des agendas politiques et peut apparaître encore largement à inventer et à construire.

* * *

Les trajectoires professionnelles, les rattachements institutionnels, les méthodes d’intervention, tout semble séparer l’action sociale départementale et la politique de la ville. Pourtant, leur public se croise dans les quartiers « sensibles » et ces deux politiques se rejoignent dans leur objectif commun de lutter contre la précarité sociale. On tient dans ce paradoxe un point de départ de notre réflexion. Comment ces deux politiques coexistent- elles ? Où se situe leur complémentarité ? Sont-elles condamnées à combler mutuellement les lacunes et les ratés de l’autre, ou bien observe-t-on, à l’échelon des acteurs locaux ou à l’échelon des institutions, des formes de coordination ?

C’est à travers l’analyse des cadres territoriaux de l’action sociale et de la politique de la ville que nous avons choisi d’observer les points de rencontres ou les oppositions entre ces deux politiques publiques. C’est ce choix que nous allons à présent justifier.

C

HAPITRE

2.