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PRECARITE SOCIALE : FORMES SOCIALES, FORMES SPATIALES

DANS LA SOCIETE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

1. Apports et limites d’une approche par les revenus

Aborder la précarité sociale sous l’angle des revenus s’impose naturellement, que la faiblesse des ressources soit considérée comme une conséquence ou une cause des difficultés. C’est alors à la notion de pauvreté que renvoie celle de précarité, même si la pauvreté est rarement envisagée du seul point de vue des ressources monétaires.

1.1. Les instruments de mesure

Il existe de nombreux instruments statistiques visant à mesurer la pauvreté, souvent complémentaires, bien recensés dans la récente mise au point effectuée par les économistes Blandine Destremau et Pierre Salama (2002). Le revenu de la population est le plus souvent apprécié à partir des déclarations des ménages. La frange la plus défavorisée de la population est cernée au moyen d’un seuil de pauvreté, défini de manière absolue ou relative. Dans le premier cas, la frontière entre « les pauvres » et ceux qui échappent à la situation de pauvreté se situe de part et d’autre d’un niveau de ressources correspondant à une sorte de « minimum vital ». Ce seuil est effectivement souvent établi en référence à un ensemble de besoins élémentaires en termes d’alimentation, de logement, etc. Dans le second cas, le seuil est défini relativement au niveau de richesse de l’ensemble de la population : ainsi, on retient souvent la moitié de la valeur du revenu médian. Dans les deux cas, on peut considérer soit les revenus des individus, soit ceux des ménages. Pour tenir compte de la composition démographique des ménages et notamment des économies liées au partage d’un même logement, le revenu est souvent exprimé en « unités de consommation »34.

Ces deux seuils de pauvreté, absolu et relatif, peuvent être complétés par une mesure de l’inégalité générale des revenus. Un forte ou faible proportion de pauvres peut effectivement caractériser une société dans laquelle l’échelle des revenus plus ou moins étirée, donc plus ou moins inégale de ce point de vue. On peut aussi considérer les inégalités qui existent au sein du groupe défini comme pauvre lui-même. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de connaître l’ampleur de l’écart des revenus les plus faibles au seuil de pauvreté. 1.2. La pauvreté dans la société française : données de cadrage

L’apparente simplicité des mesures de la pauvreté s’appuyant sur l’unique dimension des ressources financières de la population a l’avantage de permettre des comparaisons et d’observer des évolutions dans le temps. Le tableau III.1 met ainsi en regard la situation

34 Par exemple, selon l’échelle dite d’Oxford, on attribue au premier adulte du ménage 1 unité de consommation

(UC), 0,7 au deuxième adulte et 0,4 UC à chaque enfant. D’autres échelles sont utilisées, qui prennent en compte notamment le cas particulier des familles monoparentales.

française avec celle d’autres pays européens, relativement au « risque de pauvreté » encouru par les populations nationales. Cette notion de « risque de pauvreté », utilisée par Eurostat, renvoie à la part de la population qui vit dans un ménage au revenu inférieur au seuil de 60% du revenu médian du pays de résidence.

Tableau III.1 — Le « risque de pauvreté » en France et dans les pays de l’UE selon Eurostat,

en 2000

Part de la population qui vit dans un ménage au revenu inférieur au seuil de 60% du revenu médian national, après transferts sociaux

Part de la pop. menacée de pauvreté, en % Allemagne 10 Danemark* 10 Pays-Bas 11 Luxembourg 12 Belgique 13 France 16 Espagne 18 Italie 18 Royaume-Uni 19 Grèce 20 Irlande 20 Portugal 21 Europe des 12 15 * donnée 1999 sources : Eurostat, 2005

La part de la population vivant dans un ménage qui dispose d’un revenu inférieur au seuil de 60% du revenu médian national, et que l’on peut de ce point de vue estimer sinon pauvre, du moins menacée par la pauvreté, s’élève à 15 % dans les 12 pays européens considérés (tableau III.1). La France ne connaît pas une situation exceptionnelle au sein de cet ensemble. Au contraire, elle se situe en position intermédiaire, avec une proportion de ménages menacés de pauvreté moins importante que celle des pays du sud et du Royaume- Uni, et supérieure en revanche à celle des pays du nord de l’Europe.

Si l’on considère maintenant l’évolution de la pauvreté dans l’ensemble de la société française (tableau III.2), on constate une baisse globale de la part des ménages dont les revenus se situent en dessous du seuil de pauvreté, fixé cette fois à la moitié du revenu

médian35. Cette diminution, forte jusqu’au milieu des années 80, tend à se stabiliser depuis. La tendance générale à la baisse masque pourtant de fortes disparités entre les différents types de ménages. En particulier, la réduction de la pauvreté a concerné largement les ménages retraités36, la part des ménages pauvres ayant augmenté depuis les années 80 au sein des ménages salariés (ou des chômeurs ayant déjà travaillé). Ce dernier mouvement s’est d’ailleurs accentué au cours des années 90, à tel point qu’il y a en 1997 une plus grande proportion de ménages pauvres chez les salariés que chez les retraités. On retrouve cette évolution divergente si l’on considère les classes d’âge : la part des ménages pauvres a augmenté chez les moins de 35 ans depuis les années 80, tandis qu’elle a diminué chez les plus de 50 ans (LEGENDRE N., 2002 ; HOURRIEZ J.-M. et al., 2001).

Tableau III.2 — Evolution du nombre de ménages pauvres depuis 1970

Part des ménages au revenu disponible par uc inférieur à la moitié du revenu médian37 1970 a 1975 1979 b 1984 b 1990 b c 1997

Ensemble 15,7 12,6 9,1 7,1 7,1 6,9

Selon le statut de la personne de référence

Actifs 9,0 8,1 7,6 6,9 6,1 6,8

dont salariés ou chômeurs

ayant déjà travaillé 4,0 3,9 4,9 4,7 4,9 5,9 Retraités 27,8 18,2 10,7 4,0 5,9 4,3 Inactifs (ni étudiants, ni

retraités) 43,7 34,9 25,5 23,4 23,5 20,7 a : Le revenu ne tient pas compte des allocations logement.

b : Le revenu ne tient pas compte des prestations versées aux handicapés créées à partir de 1975 c : le revenu ne tient pas compte de l'allocation parentale d’éducation (APE), créée en 1985

sources : Enquêtes Revenus fiscaux 1970 - 1997, Insee-DGI d'après HOURRIEZ et al., 2001 et LEGENDRE N., 2002.

35 Soit en 1997 un revenu disponible d’environ 3 500 F par mois pour une personne seule (1 uc) et 7 350 F pour

un couple avec deux jeunes enfants (2,1 uc), cf. HOURRIEZ J.-M. et al., 2001, p . 4.

36 Le taux de pauvreté très faible chez les retraités en 1984 tient au fait que le minimum vieillesse a été très

fortement revalorisé au début des années 80, pour se situer au-dessus du seuil de pauvreté. Notons que depuis 1984 le seuil de pauvreté a progressé plus vite que le minimum vieillesse. Cf. LEGENDRE N., 2002, p. 81.

37 Le revenu disponible est égal au revenu déclaré au fisc augmenté des prestations sociales (prestations

familiales, aides au logement et minima sociaux) et diminué des impôts directs (impôt sur le revenu, taxe d’habitation et, pour 1997, CSG/CRDS). Echelle d’équivalence utilisée : 1 uc pour le premier adulte du ménage, 0,5 uc pour les autres personnes de 14 ans et plus, et 0,3 uc pour les enfants de moins de 14 ans. Champ observé : les ménages dont la personne de référence est étudiante sont exclus. Cf. HOURRIEZ J.-M. et al., 2001, p . 4.

Tableau III.3 — Evolutions des inégalités de revenus dans la société française

Rapport des limites supérieure et inférieure des premiers et derniers déciles de revenu des ménages disponible par uc38

1970 1975 1979 1984 1990 1997 1999 p Rapport

interdécile 4,8 4,3 3,8 3,5 3,4 3,4 3,3 p : provisoire

sources : Enquêtes Revenus fiscaux 1970 - 1997, Insee-DGI d'après GUILLEMIN O. et ROUX V., 2002.

Depuis 1970, parallèlement à la diminution générale de la part des pauvres, le niveau de vie moyen des Français a augmenté et les inégalités de revenus se sont atténuées, en particulier durant la période qui va de 1970 jusqu’au milieu des années 80 (tableau III.3). Cependant, là encore les évolutions se révèlent fort différentes selon les catégories de population. Si les inégalités se sont réduites entre les ménages retraités, elles se sont en revanche creusées parmi les salariés et les chômeurs (GUILLEMIN O. et ROUX V., 2002). 1.3. Une approche monétaire à approfondir

Pour instructive qu’elle soit, l’approche de la précarité sociale par les revenus se heurte à deux types de limites. Elles tiennent d’une part à l’indicateur utilisé, et d’autre part à la notion de pauvreté elle-même.

La distribution des revenus au sein d’une population se fait selon un continuum : par rapport à cette progression régulière, toute frontière qui séparerait d’un côté les pauvres, d’un côté ceux qui échappent à la pauvreté, paraît arbitraire. Au-delà de ce problème de la significativité d’un seuil auquel on se heurte fréquemment en statistique, se pose la question de la capacité du revenu observé à témoigner des ressources effectivement disponibles : les sources utilisées prennent éventuellement en compte les prestations sociales, rarement les revenus du patrimoine, sans parler des revenus de l’épargne ou de l’endettement possible des ménages. Enfin, un niveau de revenu donné n’est pas la garantie systématique d’un niveau de vie décent. Le niveau d’instruction, la connaissance du fonctionnement des institutions, la qualité de l’intégration dans la société jouent également dans l’accès aux biens et services élémentaires – autant de paramètres autrement désignés sous l’appellation de capital social et

culturel (BOURDIEU P., 1980). L’approche monétaire de la pauvreté pâtit donc par

définition de son caractère purement quantitatif et de son incapacité à prendre en compte des données plus qualitatives, voire subjectives.

Pour palier ces limites, des approches en termes de conditions de vie ont été développées39. Dans son « Enquête permanente sur les Conditions de vie des ménages », l’INSEE retient ainsi un certain nombre de critères relatifs à la qualité du logement, à la consommation et à la situation financière des ménages, qui permettent d’évaluer les difficultés rencontrées par les ménages (cf. PONTHIEUX S., 2002, pour un exemple d’exploitation). Reste à justifier le choix de ces critères et à résoudre le problème de la définition du seuil : à partir de quelles privations ou carences le ménage est-il comptabilisé comme pauvre ? Une autre possibilité consiste à s’appuyer sur la perception qu’ont les intéressés eux-mêmes de leur situation : dans cette approche subjective de la pauvreté, sont considérés comme pauvres ceux qui se ressentent comme tels.

La confrontation de deux mesures de la pauvreté, « objective » et « subjective », a été menée à l’échelle européenne (GALLIE D. et PAUGAM S., 2002). Il s’avère que la part des ménages qui s’estiment pauvres est nettement supérieure à celle mesurée d’après le seuil de pauvreté statistique40 – ceci est particulièrement vrai dans les pays européens ou le revenu

médian est faible, comme c’est le cas au Portugal ou en Grèce. Une autre expérience a tenté de croiser les trois approches (monétaires, selon les conditions matérielles d’existence et subjective), en établissant des seuils qui permettent de définir trois populations équivalentes – 10 % de la population française environ en 1997 (LOLLIVIER S. et VERGER D., 1997). Il apparaît que leur réunion élargit la part des pauvres à plus de 20 %, tandis que leur intersection la réduit à 2 %. Autant dire que la pauvreté est un phénomène complexe à observer, beaucoup plus que ce que la simple notion de ressources financières insuffisantes laisserait penser.

Au total, historiens, économistes, sociologues s’accordent pour intégrer à la définition de la pauvreté des critères de socialisation, telles la capacité à participer ou non à la vie collective (GUESLIN A., 1998, p. 49), de mener une existence libre (SEN A., 1993), ou encore des relations spécifiques avec le reste de la société (SIMMEL G., 1998 -1ére éd. 1908 ; GEREMEK B., 1987).

39 La notion de conditions de vie peut être rapprochée de la notion de besoins fondamentaux utilisée dans la

construction d’indicateurs de pauvreté adaptés aux réalités des pays du Tiers-Monde (cf. DESTREMAU B., SALAMA P., 2002, p. 70 et s.).