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La Louve : Organisation et finalités d’une coopérative d’un genre nouveau

3 La coopération pour faire le collectif :

3.2 Le renouvellement du modèle coopératif

3.2.5 De la double à la triple qualité

La double qualité des coopérateurs-consommateurs est porteuse, depuis les débuts de l’histoire du mouvement coopératif de consommation, d’une ambivalence accentuée par une troisième dimension des coopératives de consommation contemporaines : le travail des coopérateurs. En effet, comme c’est le cas pour La Louve, de plus en plus de petites coopératives de consommation imposent à leurs sociétaires une obligation de travail. Ainsi, s’est opérée une mutation historique amenant les coopérateurs à devenir travailleurs en plus d’être des sociétaires-consommateurs.

Si la co-création (Prahalad et Ramaswamy 2000 ; 2002 ; 2004), ou la mise au travail du client (Dujarier, 2008) agit au profit de l’entreprise, elle paraît se transposer dans ce nouveau modèle de coopérative de consommation. Ces coopératives imposent dans leurs statuts une coopération active et volontaire. Par conséquent, cette mutation fait émerger une nouvelle figure du consommateur engagé, motivé et bénévole : en plus d’assumer les deux rôles de coopérateur propriétaire en tant que sociétaire et de consommateur, il doit endosser un troisième rôle, celui de travailleur. Par conséquent, les membres de La Louve se plient à la présence d’une triple qualité dans la structure. Dans le travail fourni pour le projet, lorsque des tensions sont exprimées entre leurs différentes qualités, les coopérateurs vivent une dissonance qu’ils doivent résoudre individuellement et collectivement. Sur le plan individuel, le coopérateur, via son travail, qu’il soit rémunéré ou bénévole, vit une expérience de coopération avec autrui (Alter, 2010). Ainsi, l’individu coopérateur, même s’il endosse un rôle de travailleur bénévole, s’inscrit dans une activité qui fait sens pour lui, dans laquelle il tente de développer sa propre conception du travail. Cela signifie que des impératifs de gestion prescrits par le projet peuvent faire dissonance avec les impératifs que s’assignent les individus, même inconsciemment.

A titre d’exemple, Antonin est exigeant quant au circuit d’approvisionnement des produits qu’il consomme : il privilégie les circuits courts, les aliments issus d’un mode de production biologique, est vigilant quant à la provenance des aliments. Antonin achète pourtant au sein du groupement d’achat, des fruits et légumes, sur la base d’une information embryonnaire sur la provenance des aliments, leurs conditions de production, leur certification biologique et la suffisante rémunération du producteur. Le coordinateur du groupe Approvisionnement mentionne que certains fruits et légumes proviennent de Rungis et ce coopérateur réalise quand même son acte d’achat. La confrontation d’impératifs qui créent la dissonance se joue sur le

en tant que travailleur de la structure, acheter un volume conséquent de produits au sein de la coopérative pour avoir des produits diversifiés, des prix bas et surtout respecter le modèle économique et voir le projet se réaliser.

A côté de ce processus intra individuel de manifestations de tensions dans le travail, s’ajoute un processus inter individuel de tensions qui mène à l’effacement de soi au profit du nous (Zouaghi et Darpy, 2003) c’est-à-dire d’écrasement de l’individu face au collectif. Face à la décision de s’approvisionner à Rungis, lors de notre entretien, Antonin, porteur d’un idéal d’une alternative coopérative « court-circuitant » les distributeurs traditionnels, exprime ce qu’il qualifie de « principe de réalité » :

« Enfin, il y a un principe de réalité … est-ce qu’il vaudra mieux mettre en rayons des produits super locaux mais qui ne se vendront pas parce qu’ils sont trop chers ? Ou passer par Rungis et faire une croix sur une partie de ce qui était le cahier des charges originel pour satisfaire une demande qui sera celle du quartier dans lequel s’implantera La Louve ? Et bien…là... En fait, est-ce qu’il vaut mieux un projet idéal mais qui ne marche pas, qui se casse la figure, plutôt qu’un projet qui fait compromis, qui tourne et qui fonctionne ? » (Antonin)

Ainsi, ce membre, ainsi que d’autres, développe l’idée qu’il faut savoir mettre de côté son idéalisme, sa logique politique, car le collectif a décidé de ne pas respecter le cahier des charges initial, pour partie implicite. Face à cela, pour réduire la dissonance, Antonin développe une argumentation sur le registre de la justification. Face à un collectif, même dans le cas d’un projet coopératif basé sur une démocratie, il épouse les normes et choix du groupe, leur trouve des justifications, en proposant ou en reprenant les arguments de son groupe d’appartenance. Par ailleurs, les observations ont permis de mettre en évidence une identité de groupe, globale qui se superpose dans le contexte à celle du soi. Cela se manifeste dans le langage des coopérateurs par le fait que ceux qui sont membres de la structure depuis plusieurs mois s’expriment en disant : « nous, La Louve » alors que les personnes nouvellement intégrées s’adressent aux coopérateurs en disant « elle, La Louve » ou bien « vous, à La Louve ». Ce sont en général les personnes parties prenantes de l’activité et engagées par leurs actions dans le

contexte, ces coopérateurs sont prêts à l’accepter. C’est l’appartenance à un collectif réuni autour d’un projet commun qui prend le pas sur les aspirations individuelles, même lorsque le collectif s’écarte de sa mission ou de son idéal originel.