• Aucun résultat trouvé

VIII- Musées et patrimoine : une approche holistique

2- De la nécessaire association des différents acteurs

Susan Calafate Boyle135 fait valoir une position sur l’importance des processus d’association en ce qui concerne l’élaboration des choix d’interprétation. « Un programme d’interprétation de bonne qualité est indispensable, car l’intérêt inhérent à un site exceptionnel –qu’il soit naturel ou culturel- va bien au-delà de son aspect esthétique. Très souvent on ne peut prendre pleinement conscience de sa valeur ou le replacer dans son contexte que si l’on est bien informé. Le programme doit donc rechercher en permanence les liens qui existent entre les caractéristiques matérielles et immatérielles du site et offrir au visiteur, par de nouveaux moyens, la possibilité de tisser lui-même sa propre relation intime, intellectuelle ou émotionnelle avec le site. On entend par interprétation la démarche qui aide le public à établir une corrélation entre l’aspect extérieur d’une ressource donnée et sa signification profonde […] L’interprétation est aussi un processus dynamique, souple et ciblé, qui permet de mieux comprendre l’importance d’un site, d’en apprécier la valeur et, en définitive, de maîtriser les connaissances à son sujet. En offrant la possibilité de percevoir le sens profond de telle ou telle ressource, elle appelle l’attention du visiteur sur l’importance de ce qu’il voit et l’incite à rechercher des analogies avec les autres ressources qu’il a pu observer. L’interprétation aide l’individu à définir sa propre relation avec ces ressources et l’impact qu’il peut produire sur elles et, surtout, elle l’aide à se sentir concerné. »

Elle anticipe également les effets en terme de développement local d’une mise en valeur adéquate passant par la participation. Elle appréhende la notion dans une perspective large à la fois éducative, identitaire mais aussi économique. « Dans le cadre d’une interprétation appropriée, ces aires [elle parle ici de sites archéologiques] peuvent devenir des outils majeurs pour insuffler à la population un nouveau dynamisme, la conforter dans ses croyances et susciter une réflexion et un débat sur le passé, le présent et l’avenir de la nation. […] Il conviendrait sans doute de prendre en considération les retombées économiques, sociales et culturelles qui pourraient entraîner, à long terme, les zones protégées d’Amérique latine et de

135 Calafate Boyle, Susan, 2004, « Ouverture d’esprit : concept-clé de l’interprétation et de la conservation », Museum International n° 223, Editions de l’Unesco, Paris, pp. 85-93

mettre en évidence les avantages dont pourrait bénéficier la population locale en participant aux programmes de protection et d’interprétation. »

Outre l’exposé des conséquences bénéfiques d’un processus d’interprétation réussi sur le public et la population locale, Susan Calafate Boyle décrit les étapes qu’elle juge nécessaires à la mise en œuvre d’un programme interprétatif accompli. Elle insiste sur la contribution et la participation du plus grand nombre à l’élaboration du programme de mise en valeur et à son évolution. Elle valorise par ce bais le principe de gouvernance qui doit ici associer tous les acteurs susceptibles d’apporter de la valeur ajoutée au projet.

« La contribution et la participation du public sont d’importants facteurs de succès dans la préservation et l’interprétation des zones protégées […], la population du pays […] doit impérativement être consultée lorsqu’on envisage la mise en œuvre d’un programme de gestion et d’interprétation. […] Il importe encore plus d’encourager les communautés locales à participer aux différentes étapes de planification des structures de gestion et d’interprétation. […] Parmi les contributions que la population peut apporter aux programmes d’interprétation, on peut citer celle des guides locaux, […] les membres des collectivités locales peuvent aussi contribuer à enrichir l’expérience des visiteurs en les initiant à leur folklore et à leurs coutumes, qui constituent la trame de leur culture, et en servant de trait d’union avec le passé. (Définir une vision à long terme du programme) exige la participation des responsables du programme, du grand public et des communautés locales, ainsi que d’institutions et de chercheurs travaillant en partenariat. »

Elle élabore une trame ayant pour finalité de baliser les étapes d’élaboration d’un programme d’interprétation. L’auteur insiste toujours autant sur l’association en amont, pendant et après le programme, des différents protagonistes touchés de près et de loin par le programme de mise en valeur. Elle met en avant le rôle du marketing touristique et des études qualitatives de fréquentation pour ce qui est de la connaissance des attentes et des besoins des différents publics. Les programmes doivent ainsi prendre en compte les spécificités de tout public potentiel et ne pas hésiter à évoluer en fonction des réactions des visiteurs. On identifiera donc l’utilisation du marketing touristique et des études qualitatives concernant les visiteurs à la fois dans la phase antérieure au stade opérationnel mais également en aval du projet afin de l’évaluer et d’être en mesure de le faire évoluer. Il faut enfin que le programme soit assez varié pour s’adapter à tous types de public. Ces propos corroborent ceux affirmés

précédemment et constituent une base incontournable à tout mouvement de mise en valeur. Mais cette étape ne saurait être complète sans l’ajout d’autres éléments particulièrement cruciaux. L’interdisciplinarité ou le rapprochement de professionnels issus de disciplines complémentaires apparaissent comme des conditions à la réussite du programme d’interprétation.

« Le choix des thèmes qui seront abordés dans le programme d’interprétation constitue le fondement même du programme, car c’est lui qui facilitera la compréhension et l’appréciation des ressources par les visiteurs. Ces thèmes suggèrent, sans l’imposer, quelle est la signification qui se dégage de tel ou tel lieu. Ils doivent être le résultat d’une décision concertée prise avec les représentants du corps enseignant, ainsi qu’avec le personnel technique et la direction, mais aussi en consultation avec les personnes dont toute l’existence -passée, présente et future- est intimement liée aux ressources à protéger. »

Raili Huopainen, dans son rapport sur le musée du futur, prêche également en faveur des nouvelles formes de citoyenneté « ce seront de plus en plus le consensus, la discussion et la participation […] qui prévaudront dans la gestion des musées. 136»

Association des différents acteurs gravitant autour du thème du patrimoine, marketing touristique, connaissances des publics sont autant de thématiques à investiguer et que le projet de mise en valeur doit s’approprier pour réussir.

Certains exemples illustrent ces bonnes pratiques. Il faut ainsi noter que le Centre d’Interprétation de la Place Royale à Québec a fait l’objet d’une association de la population locale dès la genèse du projet. Les réunions participatives et informatives portaient sur les choix du lieu et sa fonction. Cette participation a suscité un sentiment de fierté et d’appartenance à l’égard de ce patrimoine car il apparaissait comme le fruit des ancêtres des habitants actuels de Québec. Cela est apparu comme un gage de réussite dans les processus de protection du lieu.

L’association des populations locales en amont du projet et dans la mise en place du programme interprétatif permet d’optimiser le sentiment d’appartenance de l’objet

patrimonial à valoriser. L’association apparaît ainsi comme le meilleur moyen de sensibiliser et d’impliquer les communautés locales dans un processus de mise en valeur qui passe par l’explication quant à l’intérêt de sauvegarder la mémoire collective mais également par la prise en compte des intérêts de chacun dans le cadre d’un vrai projet de développement. Susciter les motivations à la fois sentimentales vis à vis du patrimoine mais aussi touristiques et économiques peuvent servir de base à un programme d’interprétation incluant diverses approches.

Le site de Joya de Cerén137 se situe dans le même esprit que l’expérience du musée des Civilisations de Québec. Situé au Salvador en Amérique centrale, il prouve que les processus participatifs en matière de patrimoine ne sont pas l’apanage des pays développés et peuvent être appliqués à des pays émergents. Ce site démontre par ailleurs tout l’intérêt d’un plan d’aménagement consensuel dans la réalisation d’un programme d’interprétation. Le site de Joya de Céren est inscrit à l’inventaire du patrimoine mondial. Le site présente des vestiges archéologiques du Vème au VIème siècle après J-C. Ce site était une implantation précolombienne vivant de l’élevage qui, comme Pompéi et Herculanum, fut ensevelie par un volcan. L’état exceptionnel des vestiges donne un aperçu de la vie quotidienne des populations méso-américaines qui vivaient de la terre à cette époque. Le site s’inscrit dans un paysage physique et humain et dans un contexte particulier. Il se caractérise par une problématique environnementale marquée. Celle-ci se focalise sur la question de la préservation des nappes phréatiques menacées par la présence d’industries chimiques engendrant une forte pollution. L’abandon des terres agricoles a également un impact sur la façon dont le lieu est perçu et approprié.

Une des spécificités du site est de présenter des vestiges qui révèlent une relation tangible entre passé et présent. Des techniques de culture et de traitement des récoltes aux matériaux de construction et aux techniques de poterie, tout rapproche les habitants précolombiens des habitants modernes. Par conséquent, Joya de Céren joue un rôle capital dans le renforcement de l’identité culturelle : elle est motif de fierté et point de référence pour un territoire et une histoire donnée.

137 Descamps, Françoise et Carolina Castellanos, Préparation d'un plan de gestion et de sa mise en œuvre: le cas de Joya de Cerén, El Salvador, 10ème conférence Internationale sur l’étude et la conservation, Bamako, Mali, edité par Getty Conservation Institute, Los Angeles, avril 2007

En raison des attentes de chaque groupe et du caractère culturel fort du lieu, gage de potentiel de développement, dans la mesure où le degré d’appropriation du site est élevé, la formulation du projet de Joya de Céren ne pouvait qu’être consensuelle. L’objectif était également que les bénéfices directs et indirects tirés de la mise en valeur du site contribuent à l’amélioration du niveau de vie et au développement humain en conciliant les attentes de chaque acteur pour donner au projet une dimension durable et pérenne. Tout en empêchant que le débat se disperse dans des considérations individualistes ou « communautaristes», le débat et les prises de décisions qui s’en suivirent consistèrent à mettre en place des collaborations efficaces en prenant en compte le contexte multidisciplinaire et multisectoriel propre au lieu. Les habitants ont donc été intégrés dans le projet d’interprétation. Le contexte social et naturel a été ainsi pris en compte dans les propositions d’aménagement et le rôle que joue le site dans la vie des habitants et dans celle des générations futures a été un point central dans la constitution des thématiques de visite. Ainsi, l’environnement socio-économique et naturel du site a été associé en amont de la phase de mise en valeur et ce dernier est un point d’ancrage de l’interprétation pour nouer des liens entre le passé et le présent. Cette approche a ainsi permis une forte appropriation du patrimoine archéologique et une participation du plus grand nombre à sa préservation appréhendée comme vecteur de développement pour la population locale.

A l’opposé de ces pratiques pouvant être présentées comme exemplaires, d’autres projets se caractérisent par de graves manquements au niveau de leur démarché participative. Le musée de site du Pont du Gard témoigne de cette démarche. Ce dernier a vu le jour à la fin des années 90 dans le cadre d’un vaste projet de mise en valeur du site et dans le but de créer un centre d’interprétation susceptible de donner au visiteur les moyens de mieux comprendre l’Histoire du lieu et sa portée symbolique. Compte tenu de l’affluence record dont bénéficie l’aqueduc gallo-romain, environ 2 millions de visiteurs annuels, il y avait aussi une volonté de bénéficier économiquement de ces flux touristiques en les canalisant sur le musée. Ce musée de site est un exemple de non association de toutes les parties prenantes dans le conflit. Les articles émanant de la presse locale138 étayent notre propos dans la mesure où celle-ci a fait ses choux gras des conflits entre les différents usagers du territoire. Ecologistes, associations de riverains et pouvoirs publics s’y affrontent. Le projet s’étend sur plusieurs centaines d’hectares car outre le musée, il comprend un certain nombre d’attractions comme le

138 Les coupures de presse que nous avons pu consulter au sujet de l’historique de ce projet proviennent du quotidien régional Midi-Libre. Les éditos de l’année 1996 relatent les conflits d’usage de ce territoire.

« parcours garrigue » qui ont nécessité des aménagements d’envergure assez importante ayant un impact sur l’environnement du site. On note ainsi une volonté d’exploiter touristiquement et économiquement les restes épars de l’aqueduc situés dans les environs. Ce faisant, les scientifiques n’ont été guère associés dans le projet muséographique.

Au cœur du conflit d’usage entourant le projet, on trouve les écologistes qui défendent leur vision d’une nature vierge en oubliant au passage la nécessité pour la population locale de trouver un moyen de subsistance économique susceptible de permettre au plus grand nombre de pouvoir vivre des ressources territoriales. En outre, s’ajoutent des travaux hydrauliques qui visent à détourner certains cours d’eau pour pouvoir aménager l’ensemble muséo-ludique du Pont du Gard. Cela a bien entendu contribué à déchaîner les passions dans un territoire connu pour ses crues violentes qui continuent à engendrer de lourds dégâts chaque année. Pour les riverains, centrés autour des chasseurs, le souci est de voir leur espace de vie utilisé par les touristes et de devoir renoncer à une partie de leur activité au bénéfice de populations « étrangères » s’appropriant leur territoire.

Le projet a en fait complètement occulté la phase participative amont nécessaire à la durabilité du projet et à l’appropriation du projet par le plus grand nombre dans le cadre d’une démarche consensuelle. La démarche mise en œuvre par l’Unesco, le Département du Gard, les services déconcentrés de l’Etat témoigne d’une tradition d’ingénierie du projet purement technique et minorant le débat public et les intérêts locaux. En conséquence, la population n’a pu offrir sa vision du projet, l’enrichir en se l’appropriant comme moyen de développement local. Le patrimoine aurait pu être un motif de fierté, un outil éducatif permettant de se situer dans une perspective historique passée et présente et un moyen de développement économique via le tourisme. Mais l’absence de processus de gouvernance locale a laissé la place à un autoritarisme niant les perceptions de chacun. Elles auraient pourtant pu être intégrées dans le cadre du programme d’interprétation du projet. On notera de surcroît la faible rigueur scientifique de l’exposition qui fait plus la part belle au divertissement qu’aux processus d’acquisition de connaissance. Ce projet illustre une approche purement touristique sans prise en compte du contexte socio-économique local.

Les conclusions du rapport du Getty Conservation Institute rédigé par Françoise Descamps et Carolina Castellanos et qui s’est penché sur la question de la gouvernance à Joya de Ceren furent les suivantes « : afin de concrétiser cette conception du futur, la méthode consensuelle

nous a donné les moyens de présenter et de concilier les divers intérêts, ce qui devrait également favoriser la responsabilité sociétale et un engagement majeur envers la conservation du patrimoine. »

Le projet muséal peut devenir le fruit d’une gouvernance locale et d’un véritable processus d’association. A ce titre, la création de la Cité de l’Espace de Toulouse mais également du musée d’Ename localisé dans la partie flamande de la Belgique sont absolument remarquables. Si nous allons revenir plus en détails sur le deuxième, nous pouvons d’ores et déjà mettre en avant quelques éléments qui ont marqué la création du premier. Même si la Cité de l’Espace n’est pas à proprement parler en lien avec les problématiques touchant les musées de site, l’intérêt que suscite l’expérience toulousaine réside dans la consultation et l’association d’une quarantaine de partenaires. Ainsi, la moitié du projet a été portée financièrement par ses partenaires, soit 11,5 millions d’Euros, le reste étant assumé par la puissance publique139. Ces partenaires, des entreprises du secteur aéronautique mais également des centres de recherche spatiale, ont fourni en outre une aide en matériels et en prestations diverses. Tous ont été associés à la réalisation du projet au sein d’un groupe des partenaires qui se réunissait tous les deux mois. Cette association amont se perpétue au sein de l’établissement gestionnaire du site de la Cité de l’espace. Une Société d’Economie Mixte, SEM, dans laquelle la Communauté d’Agglomération du Grand Toulouse disposant de 51% du capital, exploite le site. Les partenaires ayant participé à l’émergence du projet sont partie prenante au sein de cette structure. Ils sont impliqués dans les trois missions de la Cité :

- lieu de culture scientifique et technique,

- établissement de loisir culturel en lien avec le tourisme,

- lieu de présentation des activités spatiales, en particulier celles qui sont situées dans la région toulousaine.

L’association constante des partenaires pour respecter ces missions au fil du temps est un gage de durabilité de l’institution en terme de contenu scientifique et d’ouverture sur l’extérieure.

139 Lesgards, Roger, 1998, « Une aventure qui ne finit pas : la Cité de l’espace de Toulouse », Museum International n° 199, pp. 39-43

Documents relatifs