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CHAPITRE TROISIEME : CADRE THEORIQUE DE L’ETUDE

I.3.3. LA THEORIE GENEALOGICO-PROCESSUELLE DE NORBERT ELIAS

I.3.3.2. L’approche généalogico-processuelle

Une observation critique et le passage attentif en revue de plusieurs comportements et faits sociaux observés aujourd’hui dans différentes communautés par rapport à ceux d’il y a vingt ou trente ans … suffisent pour se convaincre de la pertinence et de l’actualité des œuvres du sociologue Norbert Elias que nous venons d’analyser ci-haut. Visiter les lieux de deuil, transformés aujourd’hui à Kinshasa en sites de fête, de rendez-vous alors que dans le temps, c’était plutôt des lieux de méditation, de recueillement, de tristesse…avec un respect et des hommages particuliers dus au défunt. Pire, en 2011, un cadavre a été enterré couvert de boue parce qu’au cours de la ballade du cercueil exécutée par les jeunes de la commune de Kasavubu en signe d’adieu au défunt, la bière est tombée dans une rigole et a éclaté. Faute de moyens pour retourner la dépouille mortelle à la morgue pour d’autres soins funéraires en vue d’un éventuel report de l’enterrement, la famille a dû recourir aux pièces d’étoffe pour l’emballer dans les morceaux de bois et procéder à l’enterrement. Bien avant, les musiciens congolais l’avaient déjà prédit dans des chansons453. C’est d’ailleurs tout cela qui a amené

Abel Nsolo à réfléchir sur les attitudes et les bonnes manières à adopter au deuil. Il est parti d’un triste constat selon lequel s’il est, de nos jours, un lieu où les bonnes manières sont foulées aux pieds et les mœurs dépravées, c’est certainement dans les lieux où l’on pleure un mort.

449 ELIAS N., Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Edition de l’Aube (Agora), 1991, p. 158. 450

CAHIER B., “Le gouvernement du ciel-Espace aérien et souveraineté” in Drôle d’Epoque n°18, Paris, 2006.

451 ELIAS N., Qu’est ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1993, p. 157.

452 SAPIR E., Linguistique, Paris, Gallimard& Les éditions de Minuit, Essais, 1968, p. 91.

453 Il suffit de suivre attentivement les morceaux suivants : « Zebola » de Ndombe Opetum, « Dieu voit tout » de Koffi Olomide, « Mabele »

Selon lui, en effet, « rien ne permet à un cortège funéraire d’exécuter des chants au contenu immoral, de vociférer des injures, de menacer gratuitement les passants ou de barrer la route en empêchant toute circulation. Qu’on ne paralyse pas la vie de toute une ville à cause d’un décès !»454.

Ces nouveaux faits sociaux ne peuvent être bien compris ou cernés que pris dans le cadre du « processus de civilisation » sous le vernis phraséologique contenu dans les deux œuvres sus-évoquées de Norbert Elias, à savoir « La civilisation des mœurs » et « La dynamique de l’Occident »; c’est-à-dire dans leur replacement dans l’évolution des structures collectives et des mœurs, dans la transformation de l’habitus en ce que les changements structurels se font accompagner de ceux de mœurs et, enfin, dans leur encrage dans la société. Car, a-t-il écrit, « le processus de la civilisation consiste en une modification de la sensibilité et du comportement humains dans un sens bien déterminé. Le problème du processus de civilisation n’est qu’un aspect du problème beaucoup plus général de l’évolution historique»455. Il est capital d’indiquer que l’évolution des mœurs peut

emprunter une voie conduisant contrairement aux attentes de la majorité de la population ; c’est-à-dire qu’elle peut mener à la positivité ou à la négativité dans une société donnée au point d’y modifier certaines perceptions. C’est ce que regrette Richard Bousquet, en parlant de la société française, lorsqu’il fait observer qu’« à la faveur de l’évolution sociale, certains comportements agressifs à l’égard des personnes ont pris une gravité qu’ils n’avaient pas il y a quelques années à peine »456 de la même

manière que s’est étonné l’artiste musicien Lwambo dans son best-seller « Mario » quand il a indiqué que « la femme riche dépense pour le garçon en échange des satisfactions sexuelles qui lui échappent dans son milieu, le mari étant polygame ou trop occupé ailleurs…C’est la terrible transformation des mœurs dans l’actuelle société congolaise en mutation. Ce qui paraissait anormal est devenu normal,

ce qui était immoral est accepté par tous»457.

Donc, Norbert Elias fera toujours parler de lui tant que s’observeront et s’accéléreront des transformations culturelles sur les plans politique, social, psychologique…et « en particulier dans l’analyse des cultures techniques (automobile, aéronautique, informatique…) où s’entrecroisent continuellement des pratiques individuelles, un cadre réglementaire ou normatif, local ou international et des pressions de toutes sortes »458. Car, comme nous l’avons indiqué ci-haut, ce qui caractérise

l’approche généalogique et processuelle de Norbert Elias, c’est de voir ou d’analyser la société comme un croisement entre des mœurs (c’est-à-dire des pratiques, des façons de vivre) et des institutions (qui les encadrent). A ce sujet, éclaire Bruno Maggi : «l’analyse d’Elias porte sur l’agir social et les

relations sociales, selon une démarche que lui-même appelle de sociologie processuelle,

susceptible de défaire toute séparation réifiante de l’action individuelle et des structures sociétales »459.

Il fait observer également que Norbert Elias a consacré le livre « la société des individus » (Elias, 1939/1987) afin d’expliciter, au prix de la recherche de la plus grande précision terminologique, un cadre théorique libéré de la double réification de l’individu et de la pluralité des hommes entendue comme société qui conduit à les penser comme des choses différentes sur le plan ontologique. Conclusion : « Il s’agit d’interpréter non pas deux “objets” séparés, mais deux aspects inséparables des sujets humains impliqués dans des processus historiques dont on peut découvrir l’ordre du changement

454 NSOLO A., La politesse au deuil, Kinshasa, Paulines éditions, 2006, p. 18. 455 ELIAS N., La dynamique de l’Occident, p.181-182.

456

BOUSQUET R., Insécurité : sortir de l’impasse, Paris, Editions LPM, 2002, pp. 37-38.

457 TSHONGA O., « Franco Luambo Makiadi (1939- 1989) et la société congolaise en mémoire du 10ième anniversaire de sa mort » in

Congo -Afrique XXX XXIème Année n °341 de Janvier 2000 p. 42. 458 Norbert Elias-www.wikileaming.com consulté le 29 novembre 2009. 459 MAGGI B., Interpréter l’agir: un défi théorique, Paris, PUF, 2011, p. 20.

qui s’avère au cours du temps »460. Maggi va jusqu’à pousser très loin le bouton en indiquant que le schéma emprunté par Elias paraît très redevable envers l’épistémologie wébérienne, bien qu’on

ne trouve dans son œuvre que des références rares et critiques à Weber qui, à son avis, ne se serait pas complètement affranchi de la division kantienne entre sujet et objet de la connaissance.

Par ailleurs, il a été démontré d’une part que « l’approche d’Elias consiste à montrer

le lien qui noue ensemble les mœurs et les institutions qui les encadrent, au sein de processus où les intervenants agissent en situation d’interdépendance »461 et, d’autre part, que « ses travaux

ont permis de mettre l’accent sur le décalage entre la réalité dans laquelle on vit et l’image déformée que l’on s’en fait, ainsi que les tensions et les risques qui en découlent »462. Aussi, grâce à la démarche

de Norbert Elias, l’on peut comprendre pourquoi l’Afrique de l’Ouest est en train de mener une lutte acharnée contre la pratique, presque généralisée et étendue à toutes les jeunes filles à l’époque, de l’excision avec le concours des organisations féminines ainsi que de défense des droits de l’homme. Tolérée dans le temps, elle n’a plus sa place au sein d’une société qui se frotte aux autres dans le cadre de la mondialisation et du dynamisme sociétal qu’implique cette dernière. Dans la même logique, il n’est pas exclu que dans un avenir proche, il sera décrété la fin du « tabou des jumeaux » observé à Mananjary, sur l’île de Madagascar. En effet, cette pratique consiste, au sein de l’ethnie ‘’Antaimbahoaka’’ à rejeter, à laisser à leur triste sort les enfants dès leur naissance ou à les cacher carrément pour ceux qui ont de la chance, voire à les tuer pour la simple raison que les rois de cette contrée ne veulent plus en entendre parler en faisant planer une malédiction sur les doublés, les triplés, les quadruplés… Bref, ces enfants sont considérés comme porte-malheur. D’où, il est exigé aux parents

que les jumeaux soient placés en adoption dès leur naissance de peur que le malheur et la violence ne

s’abattent sur leurs géniteurs et, partant, sur toute la communauté. Traditionnellement, tout est lié à une

coutume ancestrale. Les descendants des Mpanjaka, une famille royale locale dont les dix chefs élus renforcent l’autorité culturelle, entretiennent la croyance que les jumeaux ne devraient pas grandir auprès de leurs parents biologiques. Le tabou sur les jumeaux est lié à l’expression culturelle d’un

malheur historique463 ou liant cette dernière à leur naissance. Comment expliquer et comprendre

également la chasse meurtrière organisée contre les albinos en Tanzanie si ce n’est par une certaine recherche du lucre, d’enrichissement facile qui habite et obnubile, avec l’évolution des mœurs, la société tanzanienne. Laquelle a gagné du coup le Burundi voisin et, par effet de contagion, l’Est de la République Démocratique du Congo. L’approche généalogique et processuelle constitue un des outils pour aider à dénouer ces énigmes.

Autant cela est vrai pour les hommes, autant il l’est aussi pour les animaux dans certaines situations s’il nous arrive de bien interpréter et d’approfondir les idées soutenues par Norbert Elias en ce qui concerne surtout l’évolution des mœurs ou des habitudes, le don d’adaptation de l’homme ou de l’animal….A titre illustratif, citons cet exemple de l’anthropologue Ralph Linton qu’emprunte ou évoque son collègue Hall dans un de ses livres et dont chacune de pages semble apporter de l’eau au moulin de l’auteur de « La civilisation des mœurs». Pour cet anthropologue, en effet, « les lions du Kenya avaient l’habitude de chasser seuls ou à deux. Quand le gibier se faisait rare, ils commençaient à chasser en bande. Il est intéressant de noter que la fonction de chaque lion est liée

460 MAGGI B.,Iop. cit, p. 20. 461

Norbert Elias-www.wikileaming.com (consulté le 29 novembre 2009).

462 Idem.

463 Il est connu et rapporté que la malédiction qui pèse sur les jumeaux vient d’une série des mythes dont l’un fait état de l’arrivée d’un chef

qui venait du Yémen et qui a épousé successivement trois femmes. Ils ont mis au monde des jumeaux qui sont morts à la suite de l'accouchement. Depuis, les ancêtres auraient fait le serment que plus jamais des jumeaux ne seront autorisés à survivre au Madagascar.

à son rôle dans le groupe. Il s’agissait pour les lions de former un grand cercle, laissant l’un d’entre eux au centre. En rugissant et en resserrant le cercle, ils amenaient la victime au milieu où un seul lion pouvait la tuer »464. C’est pour cela d’ailleurs qu’Hall conseille que «le meilleur moyen d’approfondir la

connaissance de soi est de prendre au sérieux la culture des autres, ce qui renforce l’homme à être attentif aux détails de sa vie qui le différencient d’autrui»465. Chez les Kikuyu du Kenya, par exemple, la

comptabilité du cheptel se fait par catégorie d’indices caractéristiques des bêtes. Lesquelles aident à en déterminer le chiffre total, de sorte que lorsque dix têtes arrivent à manquer, un Kikuyu dira qu’il s’agit de trois vaches avec des taches blanches au cou, deux sans cornes et cinq à queue longue… Dans le Bandundu, sur le tronçon compris entre la cité de Masimanimba et la paroisse de Kigundji, la notion de temps prédomine sur celle de distance466.

Aussi, trouve-t-on la notion d’interdépendance au centre même de la théorie de Norbert Elias, laquelle est apparentée à celle de la systémique si l’on s’en tient à l’explication suivante: « comme au jeu d’échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l’échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup d’un autre individu (sur l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action du premier joueur »467. De là, l’on sous-entend que les individus interdépendants forment la

société à laquelle ils ne sont pas étrangers en ce que la société n’est pas le simple agrégat des unités individuelles, ni un ensemble indépendant des actions individuelles ou holistiques. Ce sont les formes spécifiques d’interdépendance entre les individus que le sociologue Norbert Elias a nommées « les configurations». Ces dernières sont, comme nous l’avons indiqué ci-haut, de taille variable selon le type de relation ; d’où elles peuvent partir des micros aux macrostructures, leur différence étant basée sur la complexité des chaînes de relations des interdépendances.

Il faut également relever et préciser que la notion d’interdépendance est corrélée à celle de pouvoir du fait que Norbert Elias envisage ou considère le pouvoir comme un déséquilibre dans les interdépendances. Ainsi, c’est avec raison qu’on soutient que « le pouvoir- et sa contre partie, la dépendance- qualifient une relation entre les sujets»468. Ce qui sous-entend que quand on est

dépendant de quelqu’un, cela signifie qu’il exerce plus de pouvoir sur vous, qu’il peut déterminer votre sort, votre situation, conduisant par conséquent à des relations de type amical ou inamical, à l’amour ou au désamour, au rapprochement ou au divorce, à l’accord ou au désaccord... Bien plus, « les plans et les actes, les mouvements émotionnels et relationnels des individus s’interpénètrent continuellement dans une approche amicale ou hostile. Cette interpénétration fondamentale des plans et des actes humains peut susciter des transformations et des structures qu’aucun individu n’a projetées ou créées. L’interdépendance entre les hommes donne naissance à un ordre spécifique, ordre impérieux et plus contraignant que la volonté et la raison des individus qui y président. C’est l’ordre de cette interdépendance qui détermine la marche de l’évolution historique ; c’est lui qui est à la base du processus de civilisation »469.

Schématiquement, ces relations peuvent être représentées comme suit :

464 HALL EDWARD. T., Le langage silencieux, p. 59. 465 Idem, p. 50.

466 Dans ce coin du pays, lorsque vous posez à quelqu’un la question de savoir la distance séparant deux localités, il vous répond qu’il met

habituellement trois ou cinq heures de marche pour relier les deux villages. Il vous revient dans ce cas d’imaginer maintenant le nombre de kilomètres pouvant être franchi en ce temps.

467ELIAS N., La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 152-153. 468 EMERSON R. M. et THOMPSON J. D., cités par MAGGI B., op. cit., p. 40. 469 ELIAS N., La dynamique de l’Occident, p. 182-183.

Figure 5 : Caractéristiques de la normalité et de l’anormalité sociétale

C’est de cette relation, dépendance que l’on peut expliquer une société qui impose ses convictions aux institutions ou le cas des institutions fortes qui sont capables de redresser ou d’arrêter le mal qui veut se répandre dans une communauté, un mal perçu comme normal. Des exemples sont légions pour élucider ces relations. Il est déjà arrivé que des supporters d’une équipe de football imposent à l’entraîneur et aux dirigeants de la fédération l’entrée sur l’aire de jeu d’un joueur en remplacement d’un autre. Ce sont de cas fréquents à Kinshasa, même lorsqu’il s’agit d’une compétition internationale. Il en est de même du transport public dans la capitale congolaise où les propriétaires des taxis et taxi bus imposent leurs lois, sachant qu’ils sont capables de paralyser les activités, face à un gouvernement faible. Ce dernier est souvent obligé de négocier en position de faiblesse lorsque les transporteurs haussent le ton. C’est également cette donne qui explique le coût trop élevé du billet d’avion en RDC puisque les compagnies aériennes se comptent au bout des doigts dans un Etat aussi vaste. Faute de concurrence, les passagers et les gouvernants se soumettent aux lois et exigences fixées par les transporteurs.