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Carte 3.5: Localisation des Bezirke berlinois

1.1.2 Histoire de rayonnement

1.1.2.3 Au XXe siècle, grandeurs et décadence

Paris, déjà solidement installée dans son rôle de métropole culturelle, et Berlin, qui a conquis son rang au XIXe siècle voient leurs trajectoires diverger fortement avec les bouleversements du XXe siècle. Le début du siècle, la « Belle Époque », fait plutôt de Paris et de Berlin des sœurs rivalisant de dynamisme dans la création artistique. Les transformations esthétiques amorcées à la fin du XIXe siècle prennent toute leur ampleur et les mouvements contestant les normes établies une force sans précédant: cubisme, expressionisme etc. Les deux villes concentrent des figures littéraires et artistiques majeures et internationales: Braque, Picasso, Brancusi et les courants surréalistes puis Dadaïste à Paris (le mouvement Dada est né à Zürich mais connaît une très forte résonance à Paris et s'y implante très tôt); Trakl, Kokoschka, Rilke, le mouvement « die Brücke » (né à Dresde en 1905 mais dont les membres s'installent bientôt à Berlin) à Berlin pour ne citer que quelques exemples emblématiques.

L'activité artistique s'intensifie encore après le traumatisme de la Grande Guerre, et les nouvelles formes d'expression artistique particulièrement développées à Paris et à Berlin favorisent l'émergence d'un grand nombre d'œuvres critiques exprimant doute et violence, comme les œuvres d'Otto Dix. Les années 1920 marquent un moment d'intense dynamisme pour les deux villes, et de développement de formes d'art ayant pris acte des transformations techniques et sociétales.

Paris s'affirme dans les arts et les lettres à Montparnasse et Montmartre. Des artistes comme Picasso, Cocteau, Soutine ou Chagall se retrouvent à la Closerie des Lilas, au Dôme ou à la Coupole, au Bateau Lavoir ou au Moulin de la Galette. Son ouverture internationale et ses liens avec les États-Unis permettent le développement de nouvelles formes de musique, de danse, d'écriture, du Charleston aux écrits des figures de la « Lost Generation ». Paris conserve ainsi son rôle de catalyseur de la reconnaissance sociale, intellectuelle et artistique dans les années 1920 et s'impose comme une capitale internationale au pouvoir d'attraction fort sur les artistes occidentaux, sur les américains en premier lieu, alors que Berlin attire davantage d'abord les artistes d'autres Länder, ce qui s'explique par son statut très récent de capitale, et les artistes d'Europe médiane (Charle, 1999). Berlin passe, au début du XXe siècle, de capitale nationale à ville internationalement reconnue du point de vue culturel. Elle s'affirme comme ville de création avant-gardiste sous la République de Weimar, notamment dans le domaine du théâtre. Berlin compte de nombreux théâtres dont plusieurs institutions comme la Volksbühne ou le deutsches Theater où se développe des formes théâtrales nouvelles, marquées par la critique sociale et politique grâce à des figures telles que Piscator ou Brecht. Les plasticiens entendent également jouer un rôle: des groupes comme « die Brücke » ont une influence majeure à Berlin, et des artistes comme Georg Grosz ou Ludwig Kirchner acquièrent une renommée internationale. C'est peut-être dans le domaine de la musique que Berlin assoit de la façon la plus stable sa renommée culturelle internationale, avec trois opéras et les faveurs des premiers programmes étatiques pour la culture, des compositeurs novateurs et éclectiques comme Kurt Weil ou Schönberg y développent leur art (Grésillon, Op. Cit.:89-90).

Enfin, à Paris comme à Berlin de nouvelles formes culturelles nées de l'ouverture de ce type de consommation à un public plus vaste et moins lettré gagnent en notoriété. Les années 1920 sont celles du développement du cinéma et de la comédie musicale, pour les deux formes les plus internationalisées de la culture dite populaire qui se généralisent à ce moment là. Berlin joue un rôle

particulier dans la production cinématographique. Elle est en effet comme la qualifie B. Grésillon « la capitale mondiale incontestée du cinéma » (Grésillon, Op. Cit.:91) avec les productions de l'UFA-Palast et des studios de Babelsberg aussi renommées que Metropolis ou l'Ange Bleu. Le krach boursier sonne le glas des années folles dans les deux pays et une divergence de trajectoire très marquée jusqu'à l'heure actuelle.

Paris est comme toutes les villes européennes, marquée par un repli dans le courant des années 1930 et tout au long de la seconde guerre mondiale. Ces années tiennent davantage de la diffusion de la culture populaire que de l'effervescence créative des années folles. Elles marquent le début, sous le « Front Populaire », d'une « prise en compte » de la culture par l'état (et non pas encore d'une « prise en charge ») qui cherche à mettre en place une éducation culturelle (Poirrier, 2000). C'est finalement une tentative avortée et les prérogatives d'éducation culturelle restent l'apanage des associations de sport et de jeunesse dont le nombre a augmenté de façon exponentielle depuis la Troisième République. Après l'effort du Front Populaire d'ouvrir l'horizon culturel des français, la France n'échappe pas à un repli nationaliste sur elle-même qui atteint son paroxysme avec la politique culturelle du régime de Vichy. Paris pâtit particulièrement de la méfiance étatique et de la censure. La « Révolution Nationale » favorise le régionalisme et la période est celle du début des politiques de décentralisation qui marquent l'après-guerre, notamment par le biais du théâtre et de sa diffusion en région.

À partir de 1946 se dessine une politique culturelle à la française, qui évoluera jusqu'à l'heure actuelle mais garde deux caractéristiques majeures: elle ne cesse de chercher à compenser le déséquilibre entre Paris et la Province et a pour but de préserver ce que l'on continue à appeler l'exception culturelle française dans une expression emprunte de nationalisme culturel. L'État, et Paris en tant que siège des institutions, disposent de prérogatives majeures dans le domaine culturel. Les préoccupations évoluent cependant et le rôle des collectivités locales s'en trouve renforcé avec la mise en place d'un premier Ministère de la Culture dirigé par Malraux en 195961tourné vers l'accès de tous à la culture. Cela donne lieu par exemple à la construction de plusieurs Maisons de la Culture dans des villes comme Grenoble ou Saint-Étienne, jusqu'à un désengagement étatique au profit des collectivités territoriales, en passant par la généralisation dans les années 1970 du 1% artistique. L'évolution des politiques culturelles accompagne l'évolution du paysage culturel au cours du siècle et cherche à en corriger les déséquilibres. On a déjà évoqué une massification de la culture et le développement des industries culturelles, qui se renforce avec l'accès généralisé aux technologies, la diffusion du cinéma et des musiques populaires durant tout le XXe siècle. L'augmentation de la consommation culturelle ne s'accompagne pas pour autant d'une réduction de l'écart de formation visible dans les types de consommation et l'accès aux grandes œuvres reste l'apanage des classes sociales les plus aisées (Bourdieu, 1979; Bourdieu et Darbel, 1969).

Le paysage culturel français apparaît comme très différencié selon les secteurs. Les spécialisations sont ainsi moins marquées et la répartition des équipements plus homogène lorsqu'on s'intéresse aux équipements culturels généralistes comme les bibliothèques. En revanche la spécialisation parisienne est très importante dans les secteurs plus élitistes comme l'opéra ou l'art contemporain (Lucchini, 61 Pour des compléments concernant l'histoire des politiques culturelles françaises voir M.Fumaroli (1999) et P. Poirrier

2002). Entre institutionnalisation et critique fervente, Paris cristallise de nombreux enjeux culturels et artistiques. La ville reste un centre de création majeur tout au long du XXe siècle et fait partie des foyers européens de la transition de l'art moderne vers l'art contemporain, abritant par exemple l'École de Paris qui, de l'entre-deux guerres aux années 1950, joue un rôle critique important dans l'évolution de la production picturale de la fin du siècle. À partir des années 1960, Paris fait toujours figure de métropole culturelle majeure mais les transformations des règles de l'art avec l'avènement de l'art contemporain la place dans une position de concurrence accrue avec d'autres métropoles comme Londres ou Vienne, et surtout avec les métropoles américaines qui ont joué un rôle prépondérant dans le tournant des arts plastiques vers l'art contemporain (Millet, 2006). La force du marché parisien et une politique culturelle soutenant la création – même si les tendances au désengagement sont de plus en plus importantes – contribuent au maintien de la capitale française comme centre de création et de diffusion innovant à l'échelle internationale. La trajectoire culturelle de la métropole parisienne est finalement relativement constante, et sa puissance très peu remise en cause au cours de l'histoire récente de Paris comme centre artistique français et international. La trajectoire berlinoise est au contraire traversée de ruptures d'une rare violence dans l'histoire urbaine des villes européennes, qui marquent profondément sa trajectoire culturelle. Berlin subit de plein fouet les conséquences politiques de la crise économique des années 1930. Le régime nazi en fait la capitale d'un Ordre Nouveau ce qui se traduit du point de vue culturel par une destruction massive des structures et réseaux existants et par la promotion d'une culture normalisée et aseptisée de la grande Allemagne ou « Germania ». B. Grésillon résume ainsi cette phase obscure de l'histoire culturelle berlinoise:

« Le pouvoir nazi, sur le plan culturel, s'est bien davantage attaché à détruire ce qui existait qu'à construire vraiment du neuf.[...] Vue sous cet angle, sa contribution à un projet culturel métropolitain fut quasiment ou plutôt entièrement négative. » (Op. cit.: 102)

A la fin de la guerre, la ville exsangue est séparée en quatre secteurs par les alliés. Berlin ne fait désormais plus figure de métropole mais de ville sous tutelle. Cette tutelle passe par un contrôle et un prosélytisme culturel de la part des alliés. Un accord est nécessaire pour toute nouvelle diffusion artistique et chacun cherche à diffuser sa culture à travers la littérature, le cinéma, le théâtre. Les années 1950 marquent une dynamique de reconstruction dans tous les domaines et notamment culturel, avec la réouverture d'équipements prestigieux: théâtres, opéras, cabarets ainsi qu'une université des Beaux-Arts. Notons, toujours avec B. Grésillon, que la plupart de ces équipements se trouvent dans la partie Est de la ville, dans le quartier de Mitte, qu'il s'agisse du Berliner Ensemble, du Komische Oper, de la Volksbühne ou des musées de l'Île aux musées. La rivalité entre Berlin-Est et Berlin-Ouest s'exprime de façon très nette dans la concurrence culturelle. Elle atteint son paroxysme dans les années 1960 et la construction du Mur en 1961 en est le symbole le plus marquant. Les liens entre les deux parties de Berlin sont rompus et Berlin-Ouest encerclée, dépend plus que jamais de l'ouverture internationale. Les deux villes ont fonction de vitrine : de la République Démocratique Allemande (RDA) pour l'une, de la République Fédérale Allemande (RFA) pour l'autre ce qui motive un effort de valorisation symbolique important. Berlin-Ouest se dote des institutions qui lui font défaut: le Deutsche Oper est inauguré en 1961, la Freie Volksbühne (nouvelle scène populaire libre, pendant de la Volksbühne à l'Ouest), en 1963, tout comme la prestigieuse philharmonie qui forme quelques

années plus tard avec l'édification de la Neue Nationalgalerie (Nouvelle galerie nationale, pendant de la Nationalgalerie située sur l'Île aux Musées, à l'Est) puis de la Bibliothèque Nationale le Kulturforum, un nouveau centre culturel pour Berlin-Ouest. D'une ville bipartite, on observe une scission de plus en plus importante vers deux villes distinctes et le dédoublement des institutions culturelles participe de cette dynamique. La culture officielle revêt un enjeu majeur pour les autorités de la RDA, Berlin devant représenter par son statut de capitale le dynamisme d'un art soviétique réaliste promu par les autorités de l'état et de Moscou. A Berlin-Ouest, il s'agit d'imposer à grand renfort de subventions nationales et internationales la culture libérale des pays capitalistes occidentaux. Les deux parties de la ville, sont également le théâtre d'une activité critique très active en réaction à l'imposition – par des moyens plus ou moins doux – d'une culture officielle et du fait de son statut particulier de « ville-front » (Grésillon, Op. Cit.: 108). Berlin-Ouest est le théâtre de revendications très virulentes de la part d'une population jeune et très critique où les jeunes gens venus de RDA et ceux qui ont rejoint Berlin pour fuir le service militaire, du fait du statut de ville démilitarisée de la ville, se joignent aux étudiants dans la contestation de mai 1968, dans celle ensuite de la politique extérieure américaine et de la guerre du Vietnam. Cette atmosphère de contestation sociale s'accompagne du développement de formes culturelles alternatives, des troupes de théâtre itinérantes à la recherche plastique de formes d'expressions artistiques renouvelées et politisées dans la lignée des actionnistes viennois. A Berlin-Est le mouvement de contestation du régime s'exprime de façon certes plus discrète mais non moins virulente et les artistes et intellectuels y apparaissent aux premières lignes. Cette contestation s'exprime de manière intense dans les cafés, galeries indépendantes et autres lieux autogérés de Prenzlauer Berg, malgré une répression de plus en plus intense, qui sans être nécessairement violente s'applique, après de minutieux renseignements, à semer le trouble au cœur des scènes contestataires. La particularité du statut de Berlin de la fin de la guerre à la chute du Mur en 1989 a instigué de forts mouvements de contestation qui ont marqué le paysage culturel. La territorialisation de ces mouvements est, dans le cours de ces années, d'autant plus marqué que ceux-ci s'appuient sur des réseaux sociaux où la proximité jouent un rôle déterminant, ce que résume B. Grésillon lorsqu'il écrit:

« Le décor urbain est partie prenante de la contre-culture urbaine, il l'autorise et la privilégie. [...] La liberté d'expression, aussi limitée soit-elle, passe d'abord par la lutte pour l'acquisition d'un terrain d'expression, aussi petit soit-il » (Op. Cit.: 124).

La profonde transformation esthétique qui marque les débuts de l'art contemporain a été, à Berlin plus qu'ailleurs marquée du sceau de la rupture ; les mouvements de contestation sociale et politique prenant dans le contexte urbain particulier un sens plus incarné. Les formes d'autogestion qui se développent en Europe et aux États-Unis connaissent un grand succès des deux côtés du mur et la liberté d'expression de l'Ouest facilite l'émergence de formes d'organisation nouvelles comme les Produzentengalerien62, dont la première, Groβgorschen 35 est installée à Schöneberg de 1964 à 1968 (Ohff, 1985).

Les années 1980 marquent l'essoufflement progressif des mouvements contestataires à l'Est comme à l'Ouest, du fait de la division de l'opposition du côté de la RDA, et de l'isolement côté RFA. La chute du mur le 9 novembre 1989 donne un nouveau souffle à la ville, qui retrouve en 1991 le statut de capitale politique de l'Allemagne. Le dynamisme culturel des années 1990 est autant le fait d'une 62 Littéralement : « galerie de producteurs », l'expression désigne les galeries auto-gérées par les artistes.

volonté politique de reconquête symbolique de la position de métropole culturelle internationale que du dynamisme des scènes locales ancrées dans les divers Kieze63 (Grésillon, Op. Cit. : 204-222) Après 1989, la réouverture ainsi que l'atmosphère particulière d'une ville symbole de la réunification allemande et de la fin du rideau de fer, retrouve petit à petit son rôle de « ville-pont » (Grésillon, Op. Cit.: 76), cette fois entre deux histoires, soviétique et libérale. Berlin attire un très grand nombre d'étrangers et parmi eux de nombreux artistes qui viennent nourrir l'effervescence festive et créatrice d'une ville à nouveau libre. Cette atmosphère participe très largement à la légende berlinoise qui perdure actuellement, même si vingt ans après, les coûts de la réunification s'avèrent très lourds et que l'enjeu réside aujourd'hui dans une transition réussie entre le temps de l'exception et celui du régulier et la mise en place d'une dynamique fonctionnant sur le temps long. Dans le domaine des arts plastiques Berlin apparaît aujourd'hui comme l'une des villes européennes les plus attractives pour les artistes, restant semble-t-il, dix ans après que B. Grésillon a écrit son essai, une métropole culturelle de création par rapport à Paris, qui apparaît comme une ville de consécration artistique (Op. Cit.:308).

La mise en regard – très résumée – des histoires culturelles parisienne et berlinoise montre que leur statut de métropoles culturelles résulte de trajectoires historiques distinctes qui portent les deux villes, pour des raisons différentes, au pinacle des villes artistiques du début du XXIe siècle. Un dernier élément de contexte permet de comprendre l'organisation actuelle du secteur culturel et la place qu'occupent les arts plastiques et la création contemporaine.