• Aucun résultat trouvé

De l'artiste au milieu, les conditions sociales de la production culturelle

2 Les espaces urbains de la production culturelle

2.2 Les espaces de l'économie culturelle

2.2.1 De l'artiste au milieu, les conditions sociales de la production culturelle

La production culturelle, qu'elle soit marchande ou non marchande, advient grâce à la créativité individuelle, mais aussi grâce à des synergies particulières entre les individus, qui favorisent l'inventivité et la diffusion des idées, des savoir-faire, des produits. Deux perspectives viennent éclairer la concentration des acteurs et l'importance des réseaux flexibles que l'on observe fréquemment dans le cas de la production culturelle : la première consiste à analyser les modalités de la production culturelle à l'aune de l'une de ses composantes centrales, la production artistique (Greffe, 2010), pour voir dans quelle mesure le travail créateur comporte une dimension collective; la seconde consiste à tenir compte de l'importance de l'innovation dans les processus de création et d'entretien de la demande.

Le travail créateur apparaît en premier lieu comme une composante centrale de la production culturelle, qui répond à une nécessaire organisation collective. Celle-ci est bien souvent masquée par la persistance dans les représentations de la figure de l'artiste solitaire, encore renforcée par l'image de l'artiste maudit qui s'est forgée au XIXe siècle, pendant la période romantique. Le travail de création d'un écrivain, d'un musicien ou d'un peintre, à l'origine même de la production artistique, est régi, comme tout champ professionnel par des codes et des règles qui, même s'ils ne se disent pas d'emblée ou se cachent derrière la figure individualisée et héroïsée de l'artiste, rendent possible la gestion de l'incertitude propre à la production artistique et à la production culturelle par extension (Menger, 2009).

Les caractéristiques du travail créateur sont longuement développées par P.M Menger, qui permet, outre une compréhension très fine des mécanismes qui régissent le travail artistique, de mieux comprendre les raisons de la diffusion de ces valeurs vers d'autres secteurs professionnels qui se revendiquent comme créatifs. L'action individuelle de création sur laquelle repose la production d'une œuvre est d'abord replacée dans une théorie de l'action en horizon incertain. Il s'agit en effet selon

P.M. Menger d'une composante nécessaire à l'innovation et l'une des caractéristiques fondamentales du travail créateur. Le maintien d'un équilibre entre horizon d'incertitude et pérennité des systèmes de production et de diffusion artistique suppose que les acteurs, artistes, mécènes, diffuseurs etc. fonctionnent en interdépendance et organisent la gestion de l'incertitude par le biais de systèmes d’assurance comme l'intermittence par exemple, dans le cas des arts du spectacle.

P.M Menger élargit l'approche du comportement individuel des artistes au fonctionnement d'un marché du travail artistique, avec toutes les caractéristiques propres à ce dernier, et fait le lien entre les caractéristiques d'un marché relativement peu élastique11, la nécessité de formations longues proches des formations techniques de l'artisanat, les inégalités très importantes dans la professionnalisation des individus comme dans leur succès et « les relations interindividuelles de collaboration et d'évaluation qui lui confèrent ses propriétés sociales et économiques » (Op. Cit.:6 22). P.M. Menger montre à travers sa démonstration comment :

« le travail créateur peut alors être inséré dans un marché du travail, avec ses réseaux, ses concentrations spatiales, ses rouages de politique publique et ses tensions entre le réquisit fonctionnel d'autonomie (d'indifférence productive à l'égard d'une demande) et la dotation d'une épaisseur sociale et historique (d'un sens, d'une valeur expressive et symbolique), qui fait de l’œuvre plus que le produit contingent et éphémère d'une imagination individuelle féconde ».

Les analyses sociologiques du travail artistique et notamment celle que propose l'auteur du Travail créateur (Menger, 2009) et de « Portrait de l'artiste en travailleur » (Menger, 2003) montrent ainsi qu'au-delà de la figure de l'artiste, la forme particulière d'organisation du travail à laquelle obéit la production artistique s'inscrit dans une réalité sociale plus large. On peut illustrer ce propos complexe de la sociologie de l'art par l'exemple de Beethoven. L'inventivité et l'originalité des œuvres de Beethoven sont replacées par le sociologue P.M Menger dans le contexte social et économique qui a permis au compositeur de profiter des conditions nécessaires au travail de création comme ensuite de réseaux de diffusion assurant sa notoriété à Vienne, où il a fait ses débuts, puis très vite dans toute l'Europe. P.M Menger analyse en détail les liens étroits entretenus par le musicien avec les milieux non pas bourgeois au départ, mais aristocrates, qui ont permis le financement des créations de Beethoven à une époque de transformations profondes des modalités de production et d’écoute de la musique. Innovations musicales et sociales dans les modalités de financement et de diffusion de la création musicale évoluent de pair dans ce cas, à l'instar des transformations concomitantes entre les modes de présentation de l'art et l'évolution des pratiques des artistes à partir des années 1960 dans le domaine de l'art contemporain (Millet, 2006).

H.S. Becker insiste également sur la dimension collective de la création artistique (Becker, 1974). Si les œuvres d'art et les produits culturels sont très fréquemment considérés comme des objets sociaux, de part leurs modes de productions comme du fait des modalités particulières de la réception des biens symboliques, ces produits sont aussi, pour l'un des premiers théoriciens de l'action artistique, le fruit d'une action collective. La production artistique s'élabore de manière conjointe et participative et nécessite l'utilisation des différentes techniques permettant la réalisation des œuvres. H.S. Becker prend également l'exemple de la création musicale, en évoquant la 11 De manière très schématique, pour comprendre le peu d'élasticité des marchés du travail artistique, on peut dire que l'offre – le nombre d'artistes et d’œuvres – varie de manière générale plus lentement que la demande ce qui conduit à un déséquilibre structurel des marchés du travail artistique.

nécessaire utilisation des codes d'écritures de la musique, les notes, le respect des particularités de chaque instrument par le compositeur, si celui-ci a pour objectif que sa musique soit jouée par des musiciens. Il en va de même pour les techniques utilisées dans les arts plastiques. Les principes collaboratifs existent ainsi quels que soient les « mondes de l'art » observés (Becker, 1988).

L'art doit par ailleurs selon lui être considéré comme une action collective dans la mesure où les conventions esthétiques qui sont reconnues dans les différents domaines artistiques résultent de l'adhésion des différents acteurs des mondes de l'art à ces conventions. Lorsqu'elles sont transformées par des innovations comme les innovations formelles qui ont vu le jour dans les années 1960 dans les arts plastiques, ceux qui restent en dehors du changement des conventions artistiques se retrouvent bientôt hors du jeu de la reconnaissance et des réseaux de diffusion. L'art contemporain, avec ses conventions et ses règles peut ainsi être considéré comme un produit culturel qui résulte d'une action collective. L'art fait ainsi l'objet de sociologies de l'art s'intéressant à la formation des milieux artistiques et aux règles particulières qui les régissent pour comprendre comment se décident, en leur sein, les règles de la reconnaissance esthétique, sociale et économique (Heinich, 1998; Moulin, 1999).

La dimension actorielle qui est évoquée directement par H. S. Becker et qui est également très présente dans les travaux de P.M. Menger permet de considérer l'action artistique dans sa dimension collective, non pas uniquement comme le résultat d'un déterminisme social dû au milieu ou au champ dans lequel évoluent les artistes, mais aussi comme le fruit de collaborations et de coopérations collectives qui ont lieu entre acteurs au sein de réseaux plus ou moins lâches d'interconnaissance. Cette perspective confère une signification supplémentaire aux milieux sociaux des artistes, qu'ils soient appelés ainsi ou encore champs, ou mondes (Becker, 1988; Bourdieu, 1994). Mise en évidence das le domaine de la sociologie, l'importance de l'action collective dans l'art peut aussi être questionnée par le géographe. On peut en effet se demander dans quelle mesure la dimension collective de l'action artistique peut être considérée comme un facteur de l'organisation géographique de cette dernière. Un second développement problématique consiste à s'interroger sur l'importance de l'action spatiale, au sens que lui confère M. Lussault (2000, 2003), dans l'action artistique :

« l'action d'un opérateur, envisagée sous l'angle de ses implications spatiales : agencement d'espaces, technologies et techniques de gestion de la distance et de la pratique spatiale, langages, savoirs, idéologies et imaginaires spatiaux ». (2003 : 42)

Une des manières d'aborder l'art en géographe consiste ainsi à s'intéresser à la manière dont l'espace est engagé dans l'action artistique d'une part – en tant que substrat matériel ou élément de la pratique elle-même (comme dans la danse ou le Land-Art) – , d'autre part dans la manière dont l'espace peut être mobilisé comme une ressource nécessaire à l'action des artistes de manière plus générale sans être engagé directement dans le processus de création. Ce point sera abordé plus en détail dans le chapitre suivant, consacré à la mobilisation de la ressource spatiale dans l'activité artistique.

Comme il est enrichissant d'élargir le champ théorique des questionnements liés aux sens et aux ressources de l'action artistique, H. S. Becker et P.M. Menger évoquent enfin la possibilité d'élargir l'analyse du travail de création dont résulte l'activité artistique à d'autres champs du social. Dans les

deux analyses, l'activité artistique et ses formes d'organisation sociale sont ainsi proposées comme prisme de lecture à une compréhension d'autres formes d'organisations collaboratives du même type, ou qui utilisent les normes et les conventions au départ mobilisées dans le cas du travail créateur. Ces théories de la sociologie de l'art apportent des éléments indispensables à la compréhension de l'organisation des activités artistiques. Elles nous permettent de mettre en avant l'importance du milieu social particulier dans lequel s'inscrit la création artistique ou culturelle comme ressort indispensable du travail créateur et de concevoir ce dernier comme la résultante de l'action des individus qui appartiennent à ces différents milieux.

La dimension collective de la production culturelle et artistique est un élément déterminant des capacités d'innovation des acteurs de ces secteurs, seconde pierre d'angle de ce type d'activités. L'innovation apparaît comme l'une des composantes clés de la production culturelle et artistique. S. Krätke montre toutefois que l'innovation dans ce secteur ne se laisse pas envisager exactement dans les mêmes termes que dans les domaines de l'innovation scientifique et technologique :

« l'économie culturelle requiert une innovation constante en termes de nouveaux récits et de nouveaux designs pour satisfaire les goûts imprévisibles du consommateur (voir Caves, 2002). Cela signifie que les entreprises du secteur culturel doivent conserver un niveau élevé d' « investissement dans le risque » (Banks et al., 2000)12 » (Op. Cit. : 134). À l'effort de distinction perpétuel dont relève la production artistique et culturelle s'ajoute aujourd'hui la nécessité de composer avec un environnement technique évoluant rapidement. Les conditions de la production culturelle se trouvent profondément transformées par les technologies numériques, qui requièrent une adaptation continue de la part des producteurs. Ceux-ci doivent en effet contourner la facilité des piratages des œuvres et s'adapter aux interfaces technologiques et mobiles dont dispose l'utilisateur (Camors et Soulard, 2008; Greffe et Simonnet, 2008).

Le travail créateur d'un artiste ou d'un directeur de festival est lié à l'existence de milieux sociaux propices à la réalisation des œuvres et des événements. De même, l'innovation, considérée au sens sens large comme la capacité non seulement d'inventer une technique nouvelle, mais aussi comme la capacité à diffuser cette dernière (Krätke, 2011), est liée à l'existence de milieux propices au développement et à la diffusion de nouvelles techniques, de nouveaux savoir-faire. R. Camagni décrit le milieu innovateur comme

« un ensemble de relations intervenant dans une zone géographique qui regroupe dans un tout cohérent un système de production, une culture technique et des acteurs. L'esprit d'entreprise, les pratiques organisationnelles, les comportements d'entreprises, la manière d'utiliser les techniques, d'appréhender le marché et le savoir-faire sont à la fois parties intégrantes et parties constitutives du milieu » (Camagni, 1991 :127, cité par Ambrosino, 2009 : 50).

La dimension collective que revêt le milieu innovateur est présente dans l'organisation sociale de la production culturelle, à ceci près qu'on se trouve dans un processus d'innovation qui requiert la créativité individuelle davantage que l'innovation scientifique et technologique. En effet, ainsi que l'écrit S. Krätke :

« la production artistique, qui tire sa valeur de son originalité, ne peut être séparée du 12 « The cultural economy demands constant innnovation in terms of new stories and designs in order to satisfy unpredictable

consumer tastes (see Caves 2002). This means that firms in the cultural sector must maintain a high level of 'risk investment' (Banks et al.. 2000) »

talent créatif de l'individu. Cela reste vrai malgré la formation de divers modes « collectifs » de production culturelle [...]»13 (Op. Cit. : 134).

Il en résulte un regroupement des producteurs au sein de milieux innovateurs – tirant partie de la proximité spatiale d'une part et d'une organisation en réseaux d'autre part – qui permet la réalisation des idées innovantes. L'organisation de la production culturelle est ainsi tributaire d'une injonction à l'innovation, ce qui implique que l'organisation du travail favorise cette dernière. Alors que la sociologie de l'art nous a permis de dépasser la représentation d'une création artistique principalement tributaire du génie individuel, les travaux d'économie et de géographie régionale qui s'intéressent à l'organisation du travail dans la production culturelle nous permettent de poursuivre cette réflexion sur les formes d'organisation liées à l'innovation artistique et culturelle. Celle-ci apparaît liée intrinsèquement à deux aspects : « l'équipe et l'organisation de projet14 » (Krätke, Op. Cit.:141). L'équipe de projet désigne la collaboration intra- ou inter-firmes qui se met en place pour réaliser une production culturelle, alors que la seconde expression désigne le mode organisationnel général sur lequel fonctionne la production culturelle. L'organisation en réseaux apparaît comme une ressource dans un secteur de production qui compte de nombreux travailleurs indépendants et de petites entreprises. Cependant, la nécessaire formation de réseaux temporaires, qui se reconfigurent au gré des projets, implique une flexibilisation toujours plus importante de l'emploi dans le secteur de la production culturelle. Ces caractéristiques organisationnelles de l'économie culturelle rejoignent évidemment des modes de production généralisés dans les sociétés post-fordistes, qui impliquent des modes de régulation adaptés à une segmentation toujours plus importante des tâches (Leborgne et Lipietz, 1991).On observe cependant, dans ces secteurs en particulier, des modes d'organisation adaptés aux caractéristiques des acteurs et aux conditions d'émergence et de diffusion de l'innovation.

Qu'on approche la production culturelle en se penchant d'abord sur les caractéristiques du travail artistique pour élargir à des domaines de compétences plus vastes, ou que l'on aborde les formes d'organisation sociales favorables à l'innovation dans le secteur culturel, le milieu social apparaît comme une donnée fondamentale et un catalyseur de la création. Champs, mondes où milieux (Becker, 1988; Bourdieu, 1979a, 1994; Heinich, 1998; Moulin, 2009) comportent une dimension spatiale : ils s'inscrivent dans des espaces particuliers, certains quartiers ou des lieux à l'identité créatrice marquée, et contribuent à la production d'espaces socio-économiques spécialisés. Au-delà d'une différence de termes imputable autant à des traditions scientifiques américaines et européennes qu'à des allégeances théoriques différentes, les auteurs s'accordent en effet pour souligner l'ancrage territorial fort de ces petits groupes de professionnels des secteurs de la production culturelle (Krätke, 2002; Lange, 2007; Leriche et al., 2008; Scott, 2000a).

Les conditions sociales de la production culturelle ne peuvent être considérées indépendamment des espaces dans lesquels elles s'inscrivent et qu'elles contribuent à produire. Districts et clusters culturels – termes au départ utilisés en économie spatiale ou en géographie économique et régionale et que l'on retrouve désormais aussi très largement dans les domaines des politiques publiques ou du 13 « Likewise, artistic production that is valued for its originality cannot be divorced from the creative talent of the individual.

This remains true despite the formation of various nodes of 'collective' cultural production [...] »

14 « Two important aspects of work organization in the creative phase of cultural production are the project team and the project-related organization of the production process » (Krätke, Op. Cit : 141)

marketing territorial – permettent de désigner ces phénomènes de concentration de la production dans l'économie culturelle.