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2 Les espaces urbains de la production culturelle

2.1 Définir l'économie culturelle

La distinction fondamentale entre économie et culture qui veut que, pour conserver ses vertus humanistes, la culture doit se tenir à l'égard d'un système marchand qui les pervertisse (selon la conception notamment de l’École de Francfort (Adorno et Horkheimer, 1974); est en partie abolie par la collusion toujours croissante entre économie de marché et culture (Scott et Leriche, 2005). La marchandisation croissante des biens et des services culturels a conduit non seulement à la définition de l'économie culturelle, mais aussi à l'érection d'un véritable modèle économique qui structure les espaces. L'expression « économie culturelle » est au départ utilisée par T. Adorno et M. Horkheimer dans le but polémique de dénoncer les dangers d'une production industrielle des biens culturels qui peut conduire à l'instrumentalisation de la culture des sociétés et notamment de la culture de masse. L'expression est aujourd'hui consacrée et désigne l'ensemble de la production industrielle de biens culturels et symboliques.

Définir l’économie culturelle est un premier pas indispensable pour comprendre les implications aussi bien économiques, sociales, que géographiques de ce secteur en particulier. On pourrait initier cette entrée dans l'économie culturelle en reprenant la formule de X. Greffe : « l'économie culturelle est-elle particulière ? » (2010). Elle pose d'emblée la culture comme un secteur économique, et invite à s'interroger sur la particularité de la dimension économique de ce secteur. Selon X. Greffe, les économistes ont tendance à rechigner à reconnaître des qualités distinctives à un secteur d'activités, pour au contraire insister sur la dimension économique comme point commun à toute activité humaine. En cela, la culture ne se distingue pas d'autres activités et comporte comme elles une dimension économique qui a trait à la production et aux échanges. De nombreux auteurs, depuis les fondements de la science économique, relèvent pourtant certaines particularités dans l'organisation

de cette production et de ces échanges. Passant en revue les conceptions d 'A. Smith à J. Schumpeter en passant par J.M. Keynes ou K. Marx, X. Greffe revient sur le constat de la particularité des biens culturels tels qu'il sont considérés par les économistes :

« Il a donc toujours existé des regards économiques sur les activités artistiques et culturelles, regards partiels et soulignant des singularités plus qu’offrant une interprétation d’ensemble et opératoire du secteur. » (Greffe, 2010)

Les enjeux de l'économie culturelle sont par la suite abordés dans un grand nombre de disciplines des sciences économiques et sociales, grâce aux précurseurs des années 1960 (Adorno et Horkheimer, 1974; Baumol et Bowen, 1966, cités par Greffe, 2010). Avant d'aborder la définition de l'économie culturelle en elle-même, il convient de s'interroger sur la nature particulière des biens culturels.

2.1.1 Des biens culturels...

Consommation et production culturelle obéissent à des règles dictées par la nature même des biens et des services qui sont au cœur des échanges. En effet, les biens culturels ne se laissent pas réduire à des biens dont l'utilité constitue la valeur première. Il s'agit de biens matériels ou immatériels – un livre, l'enregistrement numérique d'un concert, un spectacle de danse etc. – qui comportent une dimension symbolique importante dont la valeur ressort davantage de la valeur d'échange que de la valeur d'usage. Cette composante symbolique des biens culturels a été étudiée de manière détaillée par P. Bourdieu, qui insiste sur le pouvoir distinctif qui leur est accordé par les individus, en fonction de ce qu'il a lui même appelé le « capital culturel » de ces derniers (Bourdieu, 1979a, 1994). Le capital culturel, défini comme l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu, a des propriétés particulières, dont celui de s'incarner dans les biens culturels ainsi que l'écrit le sociologue :

« Le capital culturel peut exister sous trois formes : à l'état incorporé est-à-dire sous la forme de dispositions durables de organisme, à l'état objectivé sous la forme de biens

culturels tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques etc

et enfin à l'état institutionnalisé forme d'objectivation qu'il faut mettre à part parce que comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu'elle est censée garantir des propriétés tout fait originales » (1979 : 3) (mise en gras par l'auteure).

La définition qu'il propose des biens culturels fait le lien entre le « capital culturel », la culture des individus, au sens large du terme, et son incarnation dans des biens ayant une valeur d'échange. L'auteur montre l'enjeu particulier que portent les biens culturels, puisqu'ils ne nécessitent pas seulement la détention d'un capital économique suffisant à leur obtention, mais aussi le savoir nécessaire à l'interprétation, à l'utilisation, à la consommation d'une œuvre littéraire, au fonctionnement d'une machine etc., nécessaire à l'appropriation symbolique de ce type de bien. La particularité des biens culturels réside dans les caractéristiques des conditions de formation de la demande et de l'appropriation, analysée de manière approfondie avec le développement de l'économie culturelle. Malgré leur diversité, ils partagent ainsi des caractéristiques majeures qui contribuent à les distinguer d'autres types de biens. Ils comportent d'abord une dimension intangible importante du fait de leur portée symbolique, apparaissent ensuite comme des biens d'expérience,

c'est à dire des biens dont l'intérêt n'est compris qu'une fois qu'ils sont consommés, et nécessitent enfin, du côté du producteur, des stratégies de réduction des risques adaptées à la nature particulière des produits10 (Greffe et Simonnet, 2008 : 338-339).

Expérience et intangibilité conduisent, selon X. Greffe et V. Simonnet, « les entreprises culturelles à devoir changer très vite de production, de fonctions de production et par conséquent de mobilisation de compétences spécifiques. » (Op. Cit. : 330). Les caractéristiques même des produits culturels induisent ainsi un mouvement perpétuel de remplacement, d'invention, où la créativité joue un rôle important.

La particularité des biens culturels par rapport à d'autres types de biens se double d'une seconde distinction entre les produits de l'économie culturelle, qui induit des modalités de production et d'accès différentes. Il existe une multitude de classifications des différents produits culturels, des produits dont la composante est essentiellement artistique et symbolique comme une peinture abstraite à ceux dont le contenu symbolique représente une part plus réduite, à l'instar d'un fromage AOC considéré comme produit patrimonial (Delfosse, 1998). Une des distinctions les plus intéressantes pour les géographes est celle que proposent F. Leriche et A.J. Scott entre produits culturels mobiles ou immobiles. En fonction de la mobilité des produits culturels, l'organisation géographique de leur production et de leur diffusion varie. Les produits mobiles sont définis comme les produits exportables. Selon les auteurs,

« le produit final est fabriqué dans un appareil productif dont les racines pénètrent souvent très profondément dans l’économie et la société locales. Le produit est alors exporté vers les marchés domestiques et étrangers. Les cas de Hollywood pour les films, de Nashville pour la musique, ou de Paris pour la mode peuvent être cités parmi d’autres. » (Leriche et Scott : 210, 2005)

Ces produits mobiles, ancrés localement dans le processus de fabrication et distribués à l'échelle globale, contribuent à la mondialisation de la culture à travers les capacités d'étendre des réseaux de diffusion et de transporter ailleurs des productions culturelles localement situées. Les œuvres d'art contemporain que l'on peut voir à Paris et à Berlin font partie, pour la plupart, des produits culturels mobiles, qui circulent de l'atelier de l'artiste où elles sont produites, aux différents lieux d'exposition. D'autres produits culturels sont au contraire immobiles. Les auteurs les définissent comme :

« des lieux de toutes tailles et desservant des marchés plus ou moins étendus où le produit final fait partie intégrale du lieu. L’acheteur doit alors se déplacer afin de satisfaire sa demande. Il s’agit non seulement de centres touristiques, mais aussi de centres de congrès, de festivals, ou de culte. » (Op. Cit. : 210).

L'ancrage local y est beaucoup plus important dans la mesure où il fonde le produit culturel. Un monument emblématique comme la Tour Eiffel, qui fait partie du patrimoine culturel parisien, ne se laisse par exemple pas aisément déplacer. Un secteur particulier de l'économie culturelle comme celui des arts plastiques peut comprendre à la fois des produits mobiles comme certaines œuvres, où les services d'un commissaire d'exposition, et des produits immobiles, comme le musée qui parfois devient une œuvre à lui tout seul – on pense notamment au Musée Guggenheim de Bilbao qui a fait 10 X. Greffe en cite deux principales:la labelisation, qui consiste à garantir au consommateur la qualité du produit et sa valeur symbolique, stratégie que l'on retrouve autant dans la consommation de vin que la production musicale ; et la mutualisation des pertes possibles via le mécénat par exemple, les avances sur recette etc... Toutes ces stratégies font l'objet de nombreux ouvrages concernant l'économie culturelle et ses différents secteurs (Benhamou, 1996; Greffe et Simonnet, 2008; Leriche et al., 2008)

couler tant d'encre (Gravari-Barbas, 1998; Younès et Mangematin, 2000) – ou bien une performance unique réalisée lors d'un festival comme la Nuit Blanche à Paris. C'est sur cet ancrage local de la production culturelle et la tension avec une mondialisation à laquelle on reproche beaucoup d'être source d'uniformisation qu'insistent F. Leriche et A.J. Scott. Ils font ainsi remarquer que :

« même si la culture mondiale est en train de devenir de plus en plus commercialisée, elle est aussi en train de devenir plus éclectique, plus cosmopolite, et, bien sûr, plus variée en ce qui concerne les lieux et les pays où elle est fabriquée. » (Op. Cit.:218-219). Les productions culturelles, géographiquement situées et diffusées par le biais de réseaux aux géométries variables font partie des objets qui laissent voir les tensions entre local et global, les liens privilégiés entre certains lieux, les hiérarchies spatiales dont la mondialisation est le théâtre. La définition des biens culturels que l'on vient d'aborder nous permet de poursuivre par celle de l'économie culturelle.

2.1.2 ...à l'économie culturelle

La variété des biens culturels et des modes de production qui en découlent conduit à considérer l'économie culturelle comme une branche de l'économie à part entière, distincte d'autres branches. A.J. Scott définit cette dernière à partir de l'exploitation économique de la dimension esthétique et symbolique (Scott, 1997). La diversité des secteurs qu'elle regroupe est soulignée par l'auteur lorsqu'il écrit avec F. Leriche:

« Brouillant les frontières entre service et industrie, l’économie culturelle peut être définie de manière générale comme un ensemble d’activités diverses tournées vers l’exploitation marchande de la création esthétique et sémiotique. Cet ensemble compte deux grands types de secteurs, c’est-à-dire (a) dans la sphère des services, des activités focalisées sur le divertissement, l’information, ou l’éducation (par exemple le cinéma et la télévision, l’enregistrement musical, la presse écrite, la publicité, ou encore les musées, les activités de théâtre, danse, chant, etc.) et (b) dans la sphère industrielle, des activités débouchant sur la production de biens par lesquels les consommateurs peuvent construire et afficher leur identité sociale (vêtements, joaillerie, jouets, produits gastronomiques, etc.). » (2005: 208-209)

Production et consommation de produits culturels s'inscrivent de longue date dans une économie des échanges qui leur est propre (pour un aperçu de l'histoire des théories économiques des biens culturels voir : (Benhamou, 1996; Greffe, 2010). Une importance sans précédent lui est toutefois accordée aujourd'hui, qui tient à l'évolution des modes de production et de consommation dans un contexte économique post-fordiste et, de manière plus générale, aux transformations économiques, sociales, philosophiques, qu'ont connues les sociétés industrielles depuis la fin des années 1960 (Bell, 1976; Krätke, 2011; Lash et Urry, 1994; Leriche et al., 2008).

Parallèlement à l'essor d'une société de consommation mettant en son centre l'individu et ses désirs, les modes de production ont évolué afin d'intégrer des composantes symboliques toujours plus fortes dans des produits de consommation dont l'usage relève autant de la fonction première qui leur est attribuée (protéger des intempéries, pour un vêtement de pluie, par exemple) que de la capacité à affirmer certains choix individuels en matière de modes de consommation, de goût esthétique etc. qui permet à l'individu d'affirmer sa singularité (couleur, forme, griffe du même vêtement de pluie). L'économie du signe, ainsi que l'a nommée J. Baudrillard (Baudrillard, 1972) accorde une valeur au

moins aussi importante à la portée symbolique des objets, des écrits, des paroles, des images etc. qu'à leur usage premier. L'importance de la valeur symbolique qui joue un rôle dans la distinction des individus et des espaces entre eux (Bourdieu, 1979b) acquiert une valeur marchande croissante avec les transformations du capitalisme. L'extension internationale et la dématérialisation des échanges sont, pour des auteurs comme S. Lash et J. Urry, les deux composantes principales de ces transformations qui résultent et imputent des évolutions de sociétés de plus en plus en plus mobiles et individualistes. La consommation y apparaît plus que jamais comme un acte d'affirmation identitaire, dans lequel les dimensions esthétiques et subjectives du choix sont extrêmement sollicitées (Lash et Urry, 1994). La place croissante de la dimension esthétique dans toutes les sphères de la vie quotidienne est abondamment commentée par les auteurs, pour qui elle résulte de la « capacité expressive » portée par les biens et services liés à l'économie culturelle (du film qui donne à voir des pratiques culturelles d'un lieu et d'une époque au réceptionniste d'un hôtel vêtu d'un costume illustrant les coutumes du pays dans lequel se trouve le visiteur) (Op. Cit.: 6).

La particularité des produits de l'économie culturelle, malgré les contours flous de cette dernière (Power et Scott, 2004), réside ainsi dans l'exploitation de la singularité, voire la rareté, qui trouve son paroxysme dans l’œuvre d'art unique et non reproductible. Formes ou labellisations artistiques sont qui plus est de plus en plus utilisées comme des arguments de vente, par le biais justement de l'esthétisation des produits qu'elles induisent. Les exemples d'une fameuse bouteille de bière dessinée par le designer P. Starck ou d'un grand nombre de publicités se targuant d'être le véhicule d'un regard artistique en témoignent. Cette omniprésence esthétique voire artistique fait observer à certains auteurs comme Y. Michaud que l'art est aujourd'hui « dans l'air », d'où l'expression qu'il utilise de passage à l'état gazeux (2003).

La distinction de plus en plus complexe entre art et culture apparaît nettement dans le fait que des valeurs similaires, symboliques, esthétiques se retrouvent autant dans les productions culturelles au sens large que dans les productions artistiques au sens étroit. Ces deux productions s'inscrivent dans une continuité qui justifie que l'on puisse mobiliser des outils de compréhension de leur organisation similaires. Selon G. Greffe:

« On peut donc dire que les arts sont bien au cœur de la culture et qu’ils en constituent sans doute l’un des ferments les plus puissants, mais que la culture en dépasse le domaine, introduisant des thèmes aussi essentiels que l’éducation, la formation et l’information. » (Greffe, 2010:4)

L'art contemporain, que l'on étudie en particulier dans cette thèse, est ainsi considéré comme partie prenante d'une économie des arts intégrée à l'économie culturelle et dont les modalités de production influencent très largement les modalités de la production culturelle prise dans un sens large.

La diffusion de l'esthétisation et de l'importance accordée aux valeurs symboliques dans toutes les sphères de la vie quotidienne apparaît comme une des transformations majeures des sociétés post-industrielles. Le développement des technologies de l'information et de la communication modifient dans le même temps en profondeur les rapports sociaux et les rapports à l'espace. Si ces deux évolutions se nourrissent l'une l'autre (que l'on pense à l'esthétique des objets de communication ou à la facilité de transmission d'un fichier de musique numérique), cela ne signifie pas pour autant que les productions culturelles, et l'art en premier lieu, soient totalement ubiquistes, bien au contraire. La

production culturelle donne en effet lieu à des formes d'organisation socio-spatiales où la concentration et la mise en réseau dans et entre les espaces urbains jouent un rôle important.