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2.4 Replacer l'individu au centre des espaces de la création

Le choix de travailler à l'échelle des pratiques individuelles résulte autant d'une volonté de caractériser les pratiques spatiales des artistes et d'en interroger la singularité que d'une réflexion plus générale sur le rôle des individus dans la production des espaces urbains.

Les rapports à l'espace de l'individu font l'objet d'un intérêt croissant dans l'ensemble des sciences sociales après le «spatial turn» (Bachmann-Medick, 2006) et particulièrement dans les sciences de l'espace telles que la géographie ou l'urbanisme. Au même titre que l'individu est pluriel, selon le rôle qu'il adopte, le moment où il s'exprime, les formes individuelles de rapport à l'espace sont plurielles, des mouvements routiniers du quotidien à la participation aux politiques d'aménagement, de l'image personnelle des lieux aux représentations collectives héritées. Les trois « voies de l'individu sociologique» que définit D. Martucelli (2006), si on les transpose en géographie en « voies de l'individu géographique » illustrent la manière dont cette diversité s'organise en fait en trois grands « mouvements » de la pensée géographique de l'individu (Giroud, Op. Cit.: 45).

La première « voie de l'individu géographique » place l'individu comme sujet au centre de ses préoccupations et correspond en cela à la perspective sociologique de subjectivation définie par D. Martucelli. Cette formulation a le mérite de rappeler une dimension essentielle de ce courant de pensée: la portée critique d'une réflexion basée sur la construction du sujet individuel et du sujet collectif dans une dialectique d'émancipation/assujettissement. Il me semble que les réflexions géographiques plaçant l'individu, un individu paysan (Prat, 1949, Cité par Di Méo, 2010) peintre (Staszak, 2004) ou SDF (Zeneidi-Henry, 2004) au centre de leur préoccupations s'inscrivent dans cet effort de « prise en compte, de plus en plus fine, et de plus en plus individualisante, du couple émancipation-assujettissement » (Martuccelli, Op. Cit.) et interrogent autant l'élaboration des spatialités individuelles que leur dialogue constant avec des spatialités élaborées collectivement. La dimension critique de cette perspective apparaît de façon évidente lorsqu'elle aborde frontalement les contraintes liées directement à l'individualité, contraintes de corps, de genre, de religion, d'âge etc..Le corps, première limite spatiale physique de l'individu tend ainsi à faire l'objet d'un nombre croissant de travaux après que les géographes anglo-saxons ont initié ce courant en montrant notamment les implications spatiales d'une construction genrée des corps (Butler, 1990; Massey, 1994; Rose, 1995)48. La prise en compte progressive du corps est dans la géographie française d'abord le fait d'une géographie culturelle renouvelée49 (Staszak, 2001; Staszak et Collignon (Dir.), 2004). La corporéité, ce qui touche de plus près à la spatialité individuelle fait toutefois l'objet d'une attention croissante, qu'elle soit abordée comme le résultat des sensibilités individuelles, plutôt tributaires d'une interprétation phénoménologique (Hoyaux, 2006), que d'une construction sociale (Di Méo, 2010). 48 Ces auteurs précurseurs sont cités à titre indicatif et ne représentent qu'une petite partie de la très importante littérature anglo-saxonne concernant les questions de corporéité, largement liées aux questions de genre; les Gender Studies existant actuellement aux côtés des premières Feminist Studies, des Gays and Lesbian Studies et plus récemment des Queer Studies (Di Méo, 2010; Louargant, 2002; Staszak, et al., 2001)

49 Les Annales de géographie ont proposé en 2008, dans un numéro intitulé « Où en est la géographie culturelle », coordonné par P. Claval et J-F Staszak, un tour d'horizon des différents courants et enjeux actuels de la géographie culturelle française.

Cette dimension de la spatialité individuelle peut constituer un enjeu social, d'affirmation identitaire, de prise de pouvoir par et sur l'espace (Jaurand, 2009; Leroy, 2009). Cette perspective subjectivante invite à prêter une attention particulière à l'échelle micro-géographique des espaces artistiques et à ce que disent les pratiques individuelles des contraintes, des relations de pouvoir qui les traversent. La seconde voie identifiée correspond à une pensée sociologique de l'individuation. Les tenants de cette approche portent un intérêt particulier aux dimensions symboliques individuelles de l'espace ainsi qu'aux représentations spatiales individuelles. Cet intérêt pour les grands schèmes et modèles de pensée produits socialement et intégrés à l'échelle des individus a également connu une recrudescence importante depuis le « tournant culturel » (Bachmann-Medick, 2006; Staszak, et al., 2001) des années 1980. Même si l'on peut reprocher à certaines interprétations culturalistes des représentations spatiales individuelles une certaine forme de déterminisme, il n'en reste pas moins que la dimension symbolique de l'espace représente un puissant facteur d'organisation de celui-ci, où se mêlent de façon inhérente les dimensions individuelles et collectives. La dimension symbolique de mon objet de recherche est ainsi particulièrement chargée de représentations collectives quant au statut de l'artiste et plus récemment dans les sphères de la planification urbaine, du rôle positif des activités créatives dans la régénération urbaine (Vivant, 2007). En comparaison, peu de travaux s'intéressent aux représentations géographiques des artistes eux-mêmes et à ce qu'elles impliquent dans leurs pratiques de l'urbain.

La dernière dimension évoquée par le sociologue, celle de la socialisation, correspond à celle qui en géographie a sans aucun doute connu les développements les plus importants, principalement dans les années 1970 et 1980 avec l'essor d'une géographie sociale s'efforçant de conceptualiser le rôle de l'individu-acteur dans les définitions et les évolutions d'espaces considérés comme sociaux. Cette approche a évolué au cours de l'histoire de la discipline en développant des outils théoriques qui inspirent la lecture des espaces de l'art en permettant de souligner la dimension sociale des pratiques individuelles fréquemment limitée aux pratiques professionnelles. En France comme en Allemagne où le courant de la Sozialgeografie apparaît dès les années 1960 (Weichhardt, 2008), les géographes cherchent à intégrer l'acteur et les pratiques individuelles dans les modèles explicatifs qu'ils proposent (Di Méo, 1991; Werlen, 2000). La formalisation des concepts d'espace de vie et d'espace vécu (Frémont, 1976; Herin, 1984) permet la prise en compte de ces pratiques dans la formation et les évolutions de ce qu'ils définissent comme des espaces sociaux. Cette notion, au départ très marquée par une interprétation structuraliste et notamment par les théories d'A. Giddens (1987), voire marxiste, s'est très largement diffusée au point de faire aujourd'hui quasiment figure de pléonasme et de n'être plus, loin s'en faut, l'apanage de la seule géographie sociale. S'il est désormais admis que les pratiques individuelles – résidentielles, de mobilité etc.-- contribuent à façonner un espace considéré comme produit social, le rôle de l'individu en tant que tel, comme acteur intentionnel de la transformation des espaces n'en reste pas moins difficile à appréhender, et constitue un enjeu d'autant plus grand que l'on assiste pour M. Stock, à une « individualisation géographique » (2006), des hommes dans les sociétés contemporaines caractérisées par une mobilité accrue :

« il émerge dans les sociétés à individus mobiles une individualisation géographique des hommes par rapport à des sociétés d’individus sédentaires, c’est-à-dire que a) le choix des lieux est plus grand et s’effectue de manière plus autonome ; b) les individus deviennent plus distanciés par rapport au lieu de résidence (ou plus généralement,

acquièrent une distance par rapport aux lieux proches) ; et c) les espaces de vie individuels, les « trajectoires spatiales individuelles » au cours de la vie sont plus différenciés les uns par rapport aux autres. Cette hypothèse s’insère dans le modèle de l’individualisation mis en place en sociologie pour caractériser l’autonomie croissante des individus les uns par rapport aux autres et par rapport aux institutions » (Stock, Op. Cit.)

Le travail conceptuel réalisé par M. Stock témoigne de la diffusion d'un « paradigme actoriel » et l'« acculturation des géographes aux questions de l'action individuelle et collective et de leurs instances et instruments» (Lussault, 2004 :40). Ce « paradigme actoriel » ajoute ainsi une dimension à la prise en compte de l'individu en géographie, tout du moins dans ses développements théoriques, où l'acteur devient le protagoniste principal. Cet enrichissement a permis d'élargir la notion d'action spatiale non plus seulement aux actions spatiales d'aménagement et de transformation des espaces par des acteurs disposant d'un pouvoir de décision effectif, mais également à toute forme d'action, quel qu'en soit le régime, ayant une implication spatiale et à (re)développer l'usage de notions telles que l'agencement ou l'habiter qui mettent en jeu des processus décisionnels individuels. Ces deux notions sont mobilisées comme outils d'appréhension des pratiques individuelles des artistes et seront, pour la clarté de la démonstration, explicitées dans la troisième partie de la thèse (chapitre 6). Les enjeux actuels de la perspective individuelle en géographie résident ainsi dans une intégration des différentes dimensions de l'individu que l'on a évoquées à l'analyse des espaces sociaux.

« Je voudrais mettre l’accent, ici, sur un continuum majeur, que je n’hésite pas à qualifier de fondateur de toute géographie sociale. Il s’agit du continuum, ou succession quasi-insensible d’états de l’être humain passant par les figures enchaînées, voire confondues du sujet (conscience), de l’individu, de la personne, de l’acteur, du groupe social (communauté, classe, caste...). Continuum que l’on pourrait d’ailleurs étendre, en se référant aux phénomènes de co-construction [...], aux lieux, territoires et réseaux spatialisés fonctionnant comme autant de scènes vivantes, constitutives d’une activité sociale qui, en même temps, les produit. » (Di Méo, 2010 : 467)

Les frontières entre les différents états de la personne que l'on peut observer à l'échelle individuelle sont floues, comme le rappelle G. Di Méo dans ce passage. L'intrication de ces différents états, et les représentations qu'ils génèrent font de l'échelle micro-géographique de l'individu, ou plutôt des individus un échelon d'observation de pratiques spatiales complexes intégrant plusieurs niveaux et registres d'action, de l'intime au politique. C'est dans la lignée des recherches récentes plaçant l'observation des pratiques individuelles au centre d'un questionnement géographique plus général sur le rôle des individus dans les transformations, dans la production des espaces que s'inscrit ma démarche. A cette échelle se nouent des enjeux et des rapports de force qui contribuent à la définition des espaces sociaux (Di Méo et Buléon, 2005) qu'il est intéressant d'aborder dans le cas de la définition d'espaces culturels et artistiques. Dans ce sens, plutôt que de parler d'emblée de « territoires artistiques », qui réifient des entités géographiques et leur confèrent une réalité « de l'extérieur » il nous semble plus intéressant de questionner des « territorialités artistiques » du point de vue des principaux protagonistes de la création, c'est à dire les artistes. Il s'agit de questionner les pratiques qui conduisent à une appropriation qui conditionne le sentiment d'appartenance territorial (Di Méo, 1998) au sein de d'espaces marqués par la présence artistique.

Ce passage par la place de l'individu en géographie et plus généralement dans les sciences sociales situe cette recherche dans une posture théorique accordant un rôle prépondérant aux pratiques individuelles pour comprendre l'espace, posture d'autant plus intéressante qu'elle offre la possibilité d'aborder le champ déjà bien balisé de l'étude des activités créatives sous l'angle encore peu étudié

des pratiques géographiques des artistes (Volvey, 2003b). Au final, le croisement des méthodes offre la possibilité d'aborder les espaces de l'art contemporain à différentes échelles, à travers une entrée par les lieux et une entrée par les individus. Cette démarche compréhensive s'appuie sur un croisement des terrains d'étude parisiens et berlinois dont les paysages culturels se reflètent et se répondent pour interroger la place de l'art et des artistes dans la ville.

Conclusion

Ce chapitre a délimité les contours d'un objet de recherche encore peu abordé par les géographe : l'art contemporain. Il a été l'occasion de montrer comment ce dernier pouvait être considéré dans ses dimensions spatiales, et notamment urbaine à travers une visite, si on file la métaphore avec les pratiques du spectateur de l'art, des différents lieux artistiques. Les lieux de la création et de la diffusion des arts plastiques marquent l'espace urbain en fonction des formes qui les caractérisent et du statut qui leur est accordé au cours de l'histoire récente des villes. Des figures de l'atelier d'artiste, de la galerie ou du musée sont ainsi partie intégrante du paysage urbain de ville comme Paris et comme Berlin et l'évolution de leur forme, l'influence que celle-ci peut avoir sur les pratiques d'autres acteurs que les acteurs de l'art ont gagné en importance à l'aune des transformations de la ville post-industrielle. Ces lieux de l'art contemporain ne fonctionnent toutefois pas en vaisseaux isolés des autres lieux de culture ou des autres lieux touristiques. Les pratiques artistiques se nourrissent des interactions qui ont lieu les espaces de création, mais c'est surtout à l'échelle méso-géographique du quartier que l'on peut interroger ces interactions.

L'inscription urbaine des lieux de l'art contemporain et les pratiques des acteurs contribuent en effet à la définition de quartiers artistiques aux formes variées selon les fonctions artistiques que l'on y voit associées et selon le moment et les modalités de la concentration des activités artistiques. Les exemples de différents quartiers artistiques à Paris, Berlin, Londres ou New-York nous ont montré que si le quartier artistique se révèle un outil d'analyse intéressant et généralisable pour aborder les interactions qui fondent la concentration urbaine des artistes, la configuration de ce quartier dépend intimement des acteurs qui portent et médiatisent son identité particulière, les formes de la création artistique elles-mêmes pouvant influer sur l'émergence et la reconnaissance d'un quartier d'art contemporain comme SoHo à New-York ou Hoxton à Londres. Le quartier artistique, en plaçant la création et ses rapports à l'urbain au centre de sa définition apparaît comme un prisme de lecture non pas pour réifier, mais au contraire pour interroger les formes d'organisation auxquelles les pratiques urbaines des différents acteurs de l'art contemporain peuvent donner lieu. L'entrée par les lieux, de l'atelier au quartier a mis en exergue l'importance des pratiques et des représentations des acteurs artistiques dans la définition d'espaces urbains artistiques. L'intérêt porté aux espaces de l'art et aux pratiques des artistes a conduit, à la fin de ce premier point, à aborder la question du rôle moteur des artistes dans les processus de gentrification. Les travaux qu'on mobilise montrent que les artistes, et notamment les plasticiens, du fait de l'enjeu fort de visibilité de leur travail dans l'espace du lieu d'exposition, de l'atelier, ou de la rue, font souvent partie des premières populations revalorisant un quartier délaissé. La complexité des processus de gentrification dépasse cependant largement la seule présence d'un groupe particulier. Cette question, si elle ne fait pas l'objet central de cette thèse, permet d'achever la présentation d'un objet et de ses enjeux par une problématique générale liée à la

manière dont les artistes et les différents acteurs de l'art contemporain mobilisent l'espace urbain et contribuent à le qualifier en retour : celle d'une valorisation à travers des stratégies de distinction des acteurs à travers les lieux et les espaces qu'ils pratiquent et produisent.

Pour aborder les espaces urbains de l'art contemporain et le faisceau de questionnements qu'ils soulèvent, ce chapitre a enfin présenté les approches et méthodes mobilisées dans la cette recherche. La comparaison, et au-delà, le croisement des organisations parisiennes et berlinoises de l'art contemporain offre la possibilité de développer une analyse multiscalaire de ces dernières. L'approche développée se veut aussi globale, intégrant la dimension d'un objet de recherche globalisé et considérant Paris et Berlin comme deux scènes originales où se jouent et s'organisent échanges et transferts qui contribuent à leur dimension de métropoles internationales. J'ai concrètement réalisé l'ambition d'une analyse multiscalaire à partir d'une double entrée, par les lieux et par les acteurs de l’art contemporain. La qualification des espaces de l'art contemporain à l'échelle métropolitaine a été réalisée à partir d'une approche quantitative couplant la réalisation d'une base de donnée originale et son traitement par le biais d'analyses statistiques multivariées. Pour comprendre finement les dynamiques spatiales de la création artistique, une approche qualitative a été menée parallèlement où un travail d'enquête auprès des artistes et d'observation dans des quartiers marqués par la présence artistique ont été réalisé. C'est en ce sens que j'ai présenté ma démarche comme compréhensive, considérant les dimensions collectives et individuelles des lieux et des espaces considérés comme indissociables et abordées à travers une association de méthodes de recherche. .