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Des lieux artistiques aux quartiers, l'espace est investi par les artistes et les autres acteurs du « système de l'art contemporain ». On peut observer à différentes échelles les espaces dans lesquels l'art est produit et montré. Les lieux et les acteurs de l'art constituent les entités géographiques élémentaires d'un système artistique à l'échelle micro-géographique. Ils contribuent à la définition d'espaces ressources et scènes à l'échelle de la ville : les quartiers artistiques. À l'échelle globale, les aires de création et de diffusion de l'art contemporain laissent voir des discontinuités dans l'internationalisation du champ.

Un ensemble de lieux et d'acteurs participe de l'infrastructure élémentaire du système de l'art contemporain et se distinguent en fonction de leur rôle dans le processus artistique. Pour identifier l'ensemble des acteurs et des lieux, la distinction opérée en sociologie de l'art entre réception, médiation et production (Heinich, 1998, 2004) se révèle une grille de lecture éclairante qui reste peu mobilisée par les géographes (Grésillon, 2008).

1.2.1 Réception : les lieux de diffusion de l'art contemporain

La réception de l'art concerne les publics et les modalités de présentation des œuvres d'art. Il s'agit de l'étape finale du processus artistique, où le spectateur peut regarder l’œuvre. La sociologie de l'art a, depuis ses prémices, fourni de nombreuses indications quant aux pratiques culturelles des publics, à leurs origines sociales, géographiques (Bourdieu et Darbel, 1969; Donnat et Tolila, 2003; Moulin, 1999). Les caractéristiques des espaces d'exposition (forme, implantation, temporalités...) et les

pratiques des publics dans ces espaces font également l'objet de nombreuses recherches, notamment en muséographie, dont c'est l'objet principal, mais aussi dans d'autres disciplines comme l'histoire de l'art, la sociologie, l'ethnographie ou la géographie (Gaugue, 1999; Passeron et Pedler, 1999; Poulot, 2005; Véron et Levasseur, 1983). Selon les caractéristiques des espaces d'exposition : un grand musée, le « white cube » d'une galerie (encadré 2.1), une halle dédiée aux événements temporaires, la rue etc., les modalités de réception et les parcours des spectateurs seront orientés différemment. Les travaux menés dans différentes disciplines pour d'une part identifier les équipements culturels et d'autre part prendre en considération les pratiques spatiales propres à la réception des œuvres artistiques, ont fourni les bases d'une identification et d'une qualification de lieux artistiques dédiés entièrement ou partiellement à la réception des œuvres. C'est le cas des musées et des galeries d'art, pour les lieux d'exposition de l'art contemporain les plus emblématiques, mais aussi d'autres lieux qui ne sont pas uniquement dédiés à la diffusion artistique comme les espaces publics.

Le musée

Le musée apparaît tout d'abord comme l'un des lieux d'exposition, et donc de réception de l'art les plus emblématiques. Lieu institutionnel, il peut être privé comme public et la forme muséale concerne aujourd'hui de nombreuses institutions destinées à la conservation et la présentation d’œuvres d'art. Il constitue un objet géographique à travers la question de son implantation dans l'espace. L'implantation du Musée d'Art contemporain de Naples le MADre, qu'étudie en détail P. Froment montre bien en quoi un musée de ce type peut apparaître comme un marqueur des dynamiques territoriales à l’œuvre dans un quartier péricentral en pleine reconversion (2011). A. Hertzog analyse quant à elle l'impact de l'implantation du Mac/Val à Vitry-sur-Seine quant à l'attractivité de la périphérie parisienne (Hertzog, 2010). Haut-lieu culturel par excellence, le musée apparaît par ailleurs comme un lieu à forte portée symbolique, qui contribue à la qualification de l'espace (Gravari-Barbas et Violier, 2003). Il cristallise les représentations sociales et spatiales – d'une époque, d'une ère géographique, d'un peuple – à travers lesquels le géographe peut interroger les motifs de la construction identitaire et territoriale des sociétés (Gaugue, 1997, 1999; Hertzog, 2004; Monnet, 1988).

Le musée d'art contemporain a jusqu'à maintenant peu fait l'objet, pris isolément, de travaux géographiques (Froment, Op. Cit., Hertzog, Op. Cit). Il est cependant pris en considération dans les travaux concernant les équipements culturels, qui montrent, dans le cas de la France, une forte concentration parisienne d'abord, métropolitaine ensuite, des musées et des institutions publiques d'art contemporain(Gilabert, 2004; Lucchini, 2002). Le musée d'art contemporain apparaît par ailleurs au centre des questionnements sur les politiques culturelles, le rôle de la culture dans les projets de rénovation urbaine ou du marketing territorial. Il suffit, pour s'en convaincre, de prêter attention aux multiples exemples de musées-emblèmes de projets de reconversion urbaine qui sont le fait d'architectes de renommée internationale comme le Musée Guggenheim à Bilbao (architecte : Frank Gehry), le Kunsthal de Rotterdam (architecte : Rem Koolhaas) ou la Tate Modern à Londres (architectes : Herzog et De Meuron). Ces différents exemples montrent une tendance à faire du

musée lui-même une œuvre d'art, tendance que l'on retrouve également dans l'utilisation des bâtiments du musée comme élément de l’œuvre chez de nombreux artistes (Putnam, 2002). Le musée d'art contemporain s'inscrit dans la continuité des projets muséaux qui, depuis l'institutionnalisation du musée comme mode de présentation des œuvres d'art, dessinent dans les villes (et ailleurs) des espaces symboliques témoins de leur époque. En tant que haut lieu de la modernité artistique des territoires, le musée d'art contemporain est aujourd'hui porteur d'enjeux forts en matière d'inscription dans un système artistique globalisé, de visibilité et d'attractivité touristique. En témoigne la multiplication des musées privés en Asie par exemple, où on observe une participation toujours plus importante à la compétition artistique internationale (Ithurbide, 2010).

La galerie

La galerie d'art contemporain constitue un deuxième type de lieu d'exposition de l'art contemporain qui a gagné en importance depuis le XIXe avec le développement du marché international de l'art contemporain30 (Moulin, 2009a). Les galeries font aujourd'hui partie des lieux d'exposition et de vente d'art contemporain les plus nombreux et les plus importants, du fait de leur rôle préconisateur en matière de goût et de valeur des œuvres. Un galeriste tel que Kamel Mennour à Paris tient par exemple le haut du pavé et sa notoriété et celle des artistes qu'ils représente, comme Anish Kapoor ou Daniel Buren se nourrissent mutuellement. L'agencement des galeries répond aujourd’hui bien souvent au modèle du « white cube » et les expositions présentées changent plusieurs fois par an. Il s'agit donc d'un format tout à fait différent des expositions muséales dont la durée est en règle générale plus longue. On observe toutefois une tendance à l'homogénéisation des pratiques d'exposition de l'art contemporain, notamment à travers la diffusion de l'organisation événementielle. Si les expositions des galeries restent plus courtes, les musées d'art contemporain ont aussi de plus en plus recourt à des stratégies de changement très régulier de leurs expositions pour se rendre plus attractifs.

Bien plus que dans le cas des musées, on observe, dans le cas des galeries d'art une très forte concentration spatiale dans la ville. On observe ainsi de véritables « quartiers de galeries » (Heinich, 1998). Cette concentration ne témoigne pas seulement d'une recherche d'économie de localisation ou d'urbanisation typiques des commerces rares ou des producteurs culturels, telles qu'on a pu le montrer dans le chapitre précédent. La répartition des galeries d'art donne également des indices de l'évolution historique des pratiques artistiques. La répartition des galeries à Paris évolue ainsi, du XIXe à nos jours, au gré des différents courants, marchés et sociabilités artistiques, pour former un paysage où se côtoient de manière synchronique des quartiers de galeries formés à des époques différentes. C'est ce que décrit N. Heinich dans Le triple jeu de l'art contemporain (1998), lorsqu'elle parle de la topographie des galeries parisiennes :

« L'histoire de l'urbanisme parisien est aussi celle de la multiplication et du déplacement 30 Les galeries sont aujourd'hui responsables de la majorité des ventes privées qui ont lieu sur le marché de l'art. Elles ont

progressivement supplanté salons et même marchands d'art qui étaient les principaux protagonistes de la vente d’œuvres au XIXe siècle .Les galeries d'art contemporain ne sont pas toujours évidentes à identifier car la catégorie « galerie d'art » de la Nomenclature des Activités Françaises (NAF) compte à la fois les galeries d'art moderne, les galeries d'antiquités et les galeries d'art actuel (Moulin, Op. Cit.). Seules les galeries d'art actuel ont été prises en considération dans ce travail, ce qui a nécessité un important travail de collecte de données présenté dans la partie suivante.

des quartiers spécialisés pour les galeries d'art : au XIXe, ce fut celui des affaires (Opéra), puis les « beaux quartiers » (8e arrondissement, Matignon-Saint-Honoré) ; dans les années vingt apparut, en même temps que le surréalisme, l'opposition rive droite/rive gauche (notamment avec l'implantation de la galerie Loeb, rue des beaux-arts, dans le 6e arrondissement) ; dans les années soixante-dix, la construction du Centre Pompidou a entraîné un déplacement vers le quartier Beaubourg et le Marais, qui s'est prolongé dans les années quatre-vingts vers la Bastille ; et dans les années quatre-vingt-dix, c'est vers le 13e arrondissement que commencent à se déplacer les jeunes galeries. Ces mouvements accompagnent une spectaculaire augmentation de leur nombre ; elles étaient environ 1200 dans les années quatre-vingts (la moitié étant concentrée à Paris), dont 300 spécialisées dans l'art contemporain. » (Heinich, 1998:273)

J. Verlaine évoque également la modification de la topographie artistique parisienne avec les débuts de l'art contemporain, et l’illustration qu'elle tire de « la vie française » montre un état antérieur à celui que décrit N. Heinich, où le quartier de galeries du Marais n'apparaît pas encore (figure 2.1). Nous verrons dans la seconde partie de cette thèse que cette topographie a encore évolué depuis la fin des années 1990, époque à laquelle N. Heinich a réalisé ces observations. Les galeries d'art contemporain font partie des espaces de diffusion marchands de l'art contemporain. D'autres lieux font partie de ce sous-système marchand, à l'instar des salles des ventes telles que Christie's ou Sotheby's. Ces lieux constituent des lieux intermédiaires dans la diffusion des œuvres d'art, destinés non pas à l'accueil du public mais à la vente. Ils ne seront donc pas pris en compte comme des espaces d'exposition. Galeries d'art et musées constituent les deux figures emblématiques des lieux de diffusion artistique consacrés à la réception de l'art. Celle-ci ne se limite pourtant pas à ces seuls lieux consacrés et peut avoir lieu dans la rue, le temps d'un festival ou d'une foire ou encore dans une ancienne usine.

Figure 2.1 : L’implantation des galeries d’art à Paris (dessin anonyme paru dans La Vie française, 6 février 1963)

Encadré 2.1 : Le « white cube »

Des salons de peinture du XIXe siècle à l'exposition des œuvres dans un musée à l'architecture post-moderne comme le Guggenheim de Bilbao, les pratiques d'expositions ont connu des transformations importantes. Le « white cube » correspond à l'une des pratiques d'exposition aujourd'hui les plus répandues dans le domaine de l'art contemporain. Il s'agit d'une pratique d'exposition qui s'est développée à partir de la fin des années 1950, et largement répandue à partir des années 1960 qui consiste à épurer au maximum l'espace d'exposition afin de donner toute la place aux œuvres. Le nom « white cube » désigne tout simplement le fait que les murs de tels espaces d'exposition sont uniformément peints en blancs, afin de créer un espace neutre et lumineux qui s'efface derrière les œuvres. Caractéristique née dans les galeries d'art, ce modèle s'est ensuite étendu à tous les espaces d'exposition qui souhaitaient adopter cette posture de neutralité maximale.

J. Verlaine décrit le passage, à Paris, d'un modèle d'exposition à l'autre :

« l’espace se vide – on assiste à une disparition progressive des meubles dans les salles d’exposition, à commencer par les éléments superflus, comme les commodes ou les tables basses, puis avec la disparition des éléments fonctionnels, bureau et sièges. Les murs sont de plus en plus blancs : les galeries prennent l’habitude de faire repeindre leurs cimaises chaque été. L’éclairage devient mobile, les rampes et le spot font leur apparition, qui permettent de cibler l’œuvre à éclairer. Enfin, les principes guidant l’accrochage se modifient au profit de la notion de « respiration » des œuvres : celles-ci sont de plus en plus espacées, dans une volonté explicite d’éviter les conflits visuels par l’isolement et l’individuation des tableaux ou des sculptures présentés lors de l’exposition. Le triomphe de ce modèle, baptisé white cube, est évident à Paris dans les années soixante. » (Verlaine, 2008 : 290)

Cette « idéologie de l'espace de la galerie » (O’Doherty, 1986) a fait long feu et s'est répandue au point d'être quasiment devenue la norme pour les expositions d'art contemporain. Elle connaît de nombreuses critiques en raison justement de l'homogénéisation croissante des pratiques d'exposition à l'échelle globale, qui va à l'encontre d'une diversité des pratiques et des traditions artistiques, à laquelle a donné lieu son adoption généralisée. Le « white cube » est également remis en cause au nom d'une désacralisation de l'art contemporain et d'une volonté de prise en compte du contexte (Ardenne, 2002).

un exemple de lieu d'exposition répondant au modèle du « White Cube » : exposition « Organic Food Shop », Kunst Werke, Berlin