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2 Les espaces urbains de la production culturelle

Encadré 1.2 : L'économie culturelle comme outil stratégique du développement urbain berlinois

2.2.3 Les réseaux de l'économie culturelle

La mise en réseau des acteurs constitue un puissant facteur d'organisation des espaces de l'économie culturelle. Structures flexibles sur lesquels s'appuient les flux de biens matériels ou immatériels et de personnes (Urry, 2000), ils jouent un rôle majeur dans l'organisation de la production culturelle en elle-même, et dans la hiérarchie globale des « paysages spatio-culturels » (Mommaas, Op. Cit.).

L'organisation sociale et spatiale de la production culturelle s'appuie sur des réseaux flexibles d'acteurs, ainsi qu'on l'a évoqué précédemment à propos de l'économie de projet qui caractérise l'économie culturelle. Ils permettent la mise en relation des individus et des lieux d'une production dont il a été montré qu'elle est de plus en plus spécialisée et morcelée (Krätke, 2011; Ryan, 1992). Ils apparaissent également comme un moyen de réduction des risques (Scott, 2000 ; Scott et Leriche, 2005). La prise de risque étant d'autant plus élevée que l'on évolue dans un paysage en constante recomposition du fait de l'injonction à une nouveauté perpétuelle, les réseaux offrent en effet une forme d'organisation flexible, adaptée à des besoins qui eux aussi changent selon les partenariats, les besoins d'information sur un marché où les savoirs-faire particuliers à acquérir. Les études empiriques concernant les réseaux culturels sont aujourd'hui nombreuses et couvrent presque tous les secteurs culturels. Les réseaux de production de la musique font notamment l'objet de nombreuses analyses qui montrent à la fois l'importance du contexte local de production (contexte économique, mais aussi social et culturel) et celle des liens tissés entre une pluralité de lieux et

d'acteurs (Calenge, 2006; Scott, 1999; Watson, Hoyler, et Mager, 2009). Les réseaux apparaissent ainsi comme des espaces ressources qui lient aussi bien des lieux très proches que très éloignés, comme cela a été montré dans le cas de la production et la diffusion de la musique hip-hop par exemple (Mager, 2007). Les réseaux des arts plastiques, et notamment de l'art contemporain, s'ils font l'objet de nombreux travaux en sociologie ou en histoire de l'art, font l'objet de travaux moins nombreux de la part des géographes. L'intérêt des géographes pour ces réseaux est cependant croissant, interrogeant les voies sélectives de la diffusion de l'art contemporain mais aussi les conditions et les conséquences d'une globalisation toujours plus importantes des réseaux artistiques (Currid et Connolly, 2008; De Vrièse et al., 2011; Wolf, 2007). Une littérature grise importante concernant les réseaux artistiques existe par ailleurs, qui cherche à mesurer les plus-values dont bénéficient les acteurs de structures en réseaux, notamment dans les cas de productions artistiques peu ou pas intégrée aux réseaux marchands (Pehn, 1999). Un réseau tel que TransEurop'Halles a par exemple pour objectif de fournir des ressources à un réseau de 52 centres culturels européens indépendants, en terme de connaissances des politiques culturelles européennes, de possibilités de financements etc..19.

Les réseaux sociaux sur lesquels s'appuie la production culturelle mobilisent des ressources spatiales, et dans le cas de la création artistique et culturelle, l'espace urbain, voire métropolitain est considéré comme une ressource pour des interactions denses et le jeu paradoxal de concurrence/assurance du réseau artistique. P.M. Menger évoque ainsi le rôle de l'espace urbain comme « biotope » favorable à la constitution de réseaux denses de créateurs :

« Le vocabulaire des réseaux permet de souligner les deux propriétés essentielles du

biotope que constitue un centre urbain dominant : chaque artiste appartient à un ou

plusieurs réseaux de pairs qui constituent son groupe immédiat de référence, d'évaluation et de soutien [...] et chacun tisse en même temps un grand nombre de liens avec les diverses catégories d'acteurs intervenant dans la production artistique [...]Plus la concentration de ces deux sortes d'acteurs auxquels l'individu est lié par une organisation en réseau est grande, plus la densité des échanges est forte, et plus, conformément au principe durkheimien d'analyse morphologique des densités sociales, la voie s'ouvre à un accroissement simultané des phénomènes d'individualisation des comportements et des choix et à une interdépendance accrue des acteurs dans un système plus complexe d'organisation du travail. D'où la double et ambivalente

fonction des réseaux : stimuler la production concurrente d'innovations et la quête

individuelle d'originalité, d'une part, abriter les individus des conséquences les plus perturbatrices de l'accroissement de la concurrence, d'autre part. » (Menger, Op. Cit.:564-565, souligné par l'auteure)

Des réseaux denses de production se tissent à l'échelle locale et régionale de la ville et de son aire d'influence directe, où les échanges les plus intenses sont favorisés par la proximité géographique des acteurs. Ils croisent des réseaux de diffusion et de reproduction des produits culturels qui font de l'urbain un contexte géographique particulièrement propice à la production culturelle dans le même temps qu'il nécessite des compétences particulières des acteurs pour s'y adapter et profiter de ses externalités (Krätke, 2011). Les artistes ne sont ainsi pas les seuls à avoir besoin de développer des compétences urbaines (Le Strat, 1998) afin d'organiser au mieux leur travail ; intermédiaires, diffuseurs et consommateurs font également preuve des compétences qui rendent possible un fonctionnement flexible à l'échelle de la ville. Pour autant, la ville n'est pas la seule échelle d'analyse 19 Site internet du réseau :http://www.teh.net

des réseaux sur lesquels s'appuie la production culturelle. Un des enjeux de l'analyse de ces réseaux réside justement dans la compréhension des articulations qui se jouent entre les espaces de la production culturelle, districts, villes ou régions à l'heure où la mondialisation de la production culturelle interroge.

L'économie culturelle prend aujourd'hui appui sur des réseaux qui s'étendent à l'échelle mondiale. La circulation des images et des symboles s'est accélérée et étendue avec le développement des techniques de l'information et de la communication mais aussi du fait de la concentration de plus en plus grande de la production culturelle au sein de grands groupes internationaux tels que la major Universal Music, qui fait partie depuis 2000 du groupe Vivendi et compte plus de 50 labels dans le monde entier. Alors que l'internationalisation permet de diversifier les réseaux de production et de distribution des biens culturels, le risque majeur relevé est celui d'une uniformisation croissante de la production culturelle, du fait de la concentration des producteurs au sein de groupes toujours plus importants mais aussi du fait d'une uniformisation progressive de la culture à travers la diffusion mondiale des produits culturels. C'est le cas par exemple dans le domaine de la traduction littéraire, où il a été montré que l'intensification des échanges ne s'accompagne pas d'une diversification des langues de traduction mais accentue au contraire la domination de l'anglais sur le marché des traductions (Sapiro, 2009).

L'extension des réseaux a paradoxalement renforcé le rôle des centres majeurs de la production culturelle, à l'instar de ce qui a pu être montré dans le cas des médias (Krätke, 2003; Pratt, 2000). Les points d'ancrage des réseaux de production et de diffusion culturelle jouent une rôle d'interface majeur entre les connections qui s'établissent à l'échelle locale, notamment dans les clusters de production, et l'arrimage de ces nœuds de la production culturelle dans un système globalisé de production, de diffusion et de consommation. On peut résumer les interactions entre échelles locales et globales que suppose l'organisation réticulaire de la production culturelle en reprenant les mots de S. Krätke :

« les multinationales de la culture et des médias interagissent localement avec les producteurs spécialisés et les pourvoyeurs de services. Dans le même temps, ils contribuent au développement de réseaux globaux de succursales et sous-traitants qui les mettent en réseau avec les centres urbains de la production culturelle à une échelle globale20. » (Krätke, 2011: 150-151).

La concentration de la production culturelle dans les plus grands centres urbains tels que Londres, Paris, Tokyo ou Los Angeles participent du processus de métropolisation, à l'instar de ce qu'ont montré les recherches menées par le groupe Globalization and World Cities (GaWC) (Krätke et Taylor, 2004). Si l'on retrouve, à partir des réseaux transnationaux de production culturelle, des hiérarchies métropolitaines très proches des hiérarchies métropolitaines considérées à partir de la concentration des services aux multinationales (Beaverstock et al., 1999; Taylor et al., 2002), certaines métropoles apparaissent comme des métropoles de rang « alpha » (i.e. le rang le plus élevé dans les classements établis par le GaWC) dans le domaine des médias, comme Berlin, Munich ou Amsterdam, alors qu'elles sont classées parmi les métropoles de rang « gamma » (i.e. Le 20 « The global firms of the culture and media industries are locally interacting with the small specialist producers and service providers. At the same time, they are running a global production network with widely dispersed branch offices and subsidiaries that permits networking with urban centers of cultural production on a global scale. »

rang inférieur du classement des métropoles mondiales du GaWC) lorsqu'on analyse la répartition des services (Krätke, 2011:153). Pour partie, les réseaux de la production culturelle apparaissent ainsi en mesure de remettre en question des hiérarchies métropolitaines globales observées par le biais d'indicateurs plus traditionnels d'insertion dans les réseaux économiques internationaux.

Ces réseaux attirent de plus en plus l'attention des géographes, mais les travaux qui les mettent en évidence restent limités. Ceux déjà cités du GaWC et de S. Krätke constituent des références en matière d'articulation des approches globales et régionales. On peut en citer d'autres, relatifs à la production musicale par exemple, qui montrent que les réseaux (institutionnels, d'artistes, de maisons de production etc.) structurent fortement l'organisation spatiale de ce champ (Calenge, 2006; Leyshon, 2001; Watson et al., 2009). Les travaux d'histoire et d'histoire de l'art consacrés aux circulations artistiques et intellectuelles transnationales montrent également l'importance des réseaux d'échanges dans la circulation des savoirs, des œuvres et des personnes dans le temps long (Charle, 2004; Charle et al., 2004). Leur mesure et leur représentation cartographique reste pour autant difficile à établir et constitue un enjeu de taille (Joyeux-Prunel, 2011).

L'intensité des échanges et des connections peut être mesurée par le biais d'une adaptation en géographie des méthodes d'analyse de réseaux (Social Network Analysis) (Lazega, 2007; Wassermann et Faust, 1994). Transposée en géographie, elle permet de mettre en évidence les canaux de circulation de l'information à différentes échelles, du district industriel aux réseaux inter-firmes globaux, à l'instar des analyses menées à l'échelle mondiale sur les réseaux de villes par le GaWC. Elle suppose de construire des indicateurs de densité (mesurée à partir du nombre et de l'intensité des connections), de cohésion (mesurée à partir du nombre de nœuds du réseau séparés les uns des autres), de centralisation (mesurée à partir de la concentration des liens), et de connectivité régionale et supra-régionale (Krätke, 2010b). Dans le domaine de la production culturelle et artistique, ce type d'analyse est de plus en plus fréquemment mobilisé pour comprendre comment ces champs particuliers se structurent. L'analyse des réseaux permet de montrer à la fois l'intensité des connections à différentes échelles, du local d'un cluster tel que le cluster de production cinématographique de Potsdam-Babelsberg (Krätke, 2011:138), à l'international des réseaux mondiaux des villes des médias qui comptent des métropoles telles que Londres, Paris, Munich ou Los-Angeles parmi les métropoles occupant une position dominante dans ce type de production culturelle (Krätke, 2002; Scott, 1996). Ce type d'approche a très largement guidé le recueil et l'interprétation des données permettant de comprendre l'organisation spatiale de l'art contemporain à Paris et à Berlin. Les réseaux jouent en effet un rôle particulier dans l'organisation de ce champ dont la dimension internationale est très largement reconnue (Belting, 2009; Bydler, 2004).

Les analyses géographiques de ces réseaux restent peu nombreuses. Une des ambitions de ce travail est de venir compléter les études empiriques des différents champs de l'économie culturelle afin d'identifier les réseaux interurbains qui relient les espaces de l'art contemporain, d'interroger les modalités de circulations des individus, des œuvres et des compétences et d'articuler les différentes échelles d'organisation territoriale de l'art contemporain (chapitres 5 et 8).

Réseaux et districts ou clusters sont les deux formes interdépendantes caractéristiques des espaces de l'économie culturelle. Loin de constituer uniquement des formes génériques dont les modèles

d'organisation sont transposables à tout secteur d'une économie culturelle uniformément mondialisée, les différents champs de la production de biens symbolique témoignent d'organisations variant d'un contexte géographique à l'autre, d'un produit à l'autre. Cette diversité invite à travailler empiriquement sur les différentes branches de l'économie culturelle afin d'en révéler les particularités et les enjeux aussi bien en terme de territorialisation que d'internationalisation. À ce titre, une étude du champ particulier de l'art contemporain contribue à une meilleure connaissance empirique des espaces de l'économie culturelle à différentes échelles.

Le développement détaillé des termes et des figures de l'économie culturelle qui vient d'être proposé apporte des éléments de compréhension supplémentaires à une lecture des géographies urbaines de la culture. Il nous a permis de montrer l'importance des interactions entre organisations sociales, économiques et géographiques d'une culture qui est aujourd'hui considérée non plus comme un élément secondaire mais central de la croissance économique des villes et de la structuration des espaces urbains. Cette place centrale accordée à la culture (marchande) résulte, et il est important de le rappeler, des transformations des modes de production et de régulation d'un capitalisme post-fordiste. Au point que l'économie culturelle désigne aujourd'hui non seulement un secteur caractérisé par la création et l'échange de biens à forte valeur symbolique mais aussi un véritable modèle de développement économique dont les enjeux peuvent être résumés en reprenant les mots de S. Krätke :

« La géographie économique ainsi que la recherche urbaine ont souligné l'impact majeur du secteur de l'économie culturelle [...] dans les économies urbaines (Scott, 2000), et détecté son ancrage particulièrement fort dans les espaces densément urbanisés (Krätke, 2000, 2002) ainsi que ses tendances à la concentration dans certains centres du système urbain. L'approche culturelle des concepts de régénération urbaine a pourtant été chargée d'attentes exagérées en ce qui concerne la possible contribution de l'économie culturelle à la compensation de la baisse de l'emploi dans les industries fordistes traditionnelles. Les concepts de développement économique qui se concentrent sur l'économie culturelle des villes continuent toutefois à influencer les stratégies de développement urbain mises en place récemment. »21 (Krätke, 2011 : 22)

C'est en tenant compte de la polysémie des concepts liés à l'analyse de la production culturelle que je les mobilise pour comprendre l'organisation des espaces urbains de l'art contemporain. Ce champ de recherche fait par ailleurs appel aux concepts de l'économie, et par extension de la ville, créatives, où les artistes et les activités artistiques sont associés à des modèles de développement économique proches de ceux que l'on vient d'évoquer.

21 « Economic geography and urban research highlighted the strong impact of the cultural economy sector [...] on urban economies (Scott, 2000), and detected its particularly strong embedding in inner urban areas (Krätke, 2000, 2002) as well as its selective clustreing in particular centers of the urban system. However, the cultural focus of regeneration concepts was accompanied by rather exaggerated expectations concerning the cultural economy's possible contribution to the compensation of shrinking employment opportunities in traditional Fordist industries. In recent times, economic development concepts that concentrate on the city's cultural economy have continued to shape urban developemnt strategies. »