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3 La culture n'est pas soluble dans la créativité

3.1 Les artistes dans la ville créative

La ville créative connaît, surtout depuis la grande diffusion des travaux de R. Florida (Florida, 2002, 2005), un succès retentissant aussi bien dans les domaines académiques que professionnels. Elle nous intéresse plus particulièrement du fait qu'elle accorde aux artistes un rôle central, individus détenteurs d'un potentiel créatif s'il en est, dans le développement économique des villes à l'ère post-industrielle. Comment expliquer ce rôle prépondérant des artistes dans la ville créative ? Pour le comprendre, il convient tout d'abord de s'interroger sur l'évolution de leur place dans la société actuelle, devenue centrale dans le modèle d'organisation du travail qu'ils incarnent (Boltanski et Chiapello, 1999; Menger, 2009), mais aussi dans le modèle de valeurs qu'ils représentent, aujourd'hui devenues très attractives (Florida, 2002, 2005).

Loin d'être considérés comme des rebuts non productifs de la vie urbaine, les artistes sont aujourd'hui de plus en plus considérés comme des individus dont l’inventivité, la liberté, la créativité se révèlent les clés d'une innovation en devenir sur leur terre d'élection. Ils sont ainsi au cœur d'une économie définie comme créative, centrée sur l'inventivité de ses acteurs. Cette place centrale qui leur est attribuée relève à la fois des transformations de l'économie que l'on a déjà mentionnées et de la proximité des valeurs accordées au travail de création et de celles d'un capitalisme valorisant l'hyperflexibilité des individus (Boltanski et Chiapello, 1999; Menger, 2009). P.M Menger montre en détail cette évolution du travail créateur de l'exception, perçue comme anarchique, dont la liberté fascine, vers la norme d'un individualisme et d'une hyper-flexibillité du travailleur. Selon lui,

« la valeur d'activité expressive et inventive incarnée dans le travail créateur s'infiltre aujourd'hui dans de nombreux univers de production :

 par contiguïté : artistes, chercheurs et ingénieurs passent pour le noyaux dur d'une « classe créative » ou d'un groupe social avancé, les « manipulateurs de symboles », à l'avant-garde de la transformation des emplois hautement qualifiés ;

 par contamination métaphorique, quand les valeurs cardinales de la compétence artistique – l'imagination, le jeu, l'improvisation, l'atypie comportementale voire l'anarchie créatrice – sont transportés vers d'autres mondes productifs ;

 par exemplarité : l'esprit d'invention communique avec l'esprit d'entreprise dans les jeunes et petites entreprises, et l'organisation en réseau des activités créatrices et des relations de travail et de communication entre les membres des mondes de l'art fournissent un modèle d'organisation ;

 par englobement : le monde des arts et des spectacles devient un monde économiquement significatif » (Menger, 2009:157-158) »

Ce passage résume les quatre principaux vecteurs de la diffusion des modes d'organisation et des valeurs associés au travail artistique vers de nombreux autres domaines. À la lumière de ce qui a été

explicité précédemment concernant l'importance prise à l'heure actuelle par l'économie culturelle, on comprend d'une part que les artistes jouent un rôle important dans la production de valeurs. P.M. Menger évoque d'autre part la diffusion de valeurs sociales à travers la constitution de groupes sociaux détenant un pouvoir symbolique fort, que lui ou des auteurs comme E. Chiapello et L. Boltanski avait parfaitement mis en évidence et que R. Florida a qualifié de « classe créative ».. Classe sociale en pleine montée en puissance selon la thèse que défend R. Florida depuis The rise of the creative class (2002), la classe créative est définie par l'auteur autour du partage d'une caractéristique commune : l'importance de la capacité de création, de la créativité chez ses représentants, aussi divers soient-ils. La définition qu'il propose de la classe créative s'appuie sur une reconnaissance croissante du potentiel que représente la créativité pour le développement urbain (Landry, 2000). Il définit cette classe autour de deux groupes : le premier, noyau dur « super-créatif », comprend les actifs dont l'activité est centrée sur la création d'idées de technologies ou de formes nouvelles, à l'instar des artistes, des architectes, des designers, des scientifiques22. Le second groupe est constitué par des actifs pour qui la création (au sens large, encore une fois, de création d'idées, de formes, de savoirs etc.) n'est pas au cœur de l'activité mais apparaît comme une capacité mobilisée pour résoudre des problèmes complexes. Juristes, avocats, médecins, financiers comptent ainsi parmi le second noyau de créatifs. La définition extensive du terme créatif permet à R. Florida d'intégrer un grand nombre des actifs du tertiaire supérieur dans cette nouvelle classe et d'en montrer la conséquence, la largeur de la définition permettant d'en faire un groupe représentant près d'un tiers de la population active aux États-Unis. L'idée séduit d'autant plus que ceux à qui elle s'adresse, décideurs politiques, aménageurs, peuvent se considérer comme partie prenante d'un groupe représentant selon R.Florida l'avenir des territoires (Krätke, 2011; Peck, 2005). R. Florida étaye l'hypothèse d'une corrélation positive entre présence de la classe créative et compétitivité des villes à partir de comparaisons interurbaines réalisée sur la base de nouveaux indices statistiques déterminant l'importance, dans chacune des villes, des facteurs favorables à la créativité, les trois T : Talent, Technologie et Tolérance, qui, associés, seraient garants de l'attractivité de la ville pour la classe créative (Florida, 2002).

La présence des artistes, qualifiés par R. Florida de « bohème », est mesurée à partir de l' « indice bohémien », et considérée comme un facteur d'attractivité pour d'autres membres de la classe créative, notamment les professionnels des secteurs technologiques, qui seraient les principaux témoins des capacités d'innovation dans les villes23, et comme indicateurs d'un environnement urbain attrayant. Florida n'est pas le seul à s'intéresser à la corrélation entre présence des artistes et des actifs des entreprises technologiques (celles de la Nouvelle Économie en premier lieu), dont les causes sont recherchées tantôt du côté des transformations des modes de production, tantôt des modes de consommation. Cette corrélation tend même à être impulsée par des politiques urbaines cherchant à favoriser la colocalisation des activités artistiques et technologiques (Landry, 2000; Peck, 2007; Roy-Valex, 2008; Vivant, 2009). L'analyse de R. Florida, si elle a le mérite de reconnaître 22 The Super creative Core of this new class includes scientists and engineers, university professors, poets and novelists, artists, entertainers [..] » (Florida, 2002, p. 69). Ce noyau « super-créatif » est parfois subdivisé en deux groupes, celui des professionnels suer-créatifs et celui des « bohémiens », dont les emplois requièrent une créativité artistique.

23 Ce qui réduit considérablement, comme le montre S. Krätke (2011), le spectre de la diversité des environnements innovants, qui doivent selon l'auteur être appréhendés de manière plus complète en prenant notamment en compte les actifs des branches « recherche et développement » des entreprises.

l'importance des capacités d'innovation d'une grande variété d'individus, tend cependant à établir un lien causal plus que simplifié entre créativité et développement économique qui a fait l'objet de nombreuses critiques.

On peut relever deux lignes de critiques majeures quant à la place et au rôle accordé aux artistes dans les travaux de R. Florida. La première vise le rôle essentiellement attractif accordé aux artistes, qui seraient avant tout les atouts locaux permettant d'attirer les membres du noyau le plus créatif. Les artistes vivent dans des quartiers qui disposent des espaces de sociabilité dont ils ont besoin : cafés, restaurants, et d'un environnement culturel dynamique, entre autres « besoins naturels » caricaturaux. Ce sont principalement les modes de consommation qui caractérisent les artistes, le style de vie que reflètent les quartiers artistiques qui sont alors considérés comme des facteurs attractifs. Si cela peut être vrai pour une certaine part de la population partageant des pratiques similaires, la plupart des chercheurs s’intéressant au rôle des artistes dans les transformations urbaines mettent en garde contre tout raccourci causal. Ils invitent notamment à se garder d'un lien trop vite établi entre la présence d'une population, les artistes, et l'attraction d'une population créative à haut revenu qui ferait des premiers les déclencheurs de processus de gentrification dans les quartiers où ils vivent (Ley, 2003; Vivant et Charmes, 2008). Ainsi que le résume E. Vivant :

« il apparaît que l'artiste n'est ni une cause profonde, ni un prétexte superficiel, mais plutôt un révélateur de la population directement intéressée par un processus de retour en ville. » (Vivant, 2009.:42)

Je reviendrai plus longuement au prochain chapitre sur cette question (chapitre 2). Il semble par ailleurs plus juste de considérer les artistes comme partie prenante de la production des lieux de sociabilité, de l'ambiance urbaine, aux côtés d'autres groupes tels que les étudiants par exemple, pour comprendre les modalités de leur installation dans un quartier et la formation d'un quartier artistique24 ; plutôt que de les considérer comme les seuls témoins ou pionniers dénicheurs d'environnements urbains favorables à la créativité (Ambrosino, 2009, Krätke, 2011, Vivant, 2006). Alors que R. Florida dans sa théorie de la classe créative accorde principalement aux artistes un rôle attractif pour d'autres populations, ils sont au contraire considérés dans de nombreux travaux comme des acteurs centraux d'une économie culturelle aux potentiels importants en termes de croissance économique régionale (Krätke, 2002; Markusen et Schrock, 2006; Power et Scott, 2004; Scott, 1996). La seconde critique concerne l'indistinction au sein d'un sous-groupe « artiste », alors même que les modalités d'organisation sociales et géographiques diffèrent considérablement selon le type de création artistique qui est en jeu : peinture, design, jeu vidéo...(Markusen, 2010; Roy-Valex, 2008). Les activités créatives, ainsi que l'écrit M. Roy-Valex « ne constituent pas un tout indifférencié » et parmi elles, les activités artistiques encore moins,

« ne serait-ce qu'en raison de l'entretien de frontières symboliques fragiles mais essentielles de la pratique artistique qui contribuent à structurer ce marché particulier en différents mondes de production relativement imperméables entre eux. » (Op. Cit. : 208). L'analyse d'un secteur en particulier, celui de l'art contemporain va dans le sens d'une injonction de plus en plus largement partagée à une distinction entre les différents secteurs que l'expression 24 Je reviendrai en détail sur la notion de quartier artistique dans le prochain chapitre, qui est consacré aux pratiques des

« activités créatives » tend à regrouper dans un ensemble aux limites floues, et notamment à une distinction entre les activités relatives à l'innovation scientifique et technique et les domaines de la créativité artistique et culturelle (Krätke, 20110,2011). Les critiques émises par rapport à l'analyse incomplète de la place des artistes dans les sociétés et les villes post-industrielles se retrouvent dans des réflexions critiques plus larges autour de la théorie de la classe créative.