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Le terme d'art contemporain est mentionné depuis l'introduction de la thèse et apparaît en filigrane tout au long du premier chapitre comme élément d'un ensemble plus vaste qui est celui des activités culturelles. J'ouvre ce chapitre par un arrêt sur le choix de ce domaine d'investigation en particulier et sur sa définition. Comme tout travail de recherche en sciences sociales qui s'efforce de produire des connaissances théoriques à partir d'observations empiriques, ma réflexion est le fruit de constants allers et retours entre les problématiques liées à la spatialisation des activités artistiques et culturelles en général, et des observations empiriques réalisées dans un domaine qui m'est familier, celui de la création plastique contemporaine (Volvey, 2003a). Le choix de l'art contemporain comme champ d'investigation a dans ce sens été d'abord guidé par un intérêt personnel. Mais ces observations plus personnelles trouvent finalement très vite un écho dans les questionnements qui me préoccupent en tant que géographe. Cette section introduit une approche de l'art contemporain en géographe, avant de définir ce dernier.

1.1.1 L'art comme objet géographique

L'art n'a pas lieu n'importe où, bien au contraire semble-t-il, lorsque l'on remarque que la plupart des lieux artistiques se trouvent dans les espaces urbains centraux tout comme lorsque l'on s'intéresse à la configuration des lieux artistiques, ou encore à la provenance des artistes dans un catalogue d'exposition. Quel que soit l'angle d'approche par lequel on aborde l'art, il invite à des questionnements géographiques.

Entrer dans une galerie, rue du cloître Saint-Merri à Paris, par exemple, et y découvrir le regard que de jeunes photographes colombiens posent sur le monde26, conduit ainsi à se poser une série d'interrogations géographiques dont quelques-unes sont relevées ici. Un premier questionnement tient à la localisation du lieu d’exposition : on se trouve à Paris, métropole internationale, réputée depuis plusieurs siècles pour son dynamisme et son attractivité culturelle. Dans quelle mesure Paris constitue-t-elle une place centrale parmi les autres villes d'exposition et de création artistique ? On se trouve ensuite dans un quartier central de Paris, très marqué par la concentration des galeries d'art, aux identités multiples, de quartier artistique, gay, touristique, juif etc.. Comment toutes ces identités interagissent-elles ? Comment les lieux artistiques contribuent-ils aux dynamiques de ce quartier du centre de Paris ? Ce qu'on observe dans le Marais est-il transposable à d'autres quartiers ? À d'autres villes ?

Une fois dans la galerie, l'exposition soulève une seconde série de questions : Comment ces œuvres sont-elles arrivées là ? Quelles représentations des espaces véhiculent-elles ? Où vivent les artistes qui sont exposés ici ? Où travaillent-ils ? Comment les liens avec le commissaire d'exposition se sont-ils tissés ? Entre-t-on dans un monde artistique globalisé ou sommes-nous témoins de liens sélectifs ? La liste est longue des objets et des théories géographiques qui peuvent être interrogés 26 Exposition « Pérou Colombie - Photographes d'aujourd'hui. »,(2011), Galerie Bruneau Munier, Paris

simplement en passant la porte d'un espace d'exposition.

Ces problématiques ont été pour partie abordées dans quelques rares travaux de géographes s'intéressant à la dimension spatiale des activités artistiques. R. Knafou synthétise ces approches en écrivant que :

« les quelques travaux existants [i.e d'une géographie de l'art] ont mis l'accent sur, d'une part, le développement des foyers artistiques – en relation avec le concept de centre/périphérie – et, d'autre part, la mise en évidence des dynamiques artistiques, des processus de diffusion des innovations comme des productions.[...] à une échelle plus fine, des études de géographie urbaine explorent la place des activités artistiques dans la structuration des villes, surtout des grandes villes et de leurs quartiers centraux (Grésillon, 2002) » (Knafou, 2003:90)

Cette « géographie de l'art » ainsi que la nomme l'auteur, n'en reste pas moins « balbutiante » pour reprendre ses mots. Plusieurs contributions viennent enrichir un champ d'études encore relativement peu investi (Gilabert, 2004; Grésillon, 2002, 2008, 2010; Volvey, 2010) et poser les bases d'une géographie de l'art renouvelée par rapport à l'approche de la vieille 'kunstgeographie27' allemande (Gerstenberg, 1922).

Les travaux de B. Grésillon et d'A. Volvey me semblent emblématiques de deux perspectives presque inverses l'une de l'autre et qui en cela peuvent être considérées comme les deux bornes de la réflexion que j'ai menée sur l'art contemporain : le premier aborde la géographie de l'art dans sa dimension métropolitaine, en entrant par les lieux artistiques, la seconde aborde la dimension spatiale de l'art à partir de l’œuvre et de la pratique artistique.

Les travaux de B. Grésillon montrent une première entrée à partir de l'objet « art ». Il défriche de manière programmatique depuis ses travaux sur Berlin (2002) le champ artistique et ouvre, à partir des lieux artistiques, la perspective et les questionnements d'une géographie culturelle renouvelée, qui prend d'abord pour objet les faits culturels (2008). Le développement de sa réflexion le conduit à proposer une géographie de l'art qui s'inscrit à la croisée de la géographie urbaine et de la géographie culturelle (Grésillon, 2010). Dans la lignée de ses propositions, j'interroge les interactions entre lieux artistiques et espaces urbains. Mon approche, si elle poursuit, me semble-t-il, une géographie de l'art d'abord urbaine telle que la définit B. Grésillon, vient la compléter par l'objet retenu et par, entre autre, l'approfondissement de certaines questions soulevées par le géographe, et notamment celle de la différenciation des lieux artistiques selon leurs activités. Mon travail se concentre ainsi sur la création plastique, qui induit une configuration des espaces différentes de celles des arts du spectacle, et se propose d'apporter des connaissances quant au fonctionnement du système fortement internationalisé de l'art contemporain à partir de l'hypothèse d'une spécialisation des lieux et des espaces artistiques.

En miroir d'une entrée par la ville et les lieux artistiques, A. Volvey se saisit de l’œuvre d'art comme objet géographique et explore les spatialités artistiques à partir de celui-ci. L’œuvre des artistes contemporains, Christo et Jeanne-Claude, est au cœur de son travail. Elle aborde quant à elle les productions spatiales auxquelles donnent lieu les œuvres des artistes. L'entrée micro-géographique par l’œuvre et par les pratiques des artistes lui permettent de développer une réflexion sur les 27 Littéralement « géographie de l'art ». Pour l'historique de la notion voir (Besse, 2010:212)

spatialités artistiques (Volvey, 2003b). Cette approche participe d'une réflexion sur ce que l'approche de l'art peut apporter à la géographie et se situe à l'interface d'une réflexion épistémologique, esthétique, psychologique et géographique. Le travail encyclopédique réalisé autour de l’œuvre christolienne montre toute la richesse d'une approche géographique de l'art, et montre sous un autre angle comment les champs de l'art et de la géographie peuvent se féconder.

Au croisement de ces deux approches, je me saisis de l'art contemporain comme objet de recherche pour en aborder les spatialités, principalement à l'échelle métropolitaine et individuelle, et en m'efforçant d'intégrer à ces deux échelles d'observation l'échelle globale nécessaire à l'analyse des espaces d'une activité artistique de plus en plus globalisée. Pour mieux comprendre comment un questionnement géographique s'est structuré autour de cet objet de recherche particulier, il importe de le définir.

1.1.2 Qu'est-ce que l'art contemporain ?

Lorsque l'on parle d'art contemporain, c’est dans le domaine des arts plastiques que l'on se situe (Heinich, 1998), ce qui constitue une première caractéristique importante pour comprendre ensuite l'organisation des espaces dans ce domaine. Les arts plastiques se définissent traditionnellement par opposition aux arts du spectacle. Outre les disciplines associées aux beaux-arts que sont le dessin, la peinture la sculpture et la gravure, les arts plastiques comptent aujourd'hui de nombreuses autres pratiques comme le cinéma, la vidéo, ou encore l'art numérique.

Le terme « arts plastiques» permet de prendre en considération aussi bien une production d'image artistique qui s'appuie sur des techniques relevant des beaux-arts comme le dessin ou la peinture, que de nouvelles techniques comme la vidéo, et de considérer dans un ensemble des productions artistiques qui peuvent être d'époque ou de facture très diverses, mais qui toutes ont en commun de donner lieu à une œuvre d'abord visuelle (Guelton, 2009; Panofsky, 1969). Si les pratiques que recouvre le terme sont très variées, elles ont en commun un rapport à l’œuvre d'art comme produit qui se distingue de l’exécution scénique caractéristique du spectacle vivant. La distinction entre arts scéniques et arts plastiques se lit aussi dans l’espace, à travers les lieux qui sont emblématiques des pratiques relatives à l'un ou à l'autre : ainsi l'atelier, le musée, la galerie, le cabinet de curiosités pour les arts plastiques, le studio de répétition, les coulisses ou la salle de spectacle pour les arts du spectacle. Une délimitation stricte des domaines artistiques reste malgré tout difficile dans le cas de certaines pratiques mêlant à la fois une dimension éphémère et événementielle plutôt caractéristique du spectacle et une dimension plastique. La pratique artistique de la performance28 est ainsi caractéristique des frontières floues qui peuvent exister entre les différents domaines artistiques. Les usages des lieux peuvent de la même manière traduire des frontière floues entre les genres artistiques ou déborder largement les seuls lieux dédiés exclusivement à la pratique artistique, comme c'est très fréquemment le cas lorsque l'art s'invite dans l'espace public pour le détourner, le questionner, l'agrémenter...(Ardenne, 2002). Parmi l'ensemble des œuvres des arts plastiques, les 28 La performance désigne un événement qui se réalise par la forme (per-forma) comme le rappelle G. Lista (2001). Il s'agit d'une action artistique réalisée sur un temps délimité rattaché à l'art contemporain. La définition de la performance varie selon les artistes et les courants et l'art performance recouvre de nombreuses formes d'expressions qui ont évolué avec le temps, intégrant par exemple progressivement des technologies numériques (Goldberg, 2001). De nombreux festivals sont dédiés uniquement à cette forme d'art,comme Performa, à New-York, pour le plus connu.

œuvres d'art contemporain ne représentent qu'une petite portion. Comment définir l'art contemporain, et pourquoi lui accorder un intérêt particulier ?

La définition de l'art contemporain ne se laisse pas établir aisément et donne lieu à de nombreuses controverses. Il s'agit en effet au moins autant d'un label que d'une catégorie bien précise. R. Moulin reprend dans « l'Artiste, l'institution, le marché » (2009b) les définitions douanières et historiques de l'art contemporain, tout en soulignant les fluctuations dont l'usage du terme peut faire l'objet. Pour la législation douanière, les œuvres d'artistes vivants ou décédés depuis moins de vingt ans sont reconnues comme art contemporain et bénéficient d'un régime d'échange particulier. Pour les historiens de l'art et les grandes firmes de ventes aux enchères comme Christie's ou Sotheby's l'art contemporain désigne l'art postérieur à 1945 (Moulin, 2009b:10-11). La limite de la seconde guerre mondiale fait cependant débat et le commencement de l'art contemporain devrait pour certains être bien antérieur à cette date et concomitant d'artistes avant-gardistes comme Marcel Duchamp. Pour d'autres au contraire, ce n'est qu'à partir des années 1960 qu'on observe, avec le mouvement Fluxus et le Pop Art29 notamment, une rupture nette avec l'art moderne, et le début de l'art contemporain (Millet, 2006). Le critère historique de périodicisation se mêle dans les débats sur la définition de l'art contemporain aux critères esthétiques. L'art contemporain se définit en rupture avec l'art moderne, mais l'identification de la ligne de démarcation est variable, aussi bien chez les historiens de l'art que chez les conservateurs ou les philosophes.

On peut, pour résumer la difficulté de donner une définition générique de l'art contemporain, reprendre les termes de R. Moulin :

« Du terme contemporain il n'existe pas, en l'état actuel du champ artistique, de définition générique [...] La production des artistes vivants n'est pas nécessairement tenue pour contemporaine et ce qui se passe pour tel à Clermont-Ferrand n'est pas ainsi reconnu à Düsseldorf ou à New-York. Le label 'contemporain' est un label international qui constitue un des enjeux majeurs, en permanente réévaluation, de la compétition artistique. » (Moulin, 2009b:45)

Cette relativité du terme « contemporain » (comme d'ailleurs de presque tous les termes rapportant à un courant artistique) invite à se pencher sur les raisons et les facteurs d'une telle qualification. Il n'est pas question ici d'inventorier les partis pris esthétiques dont relèvent les multiples délimitations du champ de l'art contemporain. Il s'agit plutôt, comme l'a proposé N. Heinich, de retenir une acception qui soit celle des acteurs pris en considération dans les sciences sociales plutôt que de se placer sur le plan théorique de l'esthétique ou de l'histoire de l'art. On travaillera ainsi sur une définition de l'art contemporain qui soit historique, dans la mesure où ce qui nous intéresse en premier lieu concerne l'art produit à l'époque contemporaine, mais aussi interactionniste, en considérant l'identification des acteurs à l'art contemporain. En d'autres termes : lorsqu'un acteur, galeriste, artiste ou institution, se revendique de l'art contemporain, il fait partie de notre champ d'étude. Il s'agit, à partir d'une telle définition et dans la lignée de ce que proposent plusieurs sociologies de l'art, de tenir compte des représentations des acteurs plus que d'appliquer une définition figée de l'art (Becker, 1988; Heinich, 1998; Moulin, 1999). Cette posture permet de tenir compte des processus sociaux et spatiaux de reconnaissance de la valeur artistique autant que de la valeur esthétique des œuvres (Heinich, 2004). 29 « Mouvement ainsi baptisé en Angleterre par le critique Lawrence Alloway [...] le pop art a contribué à l'intégration des nouvelles formes de la culture populaire (bande dessinée, publicité, etc.) dans l'art et a, en retour, exercé une certaine influence sur cette culture elle-même. » (Millet, 2006:192)

Elle permet au géographe d'interroger les lieux de production et de diffusion de valeurs artistiques rattachées à l'art contemporain aujourd'hui, dominant aussi bien sur le marché que dans les expositions, avec la multiplication des lieux d'expositions comme les galeries, à l'aune de la transformation du marché de l'art au XIXème siècle (Moulin, 2009b). Dans la continuité des travaux réalisés en sociologie de l'art, et plus rarement en géographie, il s'agit d'interroger les conditions de la production plastique contemporaine et de sa labellisation. Cette thèse se propose d'explorer de manière approfondie les ressorts spatiaux de la production artistique contemporaine mais aussi de sa reconnaissance. Ceux-ci attirent de plus en plus l'attention des sociologues et des historiens de l'art, notamment à l'aune du « tournant géographique » qu'ont connu les sciences sociales (Besse, 2010). Quelques travaux analysent la dimension internationale de l'art contemporain (Quemin, 2002; Veschambre, 1998). Par ailleurs, les artistes sont de plus en plus considérés comme des acteurs de la production de l'espace urbain (Ambrosino, 2009; Ley, 2003; Markusen et Schrock, 2006; Vivant, 2006). C'est à la croisée de ces deux angles d'approche que je propose de poursuivre l'analyse des conditions locales de la production artistique en formulant l'hypothèse d'un usage distinctif de l'espace dans l'art contemporain d'une part et d'une internationalisation de l'art contemporain relative au contexte de monstration de ce dernier, différent à Paris et à Berlin, d'autre part. Ces deux hypothèses sous-tendent l'ensemble du travail qui est présenté dans les parties 2 et 3 de la thèse. Elles s'appuient à la fois sur les travaux qui ont identifié des lieux artistiques à différentes échelles et sur les distinctions fonctionnelles qui ont pu être établies entre ces lieux et leurs acteurs.