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1.3 L'espace urbain comme ressource: le quartier artistique

Les lieux artistiques que l'on vient d'explorer ne constituent pas des vaisseaux isolés du reste de l'espace urbain ou des autres lieux. Ils sont au contraire souvent situés à proximité les uns des autres et, au-delà de la concentration spatiale dont certains témoignent, c'est aussi à une atmosphère particulière que donne lieu la proximité des lieux et des acteurs. De la bohème parisienne du XIXe siècle à Montmartre ou Montparnasse en passant par SoHo à New-York, le quartier artistique décrit cette alchimie particulière entre l'inscription territoriale dans l'espace urbain, un tissu relationnel entre artistes, autres professionnels de l'art, mais aussi habitants, édiles etc. et des représentations qui lui sont liées. Au départ utilisée pour décrire ces ambiances particulières, notamment dans les guides touristiques dès le XIXe siècle (Traversier, 2009) l'expression de quartier artistique s'est peu à peu forgée en outil d'analyse de l'inscription territoriale de la production et de la consommation artistique et culturelle dans les villes. Dans quelle mesure le quartier artistique constitue-t-il une grille d'analyse pertinente pour comprendre l’inscription de l'art contemporain dans la ville ? Pour comprendre ce qu'est un quartier artistique, il importe de relever certaines caractéristiques dont la synergie contribue à qualifier ce type d'espace.

La première de ces caractéristiques, qui nous intéressent particulièrement en tant que géographe, est celle de la nature négociée et mouvante de l'espace décrit qui se dit dans l'utilisation du terme

« quartier ». Le quartier artistique apparaît comme une réponse aux observations empiriques réalisées dans le temps long de l'histoire de la polarisation, à l'échelle urbaine et infra-urbaine, des activités artistiques. En cela, la notion se distingue nettement des notions de cluster et de district culturels, qui correspondent à un moment de la production et de la consommation culturelle de masse, sans sous-tendre les interactions entre le milieu productif local et l'espace urbain que recouvre au contraire l'expression de quartier artistique (Ambrosino, 2009). Car c'est bien d'un quartier qu'il s'agit, c'est à dire une entité aux contours mouvants au gré des pratiques et des représentations, entité urbaine difficile à définir dès lors que l'on dépasse la réalité institutionnelle (administrative, policière) pour s'intéresser à l'espace vécu (Authier, 2003; Humain-Lamoure, 2007). Les quartiers artistiques, qu'ils désignent des regroupements de créateurs ou des concentrations plus mixtes de fonctions artistiques ont retenu l'attention des historiens et des historiens de l'art avant celle des géographes. Avant la fin du XXe siècle, et ce qu’on a appelé le « spatial turn », les quartiers artistiques ne désignent pourtant souvent davantage guère plus qu’un substrat matériel à la création et à la diffusion artistique (Bachmann-Medick, 2006; Traversier, 2009). La nature même du quartier artistique, comme entité socio-spatiale délimitée, comme territoire artistique au sens de contexte social et spatial particulier et approprié que recouvre la notion de quartier, n'émerge que depuis une vingtaine d'années. Comme tout quartier, ouvrier, portuaire etc., le quartier artistique est le fruit des pratiques et des représentations d'une multiplicité d'acteurs, ce que montre la définition qu'en donne M. Traversier comme :

« fruit de négociation et de pratiques sociales [on pourrait rajouter spatiales] émanant d'une pluralité d'acteurs : les artistes et autres professionnels de l'art, les administrations de la ville et de la police, les habitants de la zone qui n'appartiennent pas à la sphère des professions artistiques, mais aussi les urbanistes, les spéculateurs fonciers ou encore les simples visiteurs qui, par le seul fait de leurs « énonciations piétonnières, pour parler comme Michel de Certeau, qualifient et requalifient la ville. » (Traversier,Op. Cit.:10)

Cette définition implique de repérer non seulement les polarisations qui correspondraient à des quartiers artistiques, mais aussi d'interroger les pratiques et les représentations des différents acteurs qui contribuent à l'émergence d'un tel quartier, en tant qu'il s'agit d'un espace vécu, représenté, aux contours mouvants.

Second terme de l'expression, seconde caractéristique : le quartier est « artistique », la notion place l'art au cœur de la définition d'un espace délimité et approprié. J.P. Lorente qualifie ainsi la synergie particulière d'un quartier artistique comme une forte concentration d'acteurs du secteur artistique qui résulte de trois facteurs : la présence des artistes, résidentielle, mais aussi habitante par le biais de la fréquentation de lieux de sociabilité comme les cafés etc. ; celle d’œuvres d'art dans l'espace public et enfin celle d'institutions (galeries, écoles d'art, musées etc.). Les trois éléments sont fréquemment présents en même temps, mais leur concomitance n'est pour l'auteur pas nécessaire à la définition d'un quartier d'art (Lorente, 2004).

Si les analyses de quartiers artistiques urbains au cours des siècles montrent en effet que plusieurs fonctions artistiques, la création, dans les ateliers et les résidences d'artistes par exemple, et la diffusion, dans les galeries ou les musées ; mais aussi souvent plusieurs formes d'expression artistiques, comme les arts plastiques, la musique ou la littérature se côtoient dans ces espaces

fonctionnels marqués par une forte densité artistique (Bödeker, et al., 2008; Campos, 2009; Charle, 2008), les différentes fonctions et activités ne se sont, la plupart du temps, pas développées en même temps. Les analyses diachroniques de la formation des quartiers artistiques dans les villes montrent ainsi que ceux-ci se forment fréquemment autour d'une agglomération spontanée d'artistes qui élisent résidence dans un quartier, avant que ne suivent les instances de diffusion et de médiation, critiques d'art, galeristes, revues spécialisées etc. (Ambrosino, 2009; Charpy, 2009; Debroux, 2009). La localisation des activités de création évoluent avec la transformation des pratiques artistiques comme avec celle des espaces urbains, à l'instar de ce que l'on a montré au travers des figures de lieux de création. Les quartiers artistiques se déplacent ainsi dans l'espace urbain au gré de la localisation des créateurs, comme le montre M. Charpy à propos des quartiers artistiques parisiens au XIXe siècle ou T. Debroux à propos de Bruxelles au XXe siècle, jusqu'à la période contemporaine. Les facteurs de la co-localisation des artistes, que l'on peut observer jusqu'à la période contemporaine, de New-York, à travers l'exemple paradigmatique de SoHo (Bordreuil, 1994; Kostelanetz, 2003; Simpson, 1981; Zukin, 1982a et b) à Londres, avec l'exemple de South Shoreditch (Ambrosino, 2007, 2009; Pratt, 2009) en passant par Berlin, à Kreuzberg ou Prenzlauerberg (Grésillon, 2002; Lange, 2007), évoluent avec les transformations des conditions de production et de diffusion artistique. Le « face-à-face » des échanges, les transmissions d'informations et de savoirs continuent à faire de la proximité une ressource pour les artistes.

Les transformations du marché de l'art, et notamment l'émancipation progressive de la tutelle des puissants et des commanditaires à partir de la Renaissance et des contraintes spatiales de la commande et du mécénat, puis l'avènement d'un marché concurrentiel à partir du XIXe siècle qui se traduit par des mobilités professionnelles et géographiques de plus en plus nécessaires, contribuent cependant à la transformation des trajectoires individuelles comme de celles des quartiers artistiques (Menger, 2002, 2009; Moulin, 2009a; Traversier, 2009). Des transformations internes à l'exercice des métiers artistiques expliquent ainsi en partie la concentration des artistes dans la ville, en fonction de la répartition de la demande et en fonction des avantages tirés d'un voisinage professionnel.

L'évolution du tissu urbain contribue aussi à expliquer la localisation des artistes. Certains espaces offrent ainsi des opportunités d'installation de par leur prix d'abord, la contrainte immobilière jouant beaucoup au début de la vie professionnelle, mais aussi de par les opportunités offertes en termes de localisation stratégique. Selon le type de production artistique, la proximité d'institutions, d'espaces d'expression ou de répétition, des espaces centraux de la consommation culturelle etc. peut jouer en faveur du regroupement des artistes. Les qualités architecturales elles-mêmes peuvent jouer, ainsi qu'on la vu pour les ateliers, en faveur de l'investissement d'un quartier urbain présentant certaines qualités paysagères.

L'activité de création joue un rôle central dans l'émergence et l'évolution des quartiers artistiques. Celui-ci ne se limite cependant pas à un espace de création, mais se définit également comme un espace de consommation artistique où le spectacle de l'art est mis en scène. Le quartier artistique s'appuie ainsi sur la valorisation de la création à travers la présence d'instances de diffusion comme de l'investissement de l'espace public. C'est cette synergie décrite entre autre par J.P. Lorente (2004) qui offre les conditions de la visibilité et de la reconnaissance d'un quartier artistique. Le regard

extérieur du touriste joue également en faveur de la reconnaissance de tel ou tel quartier artistique qui devient, à travers la fréquentation du public, une scène, une centralité de divertissement (Bödeker et al., 2008; Vivant, 2006).

La réalité du quartier artistique dépasse ainsi la concentration d'acteurs et d'activités. C'est ce qu'illustre le cas de Soho étudié par S. Zukin et R. Simpson. Les analyses des deux auteurs se complètent, l'un abordant plus en détails les conditions urbaines de l'installation des artistes et l'émergence de formes d'habitation et de travail propres au contexte urbain post-industriel qui caractérise SoHo dans les années 1960 (Zukin, 1982a, 1982b) l'autre abordant davantage l'environnement artistique qui naît de ce regroupement et son lien avec la définition des avant-gardes de l'art contemporain (Simpson, 1981).

D. Pasquier résume, à propos de l'ouvrage de R. Simpson, la réalité complexe et localement située d'un quartier artistique qui résulte de :

«[...] la constitution, sur un territoire géographique particulier, d'une communauté de statut, fondée sur un consensus social, idéologique et esthétique. Pour aboutir à ce résultat, il fallait la conjonction d'un certain nombre d'éléments : des artistes qui partageaient les mêmes valeurs esthétiques et qui cherchaient un réseau de soutien et de promotion ; des marchands décidés à faire de SoHo la scène d'une certaine forme d'expression artistique ; et un public à la recherche d'une proximité avec l'art et les artistes que ne pouvait lui offrir une résidence en banlieue. Il fallait surtout que les artistes produisent et que les marchands vendent un art que puisse s'approprier – économiquement et symboliquement – ce public issu de la middle-class » (Pasquier, 1986:564)

Une définition similaire du quartier artistique est donnée par C. Ambrosino pour qualifier le quartier d'Hoxton à Londres, devenu un quartier emblématique de l'art contemporain grâce à la conjugaison de facteurs urbanistiques (ceux d'un contexte d'ancien quartier industriel péricentral), artistiques (le travail innovant des Young British Artists) et sociaux (incrémentation à partir de la co-présence des artistes, galeries, collectionneurs – C. Saatchi notamment, publics, reconnaissance de la presse etc.). Les exemples empiriques de SoHo et d'Hoxton montrent la persistance de la forme du quartier artistique comme son adaptation aux conditions de production et de diffusion de l'art. Ils soulignent, avec les travaux des historiens de l'art, l'intérêt de prêter une attention particulière à l'échelle infra-urbaine du quartier pour comprendre les spatialisations de l'art. Dans ces deux exemples R. Simpson et C. Ambrosino mettent l'accent sur les conditions de l'émergence d'un quartier d'art contemporain et sur l'effet de labellisation qui résulte de la reconnaissance croissante d'une identité collective et singulière à ces portions d'espace urbain. Le quartier artistique ne constitue cependant pas, malgré la tendance à l'homogénéisation des discours, un espace homogène et sans faille. Ainsi que le rappelle M. Traversier lorsqu'elle s'efforce d'historiciser la notion de quartier artistique :

« Il importe aussi de mettre en lumière les failles et les rivalités qui fragmentent le quartier artistique : elles contredisent l'interprétation immédiatement positive de la notion de « quartier artistique » qui serait essentiellement caractérisé par l'homogénéité sociale et la solidarité collective et locale entretenue grâce aux vertus sociales de l'interconnaissance et proximité professionnelle. » (Traversier, Op. Cit.:13)

Le travail d'enquête présenté dans la dernière partie de la thèse, qui s'intéresse aux espaces de la création à Paris et à Berlin et explore la validité de la notion de quartier artistique dans deux zones marquées par la présence d'artistes prête attention à la question des limites et des fragmentations

que sous-tend aussi la notion de quartier artistique.

La notion de quartier artistique s'est développée à partir du constat de la concentration dans l'espace urbain des artistes et des activités artistiques. Il s'agit, comme on vient de le voir à partir de plusieurs exemples, d'un espace dont les limites évoluent dans le temps et en fonction des pratiques et des représentations des acteurs et des usagers qui le qualifient. Espace ressource pour les artistes, il s'agit aussi d'un espace de polarisation des publics qui contribue à la mise en avant de certains quartiers et courants artistiques dans une co-constitution qui interpelle le géographe. La complexité de la réalité socio-spatiale du quartier artistique telle qu'elle a pu être définie jusqu'à aujourd'hui nourrit ma réflexion concernant la spatialisation de l'art contemporain à Paris et à Berlin et les différentes dimensions du quartier artistique apparaissent comme autant de pistes à explorer pour questionner la spécificité des contextes de création parisiens et berlinois.

Des lieux au quartier artistique, une dernière dimension doit être abordée pour prendre en considération les multiples facettes de l'inscription de l'art et des artistes dans l'espace urbain : celle, plus spécifique, du rôle des artistes dans la revalorisation des espaces urbains.