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Districts et clusters : deux termes pour qualifier la concentration spatiale de la production industrielle

2 Les espaces urbains de la production culturelle

Encadré 1.1 Districts et clusters : deux termes pour qualifier la concentration spatiale de la production industrielle

Districts et clusters renvoient à une dynamique de concentration des acteurs et des moyens de production économique et permettent, avant de décrire les formes d'agglomération de la production culturelle, de rendre compte de certaines formes originales de concentration des acteurs dans la production industrielle. Un retour sur leur histoire et leur définition permet de mieux saisir les enjeux des débats actuels relatifs à leur utilisation dans l'analyse des espaces de l'économie culturelle. Le terme de district a d'abord été développé dès les années 1920 en économie pour désigner des formes de concentration particulières qui ne s'accordent pas avec les formes traditionnelles de dépendances à une ou plusieurs firmes dominantes, comme c'est le cas d'un grand nombre de régions économiques depuis la fin du XIXe siècle. Le district marshalien qui correspond à une « concentration de petites firmes non dominées par une grande » contribue à générer des externalités au-delà des économies d'échelles dont résulte la concentration des établissements (Pecqueur, 2006 : 20). Le district industriel a connu un regain d'intérêt à la fin du XXe siècle, avec une attention plus grande portée aux conditions territoriales de la production industrielle et notamment au conditions favorisant la compétitivité des territoires à l'instar des capacités d'innovation des firmes qui y sont implantées. B. Pecqueur revient sur la prise en compte des logiques territoriales dans les évolutions des organisations économiques capitalistes tout au long du XXe siècle. Il insiste sur l'importance croissante accordée aux effets de localisation et associe le regain d'intérêt pour les districts marshaliens, notamment après leur redécouverte par des économistes italiens (Beccatini, 1992) à ce qu'il appelle un « moment territoire » de l'histoire de l'organisation spatiale du capitalisme où les configurations territoriales locales constituent des données indispensables pour « gérer la fin d’un monde industrialiste indifférent au contexte géographico-culturel » et pour interroger « des régulations possibles de la configuration productive mondiale au travail aujourd’hui » (Pecqueur, Op. Cit. : 18). Ce « moment territoire » correspond aussi bien à des formes historiquement fondées d'organisation de la production économique qu'à l'évolution épistémologique de sciences économiques et sociales qui accordent de plus en plus d'intérêt aux configurations régionales des organisations humaines. L'économie régionale et la géographie économique entre autres se saisissent des concepts qui permettent de rapprocher organisations économiques et organisations territoriales et explorent les formes des concentrations des moyens de productions, des richesses, des biens de consommation etc. Elles contribuent à l'explication des facteurs du succès économique de certaines régions à l'instar de la « troisième Italie », dans le Nord du pays, où les économistes ont montré que le succès économique de la région est largement tributaire de l'organisation territoriale des différents acteurs (Bagnasco, 1977). Celle-ci est structurée autour de d'un ensemble d'entreprises petites et moyennes et de milieux entrepreneuriaux et institutionnels favorables à la circulation de savoirs localement ancrés et notamment ceux qui ont été décrits comme les savoirs tacites, dont l'importance est reconnue dans les processus d'innovation et de transferts de technologies (Polanyi, 1983). Entreprises, acteurs privés et institutionnels forment un tissu dense et flexible qui permet aux acteurs de s'adapter aux marchés en minimisant les coûts du fait des nombreuses externalités positives (Beccatini, 1992). Parmi ses nombreux « avatars » (Pecqueur, Op. Cit.: 20), le district industriel a été analysé par le GREMI (Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs) comme un milieu propice à l'innovation. Les chercheurs montrent à travers l’utilisation de cette notion l'importance de la dimension collective et endogène des processus d'innovation qui se trouvent favorisés par un tissu organisationnel (entreprises, pouvoirs publics, acteurs individuels etc.) dense où la proximité géographique facilite les échanges, mais aussi la compétition entre les firmes.

Dans une énumération non-exhaustive des différentes formes de concentration territoriale qui représentent une ressource pour les entreprises, le cluster est l'une de celle qui a ensuite trouvé le plus d'écho dans l'analyse de l'organisation régionale de la production culturelle. Le terme est utilisé de manière privilégiée par les chercheurs des sciences régionales anglo-saxons (bien qu'il trouve de plus en plus écho aujourd'hui chez les chercheurs non-anglophones) et recouvre, selon B. Pecqueur, une acception plus large que le district industriel basée sur l'idée d'externalités locales. M. Porter définit ainsi le cluster :

« Un cluster est un groupe proche géographiquement de compagnies interconnectées et d'institutions associées dans un champ particulier, que relient des ressources communes et des complémentarités. La portée d'un cluster peut s'étendre de la ville ou

l'État à un pays ou même un groupe de pays voisins16. » (Porter, 2000, cité par Pecqueur, 2006)

On retrouve dans cette définition l'importance du milieu qui se crée au gré des interconnexions et des interdépendances des différents acteurs économiques d'un secteur particulier. La proximité géographique est également un élément central dans la formation des clusters, mais elle est comprise dans un sens topologique plus que topographique. Le cluster est également une concentration d'acteurs qui génère des externalités, mais peut exister à différentes échelles géographiques du local au national, voire à l'international si l'on retient la définition proposée par M. Porter. La notion de cluster a connu depuis les années 1990 débats et compléments. Si les auteurs anglo-saxons ne s'accordent pas sur la question des échelles des clusters, ils soulignent, à l'instar de ce que synthétise B. Pecqueur à propos des districts industriels, le rôle de ces concentrations régionales d'acteurs économiques dans l'articulation des différentes échelles des échanges économiques et leur fonction de ressource dans un contexte globalisé.

Figure 1.3 : Classification fonctionnelle des districts industriels fondés sur les produits culturels (Scott et Leriche, 2005)

Les clusters culturels font l'objet d'un effort similaire de compréhension et de classification de la part des auteurs mobilisant cette notion pour évoquer les logiques de concentration de la production culturelle. Si la notion conserve, par rapport à celle de district, une dimension plus floue (Ambrosino, 2009; Pecqueur, 2006), elle est le plus souvent utilisée dans des termes très proches et rend compte 16 « A cluster is a geographically proximate group of interconnected companies and associated institutions in a particular field, linked by commonalities and complementarities. The geographic scope of a cluster can range from a single city or state to a country or even a group of neighbouring countries »

des mêmes phénomènes de concentration. Districts ou clusters peuvent apparaître comme des formes génériques d'organisation spatiale de la production culturelle, recouvrant des processus et des stratégies tout aussi globalisés que leurs produits. Malgré la ressemblance des processus et des formes, de plus en plus de voix invitent à tenir compte du contexte particulier dans lequel s'inscrit chaque district/cluster, ainsi que de la complexité de la nature même des concentrations observées, que celle-ci soit due à la nature hybride des produits ou des acteurs. H. Mommaas souligne cette complexité ainsi que la diversité des stratégies dont résultent des clusters culturels très variés :

« Il est nécessaire de prendre en considération les tactiques plus fines et les contextes locaux spécifiques dans le même temps que l'on considère l'intégralité du portefeuille d'activités développé, les formes possibles de substitution croisée, de propriété croisée, l'intrication de différents goûts selon les philosophies, les audiences, les formats organisationnels, le mélange des effets singuliers à court-terme et des effets collectifs à long-terme, les relations réciproques entre les internalités culturelles et les externalités économiques et les alternances circonstanciées entre moments de commodification et moments de dé-commodification17.» (Mommaas, 2004 : 509)

La grille de lecture proposée par H. Mommaas (2004 : 514-516) permet de dépasser le seul constat de la concentration pour distinguer les acteurs et les stratégies fort diverses dont résultent les différentes formes de clusters culturels. Les six dimensions qu'il met en évidence (figure 1.4) contribuent à saisir la nature de la concentration d'acteurs et de structures de production observée.

Spécificités fonctionnelles et organisationnelles sont tout d'abord prises en considération avec

une attention particulière. L'auteur souligne, à l'instar d'autres chercheurs, le rapprochement progressif de la culture et des loisirs ainsi que la difficulté à distinguer aujourd'hui clairement entre les espaces de travail et les espaces de loisirs (Gravari-Barbas, 1998, 1998; Menger, 2009). Selon de nombreux auteurs, l'augmentation et l'évolution des pratiques de loisirs auxquelles sont associées les pratiques touristiques et culturelles fait partie intégrante de l'évolution des modes de vies et notamment des modes de vie urbains du XXe siècle. Consommation et production culturelle, loisir et tourisme contribuent ainsi de manière similaire à la production des symboles et des images d'une vie urbaine attractive et hédoniste, arguments de poids dans la compétition inter-urbaine des économies post-fordistes (Featherstone, 2008; Krätke, 2011; Zukin, 1995). Bars, restaurants, centres commerciaux, promenades urbaines etc. constituent selon H. Mommaas des éléments majeurs des clusters culturels dans la mesure où ils représentent des lieux de consommation, de diffusion mais aussi de production des images et styles de vie de la ville contemporaine que produit l'économie culturelle.

Cette grille de lecture met par ailleurs en avant l'importance de l'environnement économique et urbain pour définir un cluster culturel (figure 1.4). Le régime financier qui permet d'alimenter les différents acteurs d'un cluster, selon qu'il s'agisse de financements publics, privés ou de financements hybrides de plus en plus développés, de ressources créées au sein du cluster ou de ressources provenant de l'extérieur, détermine à la fois l'organisation actuelle de ce dernier mais aussi sa trajectoire. Celle-ci dépend largement des dynamiques qui sont à l'origine de la concentration des acteurs. Elles peuvent résulter d'un mouvement non planifié de concentration dans une logique de maximisation des 17 « There is a need to take into account the finer tactics and local specific contexts involved, together with the entire portfolio of activities developed, with possible forms of cross-subsidisation and cross-ownership, the intermingling of different taste paradigms, audiences and organisational formats, the blending of short-term, singular and long-term, collective effects, the reciprocal relations between cultural internalities and economic externalities, and the circumstantial alternation of moments of commodification and decommodification. » La commodification étant un anglicisme difficile à traduire utilisé pour désigner la marchandisation de la culture.

avantages et des profits grâce à la proximité. Elles résultent aussi de plus en plus des stratégies planificatrices incitant à la concentration pour répondre à différents objectifs : revalorisation d'un quartier comme dans le cas du quartier de musées de Rotterdam, conçu par l'architecte néerlandais Rem Koolhaas (Mommaas : 510-511), accessibilité et durabilité des conditions d'installation dans les quartiers etc. Les stratégies auxquelles peuvent donner lieu la planification urbaine en matière d'implantation de clusters culturels sont illustrées par l'analyse de R. Ebert et K.R. Kunzmann à Berlin (encadré 1.2).

La qualification des clusters culturels dépend ensuite des interactions entre les acteurs. L'ouverture,

l'adaptabilité, la proximité et la solidité des clusters dépend de l'équilibre qui se crée au sein d'une

concentration de ce type (figure 1.4). Les acteurs peuvent en effet être reliés par une forte identification collective et des représentations partagées de la réalité du cluster. Le cluster culturel peut au contraire correspondre à une réalité plus lâche et plus flexible, intégrant plus aisément de nouveaux acteurs. Quelle que soit la nature du projet et son caractère plus ou moins aisément identifiable, l'adaptabilité apparaît selon H. Mommaas comme une qualité nécessaire à la pérennité d'un cluster. Une trop grande proximité des acteurs peut selon lui dériver vers un repli sur ses propres règles et conventions et un fonctionnement en vase clos.

Les clusters culturels n'existent en dernier lieu pas indépendamment de la réalité de l'espace urbain environnant et de l'ensemble du champ culturel de la ville. Leur position reflète la réalité de la « hiérarchie spatiale conventionnelle de la ville » (Op. Cit. : 516) (figure 1.4). Le paysage culturel de la ville apparaît en effet emprunt d'une hiérarchie, certains espaces étant plus attractifs, plus compétitifs, mieux situés et intégrés aux réseaux d'échanges que d'autres. Position et nature des clusters sont en interaction ; l'un nourrissant l'autre. H. Mommaas prend l'exemple du quartier central dans lequel est implanté le cluster muséal d'Amsterdam, dont la situation lui permet de bénéficier des flux touristiques. À l'inverse, certains projets de regroupement d'acteurs culturels témoignent d'un besoin d'espaces non-utilisés qui favorise une implantation aux marges des espaces centraux. Le paysage spatio-culturel s'il reflète en partie les hiérarchies intra-urbaines, est également amené à se transformer dans le même temps que les localisations des lieux culturels évoluent.

Certains espaces urbains en périphérie des centres, mobilisés par des artistes, tendent à devenir des centres culturels, à l'instar du quartier des théâtres d'Utrecht évoqué par H. Mommaas. Les dynamiques des clusters culturels peuvent ainsi refléter non seulement les hiérarchies spatiales existantes dans l'espace urbain mais aussi leurs évolutions :

« Les clusters peuvent ainsi en partie être considérés comme des indicateurs des déplacements au sein des représentations inter-reliées des hiérarchies culturelles et spatiales dans la ville post-industrielle. Il ne s'agit pas tant de la question de la disparition des hiérarchies culturelles/spatiales en soi, mais du devenir plus complexe, plus instable, plus difficile à lire de ces hiérarchies18 »(Op. Cit. : 516)

Les deux notions de district et de cluster culturels permettent de rendre compte de l'agglomération des acteurs dans les différents secteurs de la production culturelle. La notion de district s'inscrit épistémologiquement dans une tradition mettant l'accent sur les conditions locales de la production industrielle et invite à porter une attention particulière aux jeux d'acteurs qui contribuent à la formation 18 « Hence, the clusters can partly be seen as an indication of shifts in the interrelated figuration of spatial and cultural

hierarchies within the post-industrial city. This is not so much an issue of the disappearance of cultural/ spatial hierarchies

d'un milieu spécifique, propre à un type de production. Si la notion de cluster peut revêtir un sens plus flou, elle permet également, lorsqu'elle est intégrée à un appareil théorique critique tel que celui de H Mommaas, de décrire les conditions socio-spatiales particulières de la production culturelle. Au final, les analyses en termes de district comme de cluster nous fournissent les outils d'analyse nécessaires à l'interprétation des dynamiques de concentration de la production culturelle. À partir des grilles de lecture proposées autant en terme de districts que de clusters culturels (Scott et Leriche, 2005 ; Mommaas, 2004), on interrogera la nature des concentrations spatiales observées dans le cas des lieux de l'art contemporain : Contribuent-elles à définir des pôles spécialisés, ou participent-elles au contraire de la dynamique de districts culturels diversifiés ?

Au sein et entre les territoires de la production culturelle se joue l'articulation entre les différentes échelles de production, de diffusion et de consommation de ces biens symboliques particuliers. Les réseaux, qui occupent une place centrale dans les études urbaines depuis plus de vingt ans (Castells, 1998), structurent l'organisation spatiale de la production culturelle.

Encadré 1.2 : L'économie culturelle comme outil stratégique du développement urbain