• Aucun résultat trouvé

Virilité et domination masculine, l’envers d’un décor qui fascine

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS ET RÉFLEXIONS THÉORIQUES DE LA DEUXIÈME PARTIE

3.  À LA RECHERCHE DE LA VIRILITÉ PERDUE

3.1.  Virilité et domination masculine, l’envers d’un décor qui fascine

Il n’est qu’à regarder les media, les publicités, la littérature, pour constater, du monde du travail jusque dans la sphère domestique, la domination masculine. Toute l’ambiguïté et/ou

l’hypocrisie est là. S’il est, certes, de bon ton de la questionner intellectuellement, la domination masculine infiltre, et depuis toujours, nos psychismes et nos inconscients, et nous en sommes, tous et toutes, plus ou moins acteurs et complices. Dans nos sociétés modernes, il est effectivement plus confortable d’être un homme, jeune, debout, puissant, nanti d’attributs qui rassurent ou impressionnent, lui, mais aussi les autres, hommes et femmes. Comme le dit P. Bourdieu, ce n’est plus à prouver et pourtant si approuvé, « la force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimer (…) ; l’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé » (1998, p. 22). Notre propos ici ne sera pas tant de faire état ou de présenter le paysage de la domination masculine, mais plutôt de questionner ses racines psychiques inconscientes, ses fondements, ses fonctions dans le socius et le psychisme, pour tenter de comprendre en quoi le cancer de la prostate peut rebattre les cartes du jeu psychique et social de la virilité. Autrement dit, peut-on rester un homme, peut-on rester debout et à quel prix, quand l’un des piliers de ce qui fonde la domination masculine s’effondre ? Quel risque psychique les traitements castrateurs de vie font-ils courir aux patients ?

Tout d’abord tentons de répondre au « pourquoi » d’une telle domination. Dans le manifeste, l’anthropologue Françoise Héritier propose l’hypothèse d’une domination masculine « réactive au pouvoir exclusif des femmes d’assurer la reproduction des fils comme des filles ‘‘la domination masculine part de ce constat et de la nécessité subséquente pour l’homme de s’approprier le corps féminin’’ » (citée par André, 2013, p. 27).

Mais s’approprier le corps féminin pour son potentiel reproductif est un saut magistral et manifeste qui permet d’évacuer le féminin au bénéfice du maternel (Cournut, 2001), et qui ne peut pas ne pas attirer notre attention. Pourquoi surinvestir le maternel au détriment du féminin érotique ? Pourquoi ce clivage et pour quelle fonction ? Peut-être cela cacherait-il une crainte que soupçonne déjà le sociologue ? « La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-même », a écrit P. Bourdieu (1998, p. 78), hypothèse somme toute très psychanalytique. Mais pourquoi le féminin, des femmes comme des hommes, serait-il aussi menaçant ?

Cournut propose l’hypothèse d’une domination, et donc, d’une agression réactive et réactionnelle à un manque de compréhension qui provoquerait de l’angoisse : « C’est parce que {les hommes} ne les comprennent pas qu’ils se sentent agressés, qu’ils s’identifient à

l’agresseur voire qu’ils agressent l’agresseur (op. cit., p. 56) ». Ou comment l’oppression oppresse en elle-même l’oppresseur, peut-être plus que l’oppressée.

L’incompréhension de l’homme face au féminin si anxiogène est également nourrie de l’incompréhension du petit garçon face à la mère, face à la première tentatrice qui fut aussi, par définition et inexorablement, la première traîtresse, puissante et insaisissable. En effet, de tout temps, « s’est enraciné au cœur de l’homme, un sentiment de propriété, mais d’une propriété perdue, avant même sa conception et le jour même, ou la nuit, de sa conception. Premier amour, première perte, manque à jamais, depuis il est méfiant. Il le devient encore davantage quand, père à son tour, il voit le couple mère-enfant dont il est exclu, même si c’est avec lui, le père que cette mère a trahi l’enfant » (ibid. p. 19). En arrière fond, il reste toujours l’angoisse commune de ne pas être le père, le pater incertus, autre déplacement de l’angoisse de castration dont le contre-investissement se retrouve aisément dans la dimension phallique du nom du père transmis à l’enfant.

Menaçante et peu fiable, rappelant à la fois le Nirvana et la trahison de la mère, la femme l’est jusque dans son sexe dans un saisissant raccourci métonymique. Comme le dit J. Cournut, « l’enfant dans l’adulte, ce sont ces ‘‘théories’’ qui persistent en secret dans l’inconscient des grandes personnes » (ibid., p 20). Cette analogie métonymique, ou condensation entre la femme et son sexe, en est exemplaire. Elle vient du fait que celui-ci est tout à rebours, interne. Il ne se voit pas. Il ne se contrôle pas par la vision. Son existence même résiste à la logique phallique, de telle sorte qu’il a fallu trouver des réponses à l’énigme existentielle de la différence des sexes. Le fantasme de castration en est une qui a l’avantage de rassurer, mais seulement pour un temps. L’investissement de la pulsion scopique dans le couple voyeuriste/exhibitionniste n’est autre, en effet, qu’une façon de combattre la castration avec les moyens du bord.

Directement arrivée – et à peine déplacée – du trou de la serrure de la scène primitive, la surconsommation d’images pornographiques ne serait rien d’autre qu’une solution psychique ou une formation de compromis permettant d’exorciser la castration et l’angoisse qu’elle génère. On voudrait voir, on voudrait du contrôle visuel, notamment pour se rassurer. Que feraient les films pornographiques, si ce n’était mettre en scène la domination de l’homme sur celle qui attend d’être comblée (dans tous les sens du terme) et qui va recevoir une « correction » pour son insatiabilité enfin vaincue ? Que feraient-ils, si ce n’était chercher à rassurer en célébrant un spectacle et un scénario fantasmatique qui court-circuite tout fantasme ? Car, au fond, le fantasme et surtout le désir, en tant que décentrement du sujet dans

ce qu’ils peuvent avoir de débordant, appartiendraient peut-être à ce féminin, des hommes comme des femmes, qu’il s’agit de contenir, de cadenasser et de contrecarrer. Les images pornographiques auraient donc pour fonction, entre autres, d’une part de rassurer les hommes et de les glorifier à travers des figures masculines puissantes, dominatrices, infaillibles, véritables supports d’identification, ou plutôt des « prêts-à-s’identifier »8 ; et d’autre part, de contre-investir la castration que pourraient réveiller le débordant, l’excitant, l’indéfini du féminin, que celui-ci prenne la forme de la pulsion, de la sexualité, du fantasme, de l’affect, de la passion et plus fondamentalement de la passivité face à tous ceux-là.

Comme le rappelle J. André : « Au fond, voir (chercher à voir) c’est ‘‘voir le membre’’ (Freud). Le narcissisme du garçon lui rend impensable que l’on puisse être privé d’un tel attribut. Le sexe féminin n’est pas un sexe autre, c’est rien, un sexe manquant » un vide, un sexe pris en défaut (2013, p. 116). D’où peut-être la dépendance masculine à la vision quotidienne de l’érection spontanée, matinale, souvent jusque-là quasi automatique comme déjà développé plus haut (cf. p. 28-33). La différence des sexes se retrouve également dans la représentation psychique de ces derniers. À côté du paradoxe d’un sexe masculin visible, voire exhibé dans nos images et nos symboles, et peut-être trop présent pour être représenté psychiquement, le sexe féminin, dark continent, ne se voit pas et semble également, mais autrement, frappé du sceau de l’irreprésentable.

De manière très infantile, il y aurait ainsi une confusion entre le féminin et le sexe féminin, sous couvert d’un secret de Polichinelle partagé par les hommes entre eux à propos du malentendu généralisé sur l’équation « châtré = féminin ». À une question très infantile sur la castration et le pourquoi de son état de fait, on trouverait la réponse, tout aussi infantile, du fantasme originaire de castration qui, malgré tout, ne suffirait pas à délimiter ce qui semble sans limite et donc irreprésentable. Et J. André de compléter : « l’équation sexe féminin = sexe châtré, propre à la logique phallique, est une traduction défensive de l’altérité, qui ramène l’inconnu au connu, l’autre au même qu’on n’a pas. Le fantasme de castration fait du sexe féminin un sexe second – comme la Genèse inverse l’ordre de la génération entre Adam et Eve – effaçant par là même que le sexe de la mère est le premier, que le garçon lui-même en sort, que le désir d’y retourner – rejoué à chaque coït – est aussi impérieux qu’angoissant, et que l’enfant qu’il est resté ne sera jamais à la hauteur de sa démesure » (2013, op. cit. p. 116). Et, pourrions-nous ajouter, un enfant, pris dans la conscience aiguë et douloureuse de ne       

8

: Idée du « prêt-à-porter » qui court-circuiterait tout le travail psychique que peut mobiliser une identification, il s’agitait là d’un plaquage

pouvoir combler totalement sa mère, pris dans un complexe de castration insoluble et irréductible. « On devine, derrière le sexe châtré, l’inconnu d’un abîme, un continent très

dark, une mer des ténèbres devant laquelle l’homme restera à jamais un enfant » (ibid., p 71).

On ne pourrait mieux décrire la position masculine et le poids de l’infantilisme de la sexualité et du sexuel infantile dans celle-ci face au féminin.

En effet, la femme (ersatz ou réminiscence de la mère ?) est représentée comme insatiable. Tirésias qui a eu la chance – ou la malédiction ? – d’être tour à tour homme et femme a décrété que si la jouissance se répartit en dix unités, la femme en détient neuf et l’homme une seule. J. André cite J. Lacan à ce sujet : « ce qui est le plus étrange c’est que le psychanalyste dont on attendrait l’analyse du fantasme puisse lui-même faire théorie de la féminité à partir de cette représentation de la jouissance démesurée : ‘‘je crois à la jouissance de la femme en tant qu’elle est plus’’ écrit Lacan, une jouissance au delà du phallus (…) Seul Dieu bande à la mesure d’une femme » (ibid., p 38). Dieu serait tout puissant, jusque dans sa puissance sexuelle, et le seul à véritablement rivaliser avec la jouissance féminine, que les hommes parfois fantasment comme « infinie ». Dieu serait le seul pouvant la combler. Cela rappelle étrangement la dissymétrie de l’enfant face à ses parents et le petit garçon œdipien n’ayant pas les moyens de rivaliser avec son père pour satisfaire Maman, complexe de castration latent susceptible d’être réactivé par le cancer de la prostate.

Mais contre quoi les hommes doivent-ils être rassurés ? Contre les énigmes. Contre l’existentiel. Contre l’irreprésentable. Contre ce qui sature et déborde le psychisme. Contre, nous dit Cournut, le féminin érotico-maternel. En effet, que celui-ci « déclenche l’horreur d’une castration possible ou, pire, qu’il confronte le sujet-homme à de l’irreprésentable, sur la voie de la déliaison qui le mettrait en danger de mort psychique, dans tous les cas, les hommes organisent impérativement des moyens de repli, si ce n’est de renfort » (2001, p. 79). Et quels moyens de repli, si ce n’est psychiques, avec les défenses narcissiques et l’investissement de l’angoisse de castration comme fusible, et possible pas de côté devant la menace de mort psychique ? L’un des destins psychiques et comportementaux de ces moyens de replis résiderait dans le clivage entre courants tendre et sensuel. Autrement dit, cela reviendrait pour le sujet à scinder d’un côté l’amour profond, sacré pour la figure de l’épouse/mère et, de l’autre, la passion sauvage, clandestine, diabolique pour les maîtresses ; ceci afin de se prémunir contre le « trop » d’investissement sur le même objet, potentiellement traître, et afin de ne pas courir le risque désorganisant de la démesure en s’abandonnant à l’autre. Autre explication : les hommes pourraient chercher à dominer les femmes car elles

leur feraient contacter le féminin en eux-mêmes. Un féminin qui leur ferait peur car débordant et immaîtrisable, en d’autres termes, irreprésentable. Un féminin qui raterait et échapperait à chaque fois au contrôle – et donc aux limites – psychique, corporel (charnel) et visuel.

« Cette peur que les hommes éprouvent envers les femmes ne procèderait-elle pas, elle aussi, d’une difficulté des hommes à ‘‘se représenter’’ le féminin des femmes, et plus secrètement le féminin qu’ils portent en eux, eux aussi ? Non pas la sexualité féminine (quoique !) ; pas la féminité dont les femmes se parent pour rassurer les hommes, et dont les hommes les parent pour se rassurer, mais le féminin, c’est-à-dire cette part obscure de l’autre,

cette question de l’altérité, cette différence dont se scandalise le narcissisme dans la mesure où il ne l’intègre pas, ce risque permanent de déliaison au bord duquel vacille l’humain »

(Cournut, 2001, p. 207). Le féminin serait donc l’irreprésentable. Ce serait la pulsion (malgré son étiquetage masculin et viril) qu’il est difficile de dompter. Ce serait le corps qui, malgré le concept limite de « pulsion » (cf. délégation du somatique dans le psychique), n’arrive pas à être représenté. Ce serait ce qui résiste, ce qui s’éprouve au delà des mots dans la passivité. Ce serait l’affect non lié par une représentation, l’amour passionnel, traumatique, car débordant. Ce serait l’affront narcissique, ce qui a besoin de l’autre, ce qui d’emblée vient attester de ma castration ontologique, à la fois insupportable et scandaleuse pour le narcissisme mais si humaine, ce qui vient attester de mon insuffisance fondamentale face à l’autre. Mais le féminin, ce serait aussi les grandes questions existentielles qui débordent le psychisme d’angoisse. Ce serait l’impuissance de la réflexivité à les résoudre. Ce serait la solitude devant les origines et la mort.

Le féminin érotico-maternel – chez la femme comme chez l’homme – serait un mode de traitement du débordement pulsionnel, comme lâcher prise, comme façon de répondre dans

son corps aux questions des enfants, à l’irreprésentable, aux énigmes existentielles de la vie,

de la mort, des origines et de la sexualité. Autrement dit, le féminin érotico-maternel serait une traduction de la solution génitale de Jacqueline Schaeffer où le pôle génital du Moi introjecterait la pulsion alors que, d’après l’auteur, le Moi a horreur du lâcher prise ; et le Moi des hommes peut-être encore plus que le Moi des femmes tant cela viendrait introduire un conflit intrapsychique quasi identitaire dès l’instant où l’équation infantile « châtré = féminin », qui avait eu jusque-là un rôle de construction psychique salutaire face à l’énigme de la différence des sexes, deviendrait délétère.

Synthèse : Officiellement et historiquement, les hommes domineraient les femmes pour contrôler leur corps et le mystère des origines à travers le maternel. Officieusement et inconsciemment, ils le feraient de manière réactionnelle car ils auraient peur du féminin érotico-maternel qui leur rappellerait, entre autres, l’ombre insatiable du premier objet, la jouissance démesurée qu’un petit garçon ne peut combler et le paradoxe insurmontable – et bien décrit par J. Schaeffer – d’une jouissance féminine acquise et conquise dans la défaite, jouissance qui aurait le pouvoir rétroactif d’engendrer le phallus. De la puissance masculine à la jouissance féminine, de la puissance féminine du jouir qui, dans et par sa défaite, confirmerait la puissance masculine, on s’y perdrait presque. Ce féminin érotico-maternel énigmatique et anxiogène serait en résonnance avec la jouissance des femmes, c’est-à-dire, l’absence de limites, l’obscurité du fantasme, l’irreprésentable, le mystère des origines, la mort, et donc, la trahison initiale de la mère. Mais ce féminin qui les effraierait serait peut- être, et avant tout, en eux. Cela pourrait expliquer une des réponses apportées par la société à travers le flot ininterrompu d’images pornographiques qui rencontre une audience plus que problématique auprès des adolescents, où tout se voit, caricaturé et mécanisé, où rien du mystère de la sexualité humaine dans ce qu’elle a d’existentiel n’est censé pouvoir échapper au contrôle visuel.

Derrière la domination masculine, se dissimulerait une peur des femmes certes, une peur de ne pas être à la hauteur, d’être impuissant à les combler soit, mais aussi une peur du féminin, en elles comme en eux, une peur de se féminiser soi-même, de se perdre jusqu’au risque du vacillement psychique, comme on soupçonne qu’elles le font ! Et les choses s’avèrent d’autant plus compliquées dans le cadre de notre recherche clinique que nous avons à faire à une maladie grave, potentiellement létale, dont l’expérience subjective est l’occasion exigeante d’un travail psychique majeur « aux limites du somatique et du corporel érogène, à la jonction de l’universel et du singulier (…), travail psychique rendu nécessaire par la présence de cet inconnu familier ou inquiétant étranger en soi figuré par la maladie elle- même. Cette occurrence éprouvée de manière plus ou moins persécutrice peut entraîner pour certains une détresse traumatique sidérante à l’œuvre dans un espace psyché/soma régressivement proche du chaos originaire, traversée par d’énormes quantités d’excitations » (J. Ascher & J.-P. Jouet, 2004, p. 119-120), face auxquelles le sujet serait littéralement passivé, dans une position féminine forcée. Devant l’indisponibilité du fusible de la castration, nous pourrions imaginer que le cancer de la prostate et ses traitements viendraient peut-être alors réactiver, jusqu’au risque de la souffrance psychique et de la crise, voire de l’impasse identitaire, l’équation « châtré = féminin ».

Dès lors, comment et dans quelle mesure, le cancer de la prostate et ses traitements dits « castrateurs » – et en opposition avec la virilité incarnée – viendraient-ils déstabiliser la problématique identificatoire en faisant, entre autres, planer le risque du féminin ? Conjointement, que resterait-il du « genre » à l’épreuve du cancer de la prostate ?

 

Outline

Documents relatifs