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SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS ET RÉFLEXIONS THÉORIQUES DE LA DEUXIÈME PARTIE

3.  À LA RECHERCHE DE LA VIRILITÉ PERDUE

3.3.  Vectorisation de la psychosexualité dans la sexualité : dis‐moi comment tu jouis, je te dirai qui tu es

3.3.1.  Sexualités narcissique et objectale 

Sans cesse en équilibre plus ou moins (in)stable entre investissements narcissique et objectal, la sexualité est une mise à l’épreuve majeure pour le narcissisme et le corps érotique. Afin de poursuivre notre réflexion et notamment, de clarifier les différents impacts possibles du cancer de la prostate pour les hommes, nous aimerions nous appuyer sur la distinction entre sexualités à dominante narcissique et à dominante objectale.

La sexualité narcissique serait, comme son nom l’indique, essentiellement portée sur et par la satisfaction des désirs du sujet, prenant l’Autre comme objet de jouissance, à la limite de l’objet partiel, jouissant de l’autre en tant qu’objet de satisfaction, sans vraiment se soucier de son désir, de son plaisir, de son altérité, jusque dans sa forme qui peut paraître la plus inquiétante, voire désorganisante. La sexualité objectale, quant à elle, serait un équilibre entre l’investissement narcissique et objectal permettant de jouir avec l’autre dans la rencontre charnelle, c’est-à-dire en acceptant l’inconnu et la déstabilisation de l’altérité. Bien évidemment, cette distinction est essentiellement théorique, il s’agirait plutôt de « dominante », celle-ci pouvant être sujette à divers remaniements au cours de la vie et selon les objets. En effet, comme l’indique P. Denis, « étrange vérité que de constater que chez une même personne peuvent se succéder des moments de sexualité narcissique et de sexualité vécue avec un objet d’amour dont la signification pour l’esprit dépasse celle de simple ‘‘partenaire sexuel’’ » (2012, p. 54).

Prenons exemple chez Paul Valéry, cité par Paul Denis, pour illustrer la sexualité narcissique : « Je ne dormais pas seul. Et quand elle était assoupie, je l’étreignais fraîche comme une plante et pensais éperdument à MOI » (ibid., p. 54). Pour la sexualité objectale, Paul Valéry encore : « Mais peu, infiniment peu, désirent dans la femme un être vivant, toujours plein de découvertes et d’attraits, un petit monde, qui possédé d’aussi près que possible, garde encore un infini d’obscurités et d’intimités. Ceux-là font les véritables amants » (ibid., p. 49). Cependant, si la sexualité objectale semble incontestablement plus « noble » et plus tournée vers l’autre, il n’en ressort pas moins qu’elle engage le narcissisme de manière importante. Appuyons-nous à nouveau sur Paul Denis : « la sexualité – et d’autant plus qu’elle est plus ‘‘objectale’’ – implique son narcissisme d’au moins deux façons : d’une part toute nouvelle relation amoureuse construit de nouveaux éléments dans le Moi, et alimente le narcissisme secondaire, et d’autre part, l’exercice de la sexualité renforce la confiance du sujet dans ses propres capacités corporelles et sa propre estime de lui-même.

Nul doute donc qu’une relation sexuelle heureuse soit ‘‘narcissisante’’, mais la recherche de cette satisfaction narcissique peut devenir prépondérante dans la relation à l’autre, le réduisant au mieux au rôle du partenaire sans lui donner la place de l’objet d’amour » (2012, p. 49).

Ainsi, le rôle de la sexualité narcissique serait de réguler de l’excitation pour rétablir une homéostasie pulsionnelle, il s’agirait en quelque sorte, et entre autres, d’une masturbation à l’aide du corps de l’autre. Permettons-nous une remarque : la sexualité objectale aurait aussi pour fonction de réguler l’excitation mais ce ne serait pas l’objectif premier comme dans la sexualité narcissique, mais plutôt une simple conséquence. Mais la sexualité narcissique comporte aussi des failles. En effet, alors qu’elle cherche à s’affranchir de la dépendance de l’autre en écartant souvent la dimension sentimentale qui viendrait blesser l’idéal narcissique, elle révèle en négatif la nécessité de l’autre en tant qu’objet de régulation pulsionnelle, en tant qu’anxiolytique – bien que l’objet soit certes contingent – mais aussi en tant qu’objet de régulation de l’homéostasie narcissique. L’autre serait là pour confirmer la performance sexuelle, pour l’attester par sa défaite dans l’orgasme vécu et pour confirmer de manière

performative la virilité. La performance sexuelle nourrirait donc le narcissisme, celui-ci,

notamment masculin et plus précisément viril, pouvant avoir besoin de celle-là, sans vraiment se soucier de l’objet. Par ailleurs, le sujet serait alors plus sensible à l’échec, l’impuissance, ou plus communément le fiasco, réactivant le complexe de castration, traduction corporelle de « celui qui ne se sent/n’est pas à la hauteur », mobilisant amertume et mésestime narcissique.

La dysfonction érectile serait ainsi beaucoup plus douloureuse et tragique pour les hommes ayant une sexualité narcissique. Non seulement elle les priverait de la capacité de jouissance, mais elle serait aussi une atteinte narcissique majeure, empêchant le sujet de retrouver l’illusion d’une cohésion narcissique à chaque jouissance, et révélant, par la même occasion, la fragilité de l’artifice : même si l’autre est contingent et interchangeable, il y a quand même besoin d’un autre. Comme l’illustre Paul Denis : « Il s’agit bien d’éviter l’investissement ‘‘objectal’’ pour maintenir un investissement narcissique jusque dans la relation sexuelle, un investissement narcissique perçu comme indispensable à la cohésion du Moi, dont la désorganisation entraînerait un sentiment de dépersonnalisation (…) Dans cette crainte (de dépersonnalisation), l’idée d’une identification à l’autre sexe, pour un homme la peur et le refus de s’identifier au partenaire féminin tient une place certaine. La sexualité narcissique ‘‘ordinaire’’ serait souvent en grande partie liée à l’évitement d’une telle identification à l’autre sexe, à l’angoisse de sa révélation dans la relation sexuelle. Poussée à l’extrême la sexualité narcissique n’est plus qu’une ‘‘autosexualité’’ » (ibid, p. 50-51). Dès lors si l’on ne s’embarrasse plus de l’autre, de l’inconnu irréductible de son désir et de son

altérité, il n’est plus besoin d’avoir recours à l’autocastration du fiasco pour lequel Jacques André précise bien : « comme pour la Bérésina, la retraite en désordre est aussi une façon de sauver le tout : moins dangereux de défaillir que de pénétrer ou demeurer dans la place » (2013, p. 35).

La sexualité narcissique permettrait donc de se défendre à la fois contre l’identification à l’autre sexe, contre le lâcher prise de l’abandon face au plaisir et contre l’introjection pulsionnelle débordante par le pôle génital du moi. Elle appartiendrait plutôt au pôle anal du Moi chargé de négocier et de réguler la pulsion voire, peut-être parfois, au pôle fécal du moi quand elle a recours à des aménagements pervers. Autrement dit, la sexualité narcissique serait une défense contre le féminin selon J. Schaeffer et contre le troisième effracteur nourricier qu’est la rencontre avec l’amant de jouissance. Par ailleurs, la voie affective serait dangereuse car contraire à l’idéal narcissique. Elle enlèverait à la sexualité sa dimension de « naïve nécessité comme boire ou manger » et réactiverait avec la « transposition transférentielle, le spectre du fantasme incestueux » (Denis, 2012, p. 52).

C’est dans la rencontre charnelle qu’est mise à l’épreuve la solidité du corps érotique (Dejours). Aussi, une sexualité narcissique pourrait avoir le mérite de protéger le sujet. Ce dernier va en effet orienter la rencontre sexuelle en fonction de ses propres besoins, de son scénario, ne laissant que peu, voire pas de créativité à l’autre et l’empêchant alors de venir toucher/contacter/explorer des zones mal subverties, trop anxiogènes, et de lui faire éprouver le vide en lui. Ainsi, la sexualité narcissique aurait également une fonction de régulation de l’excitation à l’intérieur du corps érotique, c’est-à-dire un rôle de garde-fou qui viendrait délimiter à travers l’exercice d’une sexualité « bien rodée » la géographie particulière du corps érotique afin, à la fois, de le renforcer et de le protéger de ses propres failles.

Autrement dit, un des risques de la sexualité objectale serait de laisser à l’autre la possibilité ou l’espace de venir réactiver des blessures archaïques, des angoisses profondes (cf. « je n’ai pas perdu pied » de P. Valéry, cité par Denis, 2012) aux confins de la dépersonnalisation et de l’inconscient amential. C’est aussi une des façons de comprendre le célèbre texte freudien Du plus général des rabaissements de la vie amoureuse et le fameux clivage entre courant tendre et courant sensuel ou, plus trivialement, celui qui conduit au partage des femmes entre celle que l’on aime et avec qui l’on dort (la mère des enfants) et celles que l’on désire et avec qui l’on couche (les autres). Il y aurait, on le sait, une vraie

difficulté à maintenir ensemble ces deux courants sur le même objet. Car il faut, dit Freud, « surmonter le respect de la femme ».

À ce problème déjà bien connu et bien décrit, deux issues :

- Le clivage entre courant tendre et courant sensuel : rabaissement de la femme pour permettre l’érection à travers l’exercice d’une libido dominandi, possiblement sur un versant exacerbé dans le démon de midi,

- Le fiasco, l’impuissance psychogène, l’éjaculation précoce qui seraient à comprendre comme des équivalents de véritables autocastrations ou autopunitions.

Le rabaissement de la femme serait par conséquent une expression de la sexualité à dominante narcissique. Et le fiasco porterait en son sein la peur de la femme, l’ombre du premier objet toujours insatiable. Mais que dire de ceux qui ont une sexualité à dominante objectale ?

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