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Du glissement de l’identification narcissique salvatrice à l’identification mélancolique menaçante

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS ET RÉFLEXIONS THÉORIQUES DE LA DEUXIÈME PARTIE

3.  À LA RECHERCHE DE LA VIRILITÉ PERDUE

3.5.  Du glissement de l’identification narcissique salvatrice à l’identification mélancolique menaçante

En passant par l’anamnèse du fétichisme dans l’œuvre freudienne, R. Roussillon nous amène sur la piste du cancer de la prostate et de ses traitements comme menace de l’identification narcissique à la femme passivée. Il nous rappelle que la castration est aussi « la féminité telle qu’elle est alors signifiée dans le monde de l’enfance » (2009, p. 142), et qu’elle vient menacer la place de l’auto-érotisme dans la sexualité infantile. En effet, au moment du complexe d’Œdipe, la vision du sexe féminin fait planer une menace incarnée de castration en guise de rétorsion des comportements auto-érotiques et des vœux incestueux. C’est ce qui permettra, on le sait, de sortir du complexe d’Œdipe. Cependant, deux poids, deux mesures : si l’angoisse de castration permet au petit garçon de sortir du complexe d’Œdipe, elle signe bruyamment l’entrée de la petite fille dans la dynamique œdipienne. Comme le souligne et rappelle René Roussillon : « l’Œdipe est toujours déjà là, en ce sens on ‘‘n’entre’’ pas dans l’Œdipe à un moment donné, pas plus d’ailleurs qu’on en ‘‘sort’’ ». C’est de la mise en crise de l’Œdipe dont il s’agit, c’est-à-dire du moment où « la conflictualité constitutive passe sur le devant de la scène intersubjective et intrapsychique » (1997, p. 78, note de bas de page).

Tout cela est donc déjà bien connu. Cependant, R. Roussillon se demande, non sans intérêt, à quoi doit exactement renoncer le petit garçon. A ses tendances auto-érotiques ? Assurément. « Le garçon ‘‘sauve’’ son identité masculine, il ‘‘renonce’’ pour sauver son identification masculine » (2009, p. 143). Mais y aurait-il autre chose derrière le latent qui nous apparaîtrait aujourd’hui presque manifeste ? R. Roussillon nous met sur la piste d’un renoncement à l’auto-érotisme, mais également à une « identification féminine directement impliquée par la menace de castration. Il renonce à être ‘‘en miroir’’ de la femme, il renonce à ce que celle-ci soit ‘‘son double’’, son miroir corporel, le renoncement concernerait donc l’identification ‘‘narcissique’’ à la femme » (ibid., p. 143/144).

Nous pourrions ainsi avancer l’hypothèse que le cancer de la prostate et ses traitements, sous couvert d’une castration presque « brute », voire « réelle », au sens infantile du terme (à savoir une dysfonction érectile), feraient planer l’identification narcissique à la femme passivée (cf. supra) dans le latent, ce qui justifierait une exacerbation réactionnelle du masculin dans le manifeste.

Karl-Léo Schwering soutient l’hypothèse fort séduisante et heuristique d’une identification narcissique qui serait nécessaire dans l’épreuve de la maladie grave : « L’identification narcissique pourrait être un rempart, sinon le rempart fondamental contre les menaces de désintégration du moi pesant sur tout sujet exposé à une maladie grave, d’une part, et aux vexations/privations occasionnées par le traitement médical, d’autre part » (2015, p. 18). Il délivre ce concept assez mal vu de son aura pathologique rattachée à la mélancolie pour rappeler que c’est « l’opération même permettant au moi en formation de se constituer, c’est-à-dire de ne plus simplement être livré au diktat de l’objet ou aux exigences du ça » (ibid., p 19). Après avoir avancé que l’identification narcissique serait une identification primaire, et avec Lina Balestrière, que « le narcissisme primaire consiste en une identification narcissique », il cite Jean Florence : « il faut se représenter le narcissisme comme une relation du moi à lui-même comme objet « cannibalisé » ; « lui-même » étant, identiquement, l’objet cannibalisé, approprié narcissiquement » (Schwering, 2015, p. 22-23). Il s’agirait donc de se représenter un Moi qui aurait une « faim de lui-même », s’auto-nourrissant ou plutôt s’auto- cannibalisant. Ceci précisé, il n’est pas surprenant d’arriver à l’hypothèse que l’identification narcissique serait ce qui permettrait de tenir face à la maladie grave, une façon de se replier sur soi, d’éprouver sans artefacts l’unité psychique et corporelle, et de se soustraire à tout ce qui pourrait malmener un peu l’identité à savoir l’objet et les exigences du Ça.

Malheureusement, un obstacle de taille pourrait empêcher ou contrarier l’identification narcissique chez les patients atteints d’un cancer de la prostate. Il s’agirait de l’effet secondaire des traitements qui viendrait « intromettre » – au sens de Laplanche – dans la psyché le signifiant énigmatique de la castration et, ce faisant, de l’identification narcissique à la femme passivée, à laquelle le petit garçon, dans le temps infantile, avait renoncée pour sortir du complexe d’Œdipe ainsi que pour sauver son identité ET son identification masculines. En effet, comme Cournut nous le rappelle : « la grande différence entre les hommes et les femmes est que les hommes, et Freud au premier chef, font une équivalence entre féminin et châtré, alors que les femmes, elles, sauf si elles sont prisonnières du système masculin, ne confondent pas » (2001, p. 142). Autrement dit encore, le cancer de la prostate et ses traitements viendraient à la fois menacer l’identité masculine dans le manifeste, à travers la dysfonction érectile et cet avènement bruyant du vieillissement, mais également dans le latent, à travers la réactivation d’une castration et, dans son envers, d’une identification narcissique à la femme passivée. L’horreur peut-être, car non seulement châtré, mais encore plus féminin ?

Or, en relisant Le Président Schreber de Freud, Jean Cournut nous permet d’avancer que la castration et son complexe seraient eux-mêmes un rempart contre les affres mélancoliques consécutifs à la perte de l’objet primaire : « Les hommes – Schreber y compris – connaissent évidemment aussi cette séparation primaire mais peut-être sont-ils protégés – mais pas Schreber – contre les conséquences mélancoliques de cette perte par les vertus du complexe de castration. Celui-ci fonctionne comme une phobie permanente et structurante ; les hommes négocient la partie pour le tout », ce qui se mobiliserait de manière différente chez les femmes déjà en proie au complexe de castration et en ce sens, peut-être plus vulnérables, selon lui, aux dépressions et « autres petites mélancolies » (2001, p. 143).

Revenons à nos patients traités pour un cancer de la prostate. A ces hommes qui sont obligés de renoncer à une partie (leurs érections) pour sauver le tout (leur vie). Pour de vrai. Dans une réalité traumatique qui ne souffrirait pas d’une éventuelle élaboration symbolique dans un premier temps. Si l’on suit le raisonnement de Cournut, ces hommes n’auraient plus rien à négocier pour l’après. Aussi, privés du « levier transitionnel » du complexe de castration, pourraient-ils, peut-être à l’instar des femmes, adopter de manière temporaire, une « petite mélancolie », ou ce que nous avons nommé supra un « mouvement mélancolique ». Il s’agirait ici d’un traitement narcissique de la perte, porté par la pulsion de mort dans sa valence anarchiste pour se remettre et sauver leur identité. Mais c’est alors l’objet total, eux, leur vie, qui seraient en première ligne au front des pertes possibles, comme pour une femme. Nous pourrions ainsi envisager que le cancer de la prostate, en tant que maladie grave, pourrait mobiliser une identification narcissique en guise de renforcement des remparts de l’identité – la métaphore de la forteresse nous semblant ici heuristique pour comprendre le surinvestissement des barrières de l’appareil psychique, dans une dynamique narcissique. La spécificité du cancer de la prostate serait celle-ci : en venant directement impacter la virilité dans son symbole incarné le plus fort et en réactivant brutalement le complexe de castration, il enlèverait ainsi la possibilité à ces hommes de négocier avec la réalité puisqu’il n’y aurait plus, dans leur logique, rien à négocier. D’une logique symbolique de l’avoir, nous serions passés à une logique de l’être, passant ainsi d’une angoisse sur un objet partiel à une angoisse sur un objet total beaucoup moins sécurisante et dont le prototype serait l’angoisse de perte d’amour, plus féminine. Autrement dit, peut-être y aurait-il chez nos patients une tentation d’identification mélancolique à l’objet perdu (encore une fois, il nous semble difficile de définir vraiment l’objet de la perte : pénis ? idéal ? identification à la mère phallique prégénitale ? au pénis du père ? à l’amour des imagos parentales ?). En effet, portant directement sur la castration dans son sens le plus fort, le plus brut et le plus traumatique et

non symbolisable portant notamment sur les stigmates de l’irreprésentable, cette perte ne pourrait plus être négociée par le complexe de castration. Comme nous le rappelle Jean Cournut : « qu’est-ce que l’humain aurait du mal à se représenter, même s’il est capable d’en faire un objet de science ? La vie, la mort, le corps » (2001, p. 206).

Mais Jean Cournut fait un pas de plus et avance que le féminin en lui-même est irreprésentable : « Cette peur que les hommes éprouvent envers les femmes ne procèderait-il par, elle aussi, d’une difficulté des hommes ‘‘à se représenter’’ le féminin des femmes, et plus secrètement le féminin qu’ils portent en eux aussi ? Non pas la sexualité féminine (quoique !) ; pas la féminité dont les femmes se parent pour rassurer les hommes, et dont les hommes les parent pour se rassurer, mais le féminin, c’est-à-dire cette part obscure de l’autre,

cette question de l’altérité, cette différence dont se scandalise le narcissisme dans la mesure où il ne l’intègre pas, ce risque permanent de déliaison au bord duquel vacille l’humain »

(Ibid, p. 208). Dans cette perspective, nous pourrions envisager que le cancer de la prostate invite au féminin à deux niveaux. D’une part, il souffrirait de l’équivalence malvenue entre le châtré et le féminin dans le latent sur un plan « dynamique », convoquant alors brutalement ce à quoi le petit garçon avait renoncé auparavant pour sauver son identité masculine. En outre, de par le traumatisme et la passivité qu’il inflige, le cancer de la prostate serait en lui-même du féminin dans le sens où il est fondamentalement autre, passivant, irreprésentable et débordant, faisant courir le risque de la déliaison à la fois parce qu’il déborde les capacités psychiques de liaison, parce qu’il déstabilise l’économie pulsionnelle massivement mais également parce qu’il convoque l’existentiel avec la mort, la sexualité et le vieillissement.

Synthèse : Comme toute maladie grave, le cancer de la prostate et ses traitements mobiliseraient une identification narcissique, identification primaire qui consiste à avoir une « faim de soi », à s’autonourrir de soi pour tenir, et que nous entendons alors au sens de Schwering : « s’approprier son corps en s’identifiant aux perceptions et affects, pour lesquels des mots et des pensées seront bientôt disponibles » (2015, p. 36). Mais l’impact sur la sexualité et la virilité viendrait à la fois faire planer la menace :

- de l’identification narcissique à la femme passivée particulièrement dangereuse pour le narcissisme masculin,

- d’une identification mélancolique,

o mais également car le levier de négociation transitionnelle du complexe de castration est alors saturé et débordé par l’élaboration presque impossible et impensable d’une castration trop brute et trop réelle.

Cela expliquerait à nouveau la mobilisation de ce que nous appelons un masculin hypomane, en guise à fois de défense et d’étayage pour et contre la traversée du mouvement mélancolique fortement convoqué.

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