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La pulsion anarchiste comme articulation entre narcissismes de vie et de mort 

SYNTHÈSE DES RÉFLEXIONS ET PROPOSITIONS THÉORIQUES DE LA PREMIÈRE PARTIE 

2.  LE CANCER DE LA PROSTATE, RÉVOLUTION DANS L’ÉCONOMIE LIBIDINALE 

2.4.  Éros chahuté et acculé par le cancer de la prostate

2.4.3.  La pulsion anarchiste comme articulation entre narcissismes de vie et de mort 

Sachant qu’A. Green lui-même considère le narcissisme de mort comme « la recherche active non de l’unité mais du néant ; c’est-à-dire d’un abaissement des tensions au niveau zéro, qui est l’approximation de la mort psychique » (1983, p. 24), comment envisager qu’il puisse être salvateur pour le sujet ?

En effet, il nous semble que la solution pour que ces hommes puissent tenir psychiquement face au cancer de la prostate, serait de maintenir en tension et autant que faire se peut le narcissisme de vie (rassemblement de l’unité pour se protéger) et le narcissisme de mort (réduction de l’excitation face à une situation éminemment traumatique). Cette solution pourrait alors résider dans la pulsion anarchiste (N. Zaltzman, 1998/2011) ou ce que N. Zaltzman définit comme « l’appropriation de la pulsion de mort au service de la vie. (…) La pulsion anarchiste travaille à ouvrir une issue de vie là où une situation critique se referme sur un sujet et le voue à la mort » (2011, p. 53 et 65). Comme le dit J. André (2011, p. 13) lorsqu’il commente N. Zaltzman : « La pulsion anarchiste n’a pas d’autre visée : rendre à nouveau la vie intéressante, se tenir en équilibre instable ‘‘entre la fragilité des raisons de vivre et leur indestructibilité’’ ». Tel serait peut-être un des enjeux du cancer de la prostate, mettre en lumière de manière crue, radicale et violente « l’existence d’un choix inconsciemment toujours en jeu dans toute expérience humaine, hors toute épreuve particulière où ce choix peut devenir plus ou moins conscient, le choix entre l’amour qu’on

porte à la vie et le désir d’en être quitte » (Zaltzman, ibid., p. 20) et, par là même, la violence

nue et crue de l’existence humaine.

Cette interrogation existentielle semble se poser lorsque l’individu traverse ce que N. Zaltzman appelle « l’expérience limite ». Celle-ci correspond à « une situation expérimentale d’urgence à laquelle un être humain se trouve rivé, qu’il ne peut surmonter sans dommage mortel, qu’il ne peut pas ne pas affronter. [Elle] s’instaure d’une mainmise sur la vie mentale et physique d’un être humain, qui l’exproprie d’un droit impersonnel à la vie, le prive de ses

défenses, et l’expose à une possibilité constante de mort ». La pulsion anarchiste donnerait au sujet la capacité de « résistance née de ses propres ressources pulsionnelles de mort » pour braver la menace de mort ressentie. En quelque sorte, « il [faudrait] que l’individu aille jusqu’au bout de ses forces sans en mourir pour être sûr de vouloir continuer à vivre » (ibid., p. 55 et 66). Ce serait aussi cela qui serait en jeu dans le cancer de la prostate au-delà de la sexualité et de l’érection : le désir de vivre ou plutôt la capacité de continuer à vivre après un coup souvent vécu comme « mortel » sur un plan symbolique et qui mêlerait insidieusement les enjeux existentiels de sexualité, de vie et de mort. La mise en lumière douloureuse de ces enjeux rappelle qu’il n’est pas aisé de les dissocier.

Si l’on suit la pensée de N. Zaltzman, l’expérience limite, ici le cancer de la prostate viendraient mettre à jour le conflit scandaleux, mais d’habitude silencieux entre « l’indestructible et le périssable ». Ce conflit toucherait au désir de vivre et à la survie psychique et pourrait s’énoncer comme tel : « À quelle(s) condition(s) pourrais-je encore avoir envie de continuer à vivre ? Dans quelle mesure ai-je besoin d’éprouver la mort – ou l’envie de mort – pour avoir envie de vivre ? » La chanson populaire L’envie (chantée par J. Hallyday, écrite par J.J. Goldman) illustre fort bien ce concept et ce passage somme toute si humain, par la pulsion anarchiste. « Qu’on me donne l’obscurité puis la lumière. Qu’on me

donne la faim la soif puis un festin. Qu’on m’enlève ce qui est vain et secondaire. Que je retrouve le prix de la vie enfin (…) Qu’on me donne l’envie. L’envie d’avoir envie. (…) pour que j’aime être sain, vaincre la maladie ». Alors que l’on peut y entendre des résonnances

avec la conception du désir chez J. Lacan et le désir du désir de l’autre qui a une dimension plutôt objectale, ici, ce serait plutôt un désir narcissique – désirer avoir du désir, désirer éprouver la tension et le décentrement du désir, d’abord par rapport à soi – qui serait à l’œuvre. Car l’objet en question serait non pas tant le désir de l’autre que son propre désir de vivre.

La pulsion anarchiste est un concept ambivalent car il mobilise les forces les plus mortifères et déliantes vis-à-vis de soi et de l’autre pour la survie psychique du sujet. Comme le remarque à juste titre également N. Zaltzman : « les pulsions de mort, loin de surgir du néant, hors de tout étayage des fonctions vitales, sont au contraire dans un rapport de liaison encore plus étroit, encore plus serré avec l’étayage corporel, que les pulsions libidinales » (ibid. p. 44). Par ailleurs, assignant le registre du besoin aux pulsions de mort et celui du désir aux pulsions de vie, elle rejoint la pensée de Christophe Dejours qui situe les pulsions de vie du côté du corps érotique et les pulsions de mort du côté du corps biologique.

Dès lors, pourrait-on parler de besoins sexuels réveillés par le cancer de la prostate et qui excluraient la sphère du désir ? Autrement dit, alors qu’auparavant le sujet pouvait avoir une sexualité mue par le désir, pourrait-on avancer que la maladie et le vieillissement créeraient des besoins sexuels ayant pour unique but d’exorciser la mort ? C’est ce qu’affirme F. Neau à propos du démon de midi : « manière de braver la mort au moment où, entre deux âges, comme entre deux eaux, un brin mélancolique, la pensée de la mort s’impose – il n’a qu’une vie, et c’est l’heure ou jamais de la vivre ». L’auteur fait par ailleurs le parallèle heuristique avec la tentation de Saint Antoine de Flaubert où apparaît le Diable sous ses deux figures tentatrices : « la Mort qui, bras ouverts, console et promet l’éternelle sérénité, et la Luxure qui avec ses seins offre la satisfaction et le bonheur inépuisables » (in André, 2011, p. 35-36). Encore une fois, la pathologie grossissant les phénomènes psychiques discrets et permettant de les saisir, le paradigme du démon de midi peut nous aider à comprendre ce double mouvement psychique : à la fois des défenses narcissiques à visée défensive contre le

désir, mais aussi l’avènement de besoins sexuels marqués par l’exigence et l’urgence du

narcissisme ou d’une sexualité narcissique, dès lors difficilement compréhensible et partagée (partageable ?) par les partenaires. Comme le rappelle N. Zaltzman : « Les pulsions libidinales dessinent une géographie des plaisirs érogènes du corps. Les pulsions de mort ont une mission corporelle différente : une fonction d’individuation » (op. cit., p. 44).

Nous défendrons ainsi l’hypothèse suivante : la pulsion anarchiste serait aussi cette

capacité psychiquement périlleuse, mais sans doute salvatrice, de maintenir en tension le narcissisme de vie et le narcissisme de mort, à savoir de les maintenir intriqués, pour endurer

le traumatisme et il ne serait pas impossible la pulsion anarchiste ait des affinités avec le masochisme gardien de la vie de Rosenberg (1991).

Transition : Mais quel serait le prix psychique de cette survie ? Quel serait le coût de ce dernier recours dont usent ceux que N. Zaltzman appellent les irréductibles face à la traversée de l’expérience limite ? Quel est le prix de la mobilisation de cette pulsion anarchiste ?

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