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SYNTHÈSE DES RÉFLEXIONS ET PROPOSITIONS THÉORIQUES DE LA PREMIÈRE PARTIE 

2.  LE CANCER DE LA PROSTATE, RÉVOLUTION DANS L’ÉCONOMIE LIBIDINALE 

2.1.1.  Le primat de l’Autre, la subversion libidinale & l’affect

Revenons aux confins de l’expérience érotique, c’est-à-dire à la source de la colonisation subversive – terme introduit par C. Dejours et qui est au centre de la métapsychologie du corps – de l’ordre biologique du besoin par l’ordre érotique du plaisir et du désir. Au départ, le petit d’homme arrive dans une situation fondamentalement inégale. Débordé d’exigences corporelles internes (besoins d’autoconservation) qui le passivent et l’aliènent, il est très rapidement saturé d’excitations pour lesquelles l’intervention d’un autre secourable est indispensable. Peu à peu, il va s’apercevoir, au départ dans son corps, qu’il peut dissocier le plaisir du besoin et que, chemin faisant, la bouche ne sert pas seulement à satisfaire la faim, mais qu’elle peut aussi ouvrir au ludique (mastiquer, sucer, mordiller, recracher, etc.) et se découvrir érogène, se dévergonder de l’ordre biologique. C’est l’étayage freudien de la pulsion sur la fonction qui concernera les zones érogènes selon une conception solipsiste et endogène, par stades. Pour J. Laplanche, l’étayage est, de la part de S. Freud, un tour de prestidigitation réussi d’une main de maître ! « C’est faire surgir le sexuel de l’insatisfaction de l’autoconservation comme on fait surgir le lapin du chapeau. Mais il faut précisément que quelqu’un ait mis le lapin dans le chapeau, et c’est bel et bien l’adulte qui l’y a mis » (2007, p. 21). Cette savoureuse remarque illustre bien, selon nous, la théorie de la

séduction généralisée, où l’adulte intromet – à son insu – du sexuel dans la jeune psyché sous

la forme de signifiants énigmatiques, car tous ses gestes sont compromis par un sexuel infantile en quelque sorte « infiltré ». Pour Laplanche, l’inconscient est le fruit des traductions incomplètes des messages de l’autre. « Mise en ordre, mise en roman, mise en sens, et finalement mise en Moi » (1999, p. 206), ces différentes traductions souffrent inévitablement d’une perte d’informations. Si l’on réussit à conserver une partie du message originel, il reste la trahison des informations auxquelles on a renoncé pour garder le sens que l’on pensait être celui du message initial. Pour Laplanche, le refoulement originaire qui va créer l’inconscient est précisément le résultat de ce qui a raté dans la traduction, de ce qui a été négligé et qui va faire retour (dans les retours du refoulé) demandant à nouveau une traduction (mise en sens, mise en Moi…), elle-même inévitablement incomplète et imparfaite. Si tout adulte est

séducteur – malgré lui – par le sexuel qui infiltre ses gestes et son corps, tout enfant devient herméneute, et ce, jusqu’à son dernier souffle, poussé à traduire ce qui l’excite, à lier une

excitation dont il méconnaît le sens, mais qui le happe et le détourne du chemin biologique. Étymologiquement séduire vient de seducere : détourner du droit chemin. D’un assujettissement aux vicissitudes des besoins biologiques en passant par l’aliénation au message compromis et diablement attirant de l’adulte, l’enfant, croyant s’être émancipé, se heurte à une nouvelle domination, celle de l’altérité interne, l’inconscient et ses rejetons. Cruel destin que celui de l’être humain qui ne peut échapper à l’aliénation de sa condition, sans cesse aux prises avec un pâtir fondamental.

Alors que J. Laplanche critique la vision solipsiste de S. Freud, en introduisant de l’Autre, C. Dejours (2001) enrichit ce processus, d’une part, en l’étendant au corps entier qui devient érotique et, d’autre part, en insistant bien sur son caractère inachevé, déjà en germe chez Laplanche avec les affres d’une traduction condamnée à l’incomplétude. De manière très heuristique, C. Dejours a ainsi mis en exergue l’existence de deux corps, l’un dérivant de l’autre par le truchement de la subversion libidinale, colonisation progressive et subversive des fonctions physiologiques à des fins érogènes qui va permettre la genèse d’un corps

érotique, acquis, décollé du corps biologique, inné. Entre ces deux corps : le maillon des

gestes de l’adulte sur le corps de l’enfant. Inscrits dans un dialogue corporel (apportant la dimension sensuelle) et fantasmatique (apportant la dimension proprement érotique), ils dépassent largement le registre hygiéno-diététique et mobilisent chez l’adulte d’innombrables fantasmes et affects. Autrement dit, ces gestes a priori anodins ne le sont en rien, compromis par le sexuel qui exsude, à l’insu de l’adulte, de son inconscient, ce dernier s’étant incarné dans son corps érotique, par définition engagé dans la relation. Il y a maldonne et malentendu dès le départ, un soin « biologique » indispensable véhiculant avec force nombre de messages

énigmatiques et séducteurs pour l’enfant. L’apport fondamental de C. Dejours (2009) se situe,

à notre sens, dans la redéfinition de l’objet de la traduction. Il ne s’agit pas pour l’enfant de traduire un message énigmatique désincarné seulement fait de symboles ou de signes abstraits pour lesquels il dispose de l’outil imparfait des théories sexuelles infantiles mais bien de traduire en deçà ce qui se passe dans son corps sous l’effet du sexuel de l’adulte. L’excitation étant contagieuse par excellence, celle de l’adulte vient en retour contaminer et exciter le corps de l’enfant, excitation qu’il va falloir lier, autrement dit traduire. Comme le remarque Dejours (2009, p. 98) : « il n’y a pas de transmission directe » d’inconscient à inconscient, « entre les deux s’interpose toute l’épaisseur du fonctionnement psychique de l’enfant » et sa

propre activité traductrice. Le résultat ou le résidu de cette traduction singulière de l’excitation dans le corps forme le corps érotique que nous pourrions également considérer comme une incarnation du sexuel infantile ou de l’inconscient.

Quelle serait la rétroaction du corps érotique sur le corps biologique ? C. Dejours s’inscrit en premier lieu dans une perspective économique, le détournement de l’énergie corporelle à des fins érotiques « soulagerait en quelque sorte l’économie somatique de ses mouvements énergétiques scandés par les rythmes chrono biologiques » (2001, p. 18) (cf sa métaphore du moulin4). En outre, C. Dejours postule que la subversion libidinale, à la différence de l’étayage, est toujours à reconquérir, qu’elle a, en elle, quelque chose d’inachevé, de proprement humain, en rapport avec notre manque ontologique fondamental. Comme il le précise, « la sexualité psychique et l’économie érotique sont souvent menacées de se ‘‘désétayer’’ et d’engendrer un mouvement contre-évolutif » (ibid., p. 17). Entendons par là une dissociation (terme de C. Dejours) ou plutôt une désintrication entre corps biologique et corps érotique car, pour lui, si la subversion libidinale ne garantit pas une solidité sans faille du corps biologique, un désétayage pourrait en revanche être dangereux pour la santé et ouvrir la porte à une décompensation somatique, dont personne ne serait à l’abri, y compris les névrosés. Autrement dit, « le bon fonctionnement de l’étayage et de l’appareil psychique, le succès de la subversion libidinale, seraient capables d’assouplir

l’économie du corps physiologique en lui offrant un débouché psychique » (ibid., p. 17).

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