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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.1. Ville et affordances

Comment les habitant.e.s parviennent-ils et elles à entreprendre des actions pour contourner, adapter et transformer une organisation urbaine qui pourtant les aliènent ? Comment la ville peut-elle être un instrument à la fois de conditionnement et de transformation sociale ? À l’opposé des discours qui véhiculent une conception déterministe de la forme urbaine, je vais élaborer une approche plus nuancée de la ville comme arte fact qui nous offrira des outils pour comprendre l’idée lefebvrienne. Cette approche, basée sur la théorie des affordances, permet de saisir comment la ville et ses aménagements non-neutres peu flexibles peuvent influencer ou favoriser un ordre social sans pour autant déterminer complètement les possibilités d’agir et d’habiter des habitant.e.s.

3.1.1. Affordances et arte facts urbains

La théorie des affordances est apparue dans le domaine de la psychologie écologique, avec les travaux de James Gibson (1979 dans Gieseking, 2014). L’affordance – anglicisme qui vient du verbe to afford signifiant permettre, atteindre, être capable de – est une opportunité d’action que l’environnement offre ou fournit à l’individu humain en fonction de ses capacités actuelles d’agir et de percevoir (Chemero, 2003; Gieseking, 2014; Luyat & Regia-Corte, 2009; Norman, 2001). Par exemple, un escalier offre l’opportunité de monter à l’étage supérieur à tous les individus qui peuvent marcher. Ou encore, une grande avenue offre l’opportunité aux automobilistes de traverser rapidement la ville. Contrairement à une approche déterministe, les

relation entre des caractéristiques environnementales et des capacités particulières de perception et d’action d’un agent humain dans une situation précise. Si la situation change, c’est-à-dire si les caractéristiques de l’environnement ou les capacités humaines changent, les affordances changent également. Par exemple, monter des escaliers n’est plus possible si la personne subit un accident qui l’handicape ou bien les conséquences de la vieillesse. De même, les automobilistes ne pourront plus traverser rapidement la ville si l’avenue est en travaux ou bloquée par des manifestants. Lorsque la situation change, l’environnement présente des

affordances nouvelles, par exemple celle de pouvoir regrouper des manifestants, pour une

avenue. Aussi les affordances ne sont pas à confondre avec les fonctions (ce en vue de quoi l’objet ou l’environnement a été conçu) prévues ni avec les usages courants et habituels d’un objet ou d’un environnement. Par exemple, un pont ou une cabine téléphonique peuvent servir d’abri quand il pleut, alors qu’ils n’ont pas été conçus pour cela originellement.

Ce cadre conceptuel est très complet pour penser l’architecture et le design urbain, comme l’expliquent Maier, Fadel et Battisto :

Our application of affordances to architecture rests upon three main propositions, which we explore in the remainder of this paper. First, as to architectural theory, we assert that affordances can be used as a conceptual framework to understand the relationship between built environments and humans over time, especially with respect to the form, function, and meaning of architectural elements. Second, regarding architectural design, we propose that the concept of affordance allows for a common theoretical basis to improve the design process by offering a shared language among those involved in a design project, particularly architects and engineers. Third, regarding architectural practice, we believe that affordances may be used as an evaluation tool to explore the connection between the initial intentions or objectives of the design with how the artifact is actually used, leading to archived knowledge for use in future projects, and the potential for avoiding an array of common design failures. (Maier, Fadel et Battisto, 2009, p. 394)

Le concept d’affordance est donc utile à la fois pour la théorie, le design et la pratique de l’architecture et de l’urbain. Il permet aux concepteurs de porter attention à l’intégration de différents points de vue dans la construction urbaine – ceux du designer, des ingénieurs et des

usagers – et de mieux réussir à aménager une urbanité résiliente et pérenne en rendant compatibles les fonctions conçues et les usages réels (Koutamanis, 2006). En envisageant les

arte facts urbains comme des instruments dont les opportunités dépendent de ceux qui les

utilisent, on peut restituer aux habitant.e.s leur participation de facto à la constitution de la ville, à travers leurs usages non-réfléchis ou leurs réappropriations contestataires des lieux publics.

3.1.2. Affordance et théorie de l'acteur-réseau

Parler d’affordances nous oblige également à reconnaître la place du contexte socio- politique dans l’interprétation et l’usage du matériel urbain. En effet, les potentialités offertes par un environnement n’existent ou plutôt ne se révèlent que dans un contexte particulier. Par exemple, le plan des rues en damier du centre-ville de Montréal offrait la capacité aux services de police d’encercler les manifestants et de procéder à des arrestations massives pendant les contestations étudiantes et citoyennes du printemps 2012. Pour comprendre ce rapport au contexte, on peut rapprocher la théorie des affordances de celle de l’acteur-réseau en sociologie (Callon, 1989 ; Latour, 1991 et 2005). La théorie de l’acteur-réseau a mis l’accent sur le réseau de personnes, d’objets et de circonstances qui ensemble rendent un fait possible. L’inter-action plus ou moins directe entre ces différents actants crée une situation particulière dans laquelle un objet technique aura telle utilité, telle potentialité. Les actions disparates d’actants hétérogènes s’organisent en réseau et produisent des faits, tout en étant elles-mêmes informées par ces faits dans un rapport de définition réciproque et de dépassement mutuel. Pour reprendre mon exemple, le fait de l’arrestation des manifestants dans les rues de Montréal a été possible en raison de la présence d’un réseau d’actants hétérogènes, s’appuyant lui-même sur des faits antérieurs (loi déclarant les manifestations spontanées illégales, contexte de mouvement social contre la hausse des frais de scolarité, manifestations occupant et perturbant les espaces publics du centre-ville de Montréal, aménagement urbain en damier, disposition de moyens de transports publics, effectifs de police élevé, etc.). En retour, le fait de l’arrestation informait les pratiques, les représentations, les relations sociales, l’aménagement urbain et tout un acteur-réseau. Aussi remarque-t-on que les affordances urbaines, autrement dit ce que la ville permet d’accomplir pour différent.e.s agent.e.s, dépend de leur inscription dans un contexte d’actions.

Ce rapprochement entre la théorie des affordances et celle de l’acteur-réseau permet de comprendre ce que Lefebvre entend lorsqu’il dit, dans Le droit à la ville, que

la ville, c’est une médiation parmi les médiations. Contenant l’ordre proche, elle le maintient (…). Contenu dans l’ordre lointain, elle le soutient ; elle l’incarne ; elle le projette sur un terrain (le site) et sur un plan, celui de la vie immédiate ; elle l’inscrit, elle le prescrit, elle l’écrit, texte dans un contexte plus vaste et insaisissable comme tel, sinon à la réflexion (Lefebvre, 1968, p. 54).

L’ordre proche concerne les rapports inter-individuels et inter-groupes qui se jouent à l’intérieur de la structure socio-spatiale, et l’ordre lointain est celui de la société en générale réglée par les institutions de l’État et de la religion, le politique, le juridique, la morale et les relations internationales. La ville comme objet technique rassemble ces deux ordres et tout un ensemble d’éléments de contexte qui informent l’action qu’elle rend possible par sa forme particulière (son texte) et l’usage qui peut en être fait par un individu pris dans tel ou tel rapport social.

3.1.3. Restituer une responsabilité à l'agent

Enfin, les affordances sont des potentialités offertes qui ne sont pas forcément manifestes ou effectives : elles peuvent très bien ne pas se réaliser, même si toutes les conditions sont réunies, puisqu’elles dépendent d’un agent pour se réaliser. Un individu en bonne santé peut décider de prendre l’ascenseur pour se rendre à l’étage supérieur plutôt que les escaliers. Un automobiliste peut choisir de ne pas prendre sa voiture pour traverser la ville mais le vélo ou les transports en commun, quitte à prendre plus de temps pour se rendre à son travail. La réalisation d’une action dépend finalement d’un agent auquel on peut attribuer une responsabilité, mais elle dépend également de l’environnement qui prédispose l’agent, ou plutôt lui offre une partie des conditions nécessaires à la réalisation de son action.

Aussi il me semble que la théorie des affordances permet de concevoir la ville comme un objet politique. L’environnement urbain offre des possibilités ou des opportunités d’action qui ne sont pas infinies. Il facilite certains modes de vie, certaines activités, certains comportements et choix spatiaux et en empêche d’autres. Mais l’élément important de la théorie

des affordances est que ces opportunités offertes par un objet technique sont le résultat de la

relation que ses usagers ont avec lui, et cela dans un contexte politique et social particulier.

Aussi l’usage des espaces urbains est parfois fort différent des fonctions prévues par les designers60. Les activités, les modes d’habitation, les comportements spatiaux et les usages de

l’espace sont créateurs d’opportunités et participent au potentiel offert par la ville tout autant que la forme, l’organisation et les infrastructures urbaines préconçues par les institutions.

C’est dans cette optique que je propose de comprendre l’idée lefebvrienne que la ville est un véhicule de l’ordre lointain dominant, sans tomber dans le déterminisme géographique qui empêcherait de considérer la possibilité pour les habitant.e.s d’innover et de s’organiser pour détourner et se réapproprier leurs lieux de vie, y ouvrir des possibles. La théorie des affordances nous permet d’envisager la part de liberté interstitielle dont s’emparent les habitant.e.s, à travers leurs ré-interprétations quotidiennes spontanées et/ou subversives de la trame urbaine. Les

affordances urbaines découlent finalement d'une dialectique qui se joue chez l'habitant.e entre

la fonction des espaces prévue par leurs concepteurs et conceptrices et la fonction qu'il ou elle lui imagine et lui donne par la pratique.