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1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.2. L’exploitation capitaliste de l’urbain

1.2.1. Gentrification

La gentrification est un phénomène de revalorisation des quartiers populaires des centres-villes historiques qui se traduit par une transformation du bâti et des commerces, ainsi que le départ des populations pauvres et l’arrivée des populations issues des classes moyennes et supérieures (Clerval, 2008). Le processus de gentrification d’un quartier se décompose généralement en trois phases (Metaal, 2007). Il commence par l’arrivée dans un quartier plutôt populaire et marginalisé d’individus progressistes, libres-penseur.e.s, artistes et militants qui se réapproprient les espaces pour les transformer en lieux artistiques et tendances, ainsi que d’individus ou de groupes d’individus de type familial qui cherchent à augmenter leur pouvoir d’achat et de propriété. Ces nouveaux et nouvelles habitant.e.s ont des revenus plus importants que les populations de départ, ce qui leur permet de se réapproprier les logements et les commerces facilement.

Suit une période de mixité sociale où les classes moyennes ayant une conscience politique aiguë et un niveau d’études élevé côtoient les classes populaires, dans un environnement diversifié (Metaal, 2007). Même si la revitalisation du quartier se fait sur fond d’un militantisme de gauche en faveur des plus pauvres, la valorisation progressive de l’immobilier et du foncier dépasse les acteurs et actrices individuel.le.s et bientôt exclut les moins bien nanti.e.s de la vie de quartier. Les appartements et les locaux sont rénovés, la valeur de l’immobilier augmente, les aménagements des rues changent, les commerces sont remplacés par d’autres qui s’adressent à une clientèle plus aisée. Progressivement les plus pauvres sont convaincu.e.s de vendre à un prix très élevé que leur proposent des investisseur.e.s, ou d’abandonner leur logement du fait de la hausse des taxes et des loyers.

Une troisième phase suit, avec l’arrivée d’habitant.e.s plus riches cherchant à s’établir dans un quartier dynamique et attractif, tout en rejetant la pauvreté et la mixité sociale. Les rues sont dédiées à la consommation branchée (Apple Stores, haute couture, bijouteries, etc.) et au

tourisme. Ces habitant.e.s plus riches et plus puissants ont les capacités d’exercer des pressions politiques pour des projets de développement et d’aménagement visant l’ordre et l’assainissement des espaces publics (Ferdman, 2015, p. 53; Metaal, 2007, p. 12). Parfois la gentrification d’un quartier s’effectue de manière plus directe en sautant la deuxième étape, c’est-à-dire qu’un quartier délaissé aux classes populaires est soudainement récupéré par les pouvoirs publics ou des acteurs puissants de l’immobilier pour y construire des immeubles de bureaux, des appartements de luxe, des commerces ou des infrastructures destinés aux élites sociales.

Cette description de la gentrification est un peu sommaire, mais elle a le mérite de donner un aperçu du phénomène urbain. Comme le montre Anne Clerval (2008), l’emploi du terme « gentrification » se fait dans des contextes géographiques et politiques différents et il est donc difficile d’établir un modèle universel du processus. Toujours est-il qu’on peut s’accorder pour dire que le terme « gentrification » désigne le processus par lequel les populations les plus pauvres sont forcées de céder progressivement ou soudainement les lieux à des groupes plus aisés, sous la contrainte de la hausse rapide de la valeur immobilière et foncière.

Si une certaine littérature a encensé le phénomène de la gentrification comme une occasion de revitaliser des quartiers abandonnés et populaires30 on ne peut nier qu’il génère

nécessairement des injustices pour les habitant.e.s d’origine et même pour les classes moyennes de la première vague d’immigration (Slater, 2009). La gentrification cause directement trois types d’injustices. Premièrement, elle transforme le quartier en espace standardisé et commercialisable, ce que certains nomment la « muséification » et la « disneyfication » de l’architecture (Metaal, 2007, p. 26). Les espaces de mixité deviennent des lieux homogènes où la diversité des cultures, des orientation sexuelles, des origines ethniques ou religieuses, etc., qui a fait la valeur culturelle et l’attractivité du quartier à l’origine, fait place à un modèle unique de familles résidentes de jeunes cadres de la classe moyenne et supérieure, au tourisme de luxe, ou aux bureaux de grandes entreprises. Le tort causé ici est celui de la dépossession de son quartier et de l’imposition de nouveaux modes de vie standardisés. Cela génère de l’oppression

sociale, telle que nous l’avons définie plus haut, mais aussi l’exclusion, la marginalisation et finalement renforce la ségrégation résidentielle des moins bien nanti.e.s.

Deuxièmement, la gentrification force les plus pauvres à quitter le quartier, de manière directe ou indirecte. Marcuse distingue plusieurs types de déplacements forcés : le déplacement des derniers résident.e.s, par la pression directe du propriétaire qui coupe le chauffage ou augmente le loyer brusquement ; le déplacement par exclusion, lorsque les loyers ne sont plus abordables ; le déplacement par (op)pression sociale, lorsque le quartier change drastiquement, que les proches partent, que les commerces s’adressent à des revenus élevés (Marcuse, 1985, p. 206-207 ; Slater, 2009, p. 303). La gentrification a pour effet d’exclure les classes populaires, de les déposséder de leurs territoires d’habitation, de leur réseau social, de leurs attaches culturelles. Elle rompt les réseaux d’entraide et les liens de coopération ainsi que les regroupements des minorités qui leur permettait d’exprimer un mode de vie et d’habiter différent. Le déplacement et l’abandon de leurs lieux de vie ont un impact important sur la vulnérabilité psychique et sociale. Plusieurs études de psychologues ont démontré que la dépossession ou l'éviction territoriale affectent la santé mentale (Marris, 1996; Segal & Baumohl, 1988). En effet, l'appropriation territoriale permet une stabilité, un sentiment de sécurité, la possibilité de tisser un réseau de connections de confiance, de solidarités locales, de s'ancrer et de pouvoir relâcher la pression sociale dans un lieu plus intime. L'attachement au lieu a plusieurs fonctions et notamment celle de développer une identité culturelle, de se sentir appartenir à une communauté et de se mobiliser pour la préservation de ce lieu (Corcoran, 2002; Manzo & Perkins, 2006). Plusieurs études montrent que le départ précipité d’un lieu entraîne un stress mental (Brown & Perkins, 1992).

Troisièmement, la gentrification s’accompagne de l’abandon d’autres quartiers, autrement dit de l’exclusion et de la marginalisation territoriale. Cela prend la forme de la ségrégation socio-spatiale identifiée plus haut. La gentrification a aussi des effets sur la valeur foncière et immobilière des quartiers alentours et éloignés, des effets qui impliquent systématiquement l’abandon d’autres espaces et des populations qui y résident (Marcuse, 1985). L’abandon résulte du transfert de capitaux et de ressources vers d’autres territoires, ainsi que de la baisse drastique de la valeur immobilière et foncière d’un territoire par l’absence de demande

effective d’utilisation des logements qui se solde par le départ des locataires et des propriétaires occupants, la vente forcée des immeubles et le désintérêt des investisseurs.

On peut rattacher la gentrification aux structures de production et d’exploitation capitalistes de l’espace urbain (Harvey, 2009; Smith, 1979, 1982, 1987, 2002). Certes, elle est aussi commandée par la demande des consommateurs de classe moyenne (Ley, 1986) ; mais si les désirs de ces personnes sont comblés, c’est bien parce que des investisseurs financiers y voient l’occasion de générer une rente de capital foncier. Dans ce qui suit, je démontre que la gentrification s’explique en premier lieu par un retour de capitaux dans les quartiers au potentiel de générer une plus-value.

David Ley a identifié quatre causes de la gentrification des inner-cities nord- américaines : le changement démographique ; le prix abordable des logements des centres délaissés ; l’intérêt des communautés d’artistes, d’homosexuels et d’activistes de gauche pour un environnement urbain densifié ; et l’investissement de fonds publics, dans le cadre d’une économie post-industrielle, pour la revitalisation des quartiers populaires, pour la concentration d’emplois destinés à une clientèle blanche et pour le recentrement des activités économiques. L’auteur démontre ensuite que les deux causes les plus probables de la gentrification sont les deux dernières (Ley, 1986, p. 529). Le regain d’intérêt pour les environnements urbains et le développement d’une économie post-industrielle recentrée sur les inner-cities pour répondre à la demande et développer de nouveaux lieux de croissance économique sont les principaux facteurs de la revitalisation des quartiers. Cette thèse de la demande se heurte à un autre type d’explication, qui souligne le rôle prépondérant de l’offre.

Le représentant de cette hypothèse est Neil Smith qui, à la fin des années 1970, alors doctorant sous la direction de David Harvey (Clerval, 2008, p. 23 ; Smith, 1979) montre que la gentrification n’est pas le résultat d’une demande conjointe des populations aisées des banlieues de revenir vivre dans les centres-villes, comme le suppose plus tard David Ley (Ley, 1986), mais plutôt celui d’une production capitaliste de l’espace urbain guidée par l’impératif de générer des profits par la croissance de la valeur du foncier. Smith ne nie pas le rôle important des nouveaux et nouvelles arrivant.e.s comme consommateurs et consommatrices d’espaces revitalisés, cependant ces personnes ne font que participer à un processus co-produit par les

compagnies de construction et de développement urbain, les propriétaires, les institutions de crédit, les agences gouvernementales, les agences immobilières et les locataires qui sous-louent (Smith, 1979, p. 540). Les quartiers centraux des villes ne deviennent des destinations favorites de la classe moyenne que dans la mesure où des agent.e.s de l’immobilier, de la construction, du crédit et de la finance ont décidé d’y investir des capitaux. En effet, il est dans leur intérêt de laisser la valeur d’un quartier décliner dans un premier temps pour qu’un écart se crée entre la rente capitalisée dans les conditions actuelles de dévaluation et la rente potentielle en période de revalorisation du quartier. Lorsque l’écart est assez grand, la réhabilitation pour un usage « branché » de l’espace devient une perspective rentable pour les promoteurs et promotrices, les compagnies de construction et les institutions de crédit qui octroient alors des prêts plus facilement pour construire, rénover, redévelopper (Smith, 1979, p. 540 et 1982, p. 149-150). Le capital retourne alors dans les territoires d'exclusion des centres-villes des métropoles. Par ailleurs, les réinvestissements privés dans le bâti et la vente immobilière sont appuyés par des investissements publics dans les infrastructures et l’aide à la rénovation. L’objectif est de générer une rente de monopole (Harvey, 2009) en créant une synergie suffisante dans le processus d’urbanisation pour que certains lieux soient très attractifs, et récupérer ainsi des profits intéressants sans dépenser trop de financement et d’énergie.

Il faut toutefois reconnaître que la demande des ménages des classes moyennes pour des quartiers historiques authentiques et uniques participe fortement à la revalorisation des espaces centraux. Comme le montre Harvey, cela est dû à la recherche d’une ressource unique ou rare, du moins non-reproductible, différente et authentique – comme par exemple un bâtiment historique – qui, une fois qu’on en a acquis le contrôle exclusif, permet une rente régulière (Harvey, 2009). Les réhabilitations, les réappropriations parfois sous forme de contre-cultures locales des quartiers populaires font la valeur de différenciation d’un espace. Mais ces territoires sont très vite accaparés par la dynamique capitaliste de standardisation et de marchandisation qui fait de cette authenticité un produit consommable – recherché notamment par le tourisme de masse, les grandes compagnies et les groupes privilégiés. Les quartiers délaissés des centres- villes se transforment alors en biens de consommation qui s’adressent à une classe d’habitant.e.s riches et cherchant à se distinguer, sensibles à la valeur historique et authentique des lieux, mais aussi au confort et à un certain élitisme social.

Or la commercialisation des objets urbains tend paradoxalement à les conformer à des standards de consommation unique, à les homogénéiser et donc à leur faire perdre de l’authenticité et de la valeur (Harvey, 2009, p. 95). C’est là une des nombreuses contradictions du capitalisme : en exploitant l’authenticité et même les variations culturelles locales, les lieux sont standardisés et « disneyfiés », ce qui fait que bientôt leur valeur décroît. Mais cette décroissance de la valeur ne provoque pas le retour des populations pauvres expulsées. Elle provoque plutôt le départ des investisseur.e.s qui doivent alors trouver de nouveaux espaces différenciés et authentiques à exploiter. Toute la difficulté des mouvements contestataires de la gentrification sera de mobiliser le particulier et la différence culturelle locale sans qu’ils ne deviennent des marchandises à exploiter (Harvey, 2009, p. 109).

Pour conclure cette partie, la gentrification est un processus de revalorisation urbaine de quartiers jusqu’alors délaissés, un processus de transformation qui dépasse les premiers résident.e.s et qu’ils subissent comme une invasion de leur lieu de vie. Elle les force à se déplacer, elle coupe les liens de solidarité et crée finalement plus de vulnérabilité sociale qu’elle n’améliore les conditions d’habitation des groupes sociaux marginalisés. La gentrification est le résultat d’un système de marché capitaliste visant à dégager des profits financiers de l’exploitation des espaces urbains nouvellement attractifs. Évidemment les habitant.e.s participent activement à l’originalité et à la vitalité du quartier qu’ils habitent, de même qu’ils et elles participent à l’accroissement de la valeur financière. Mais la valeur culturelle et symbolique qu’ils ont contribué à façonner est ensuite largement récupérée par les entreprises de construction et de gestion du foncier et immobilier qui ne cherchent qu’à monopoliser ces espaces différenciés pour en générer des rentes. On comprend donc que les structures de production capitaliste de l’urbain rythment la vie des quartiers, tantôt survalorisés, tantôt abandonnés et marginalisés. La pratique du développement inégal identifiée par Smith, consistant à laisser se dégrader un territoire pour créer un écart de rentabilité, est à l’origine de nombreuses décisions de rénovation et de construction urbaine. Passons maintenant à la deuxième forme d’exploitation capitaliste de la ville.

1.2.2. Haussmannisation, ou l’urbanisation au secours de l’économie