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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.2. Dialectique de l'habiter

3.2.2. Aliénation capitaliste de l’espace urbain

Commençons par résumer la critique lefebvrienne de l’aliénation de l’espace urbain et des rapports sociaux et de production qui s’y déploient. Le développement capitaliste aliène considérablement les modes d'habiter et les choix spatiaux de la vie quotidienne, soumettant les trois types d’espaces (bâti, conçu et social) à l’impératif de la rente de capital. S’appuyant sur

certains discours rationnels des urbanistes fonctionnalistes61 et des économistes capitalistes, les municipalités orientent le développement urbain vers la croissance de la valeur immobilière, et le détournent des besoins des habitant.e.s, afin d’accroître leurs budgets qui dépendent essentiellement de l’impôt foncier. Les quartiers et les habitats sont ainsi conçus comme des

produits prêts à être consommés, vendus et achetés au plus offrant. L’esthétique architecturale

et le patrimoine historique des lieux publics centraux sont travaillés soit pour les touristes en quête d'images et d’authenticité, soit pour les riches investisseurs qui pourraient racheter les quartiers gentrifiés au prix le plus haut. Les quartiers résidentiels sont standardisés et proposés à la vente, accompagnés de produits financiers (prêts hypothécaires, etc.). Les quartiers centraux sont récupérés par une dynamique de gentrification, et ce qui faisait leur particularité et leur authenticité est remplacé par les commerces de luxe et les grandes chaînes de la consommation globalisée qu’on retrouve dans presque toutes les grandes villes occidentales62. La main-mise

du capitalisme sur l’urbain produit des espaces standardisés et homogènes, des espaces de la « mêmeté », ce que Lefebvre appelle « isotopies » (Lefebvre, 1970, p. 55; 2000, p. 93). La mêmeté est aussi entretenue par le fonctionnalisme, selon une logique d’équipements utilitaires facilitant les besoins de base et identiques de l’homme-travailleur ou la femme-travailleuse. Ainsi la logique capitaliste de rentabilité s’empare des analyses abstraites, de la conception urbanistique, des décisions politiques et finalement de la construction urbaine concrète pour transformer l’authenticité en produit de consommation, éloigner la différence et les usages dissidents, et standardiser les comportements, les choix et les rapports sociaux.

L’accaparement capitaliste de l’urbain comme espace mental et espace physique a des impacts importants sur les représentations et les pratiques spatiales (espace social) et empêche l’appropriation libre et différenciée des territoires que Lefebvre appelle de ses vœux. En effet, l’urbanisation capitaliste génère de nouveaux modes de vie, de nouveaux besoins et désirs, des idéologies individualistes et capitalistes dégagées du souci d’autrui, et finalement des pratiques

61Le mouvement fonctionnaliste en architecture et en urbanisme avec à sa tête Le Corbusier et la Charte d’Athènes,

cherchait à bâtir des constructions fonctionnelles et à développer des équipements urbains devant fournir des affordances utilitaires, c’est-à-dire comblant des besoins humains universels, conçus à travers quatre grandes fonctions : résider, travailler, circuler, se cultiver le corps et l’esprit. Voir Françoise Choay, 1965, p. 34-41.

spatiales dépourvues d’usages dissidents ou simplement différents. Pour illustrer cette idée, l’exemple de la banlieue américaine s’avère très éclairant63. Le développement de la banlieue

résidentielle dans les grandes villes des États-Unis dans les années 1950-60 a impulsé - avec un

American way of life fondé sur le mythe de la maison individuelle entourée d’un jardin

(Ghorra-Gobin, 1992) - un mode de vie dépendant de la voiture et de la consommation de biens dans des centres commerciaux localisés à proximité, un style de vie qui diffuse des normes esthétiques très contraignantes de présentation de soi (de son corps comme de son jardin, de sa famille, de ses activités), et qui renforce l’entre-soi, l’absence de la différence et de la déviance – entraînant un phénomène de désengagement politique (Williamson, 2010) –, mais aussi une répartition genrée des rôles sociaux (l’homme au travail pendant que sa femme s’occupe des tâches domestiques) (Séguin, 1989; Villeneuve, 1991)64. La banlieue américaine peut certes

resserrer les liens sociaux communautaires, mais elle génère une attitude politique conservatrice centrée sur la préservation de ses intérêts personnels aux dépens du bien commun, comme l’ont prouvé les études empiriques de Gainsborough (2001), Walks (2004) et Williamson (2010). La vie quotidienne dans la banlieue entraîne donc une forme d’habitat fonctionnel et standardisé selon les normes majoritaires. Du point de vue de Lefebvre, elle promeut un usage des espaces dépourvu de toute excentricité, de différences sociales, de créativité et d’inconnu.

En fin de compte, l’aménagement capitaliste étouffe l’élan créateur et vital de l’habiter humain que Lefebvre n’a cessé de décrire, celui qui permet de s’approprier un lieu sans pour autant le privatiser. Ainsi la construction et la conception de l’urbain arrimées aux besoins du capitalisme influencent et aliènent les pratiques et les représentations socio-territoriales. Par conséquent, les affordances des lieux urbains seraient moins le résultat de dispositions, d'usages, et moins encore de choix individuels, que d’un dispositif socio-spatial, reliant le construit, les discours, les significations et les pratiques sociales, lui-même au service de la logique capitaliste.

63Quoique Lefebvre ne développe pas cet exemple de manière systématique, ses écrits sont très éclairants pour

comprendre la socialisation propre à la banlieue américaine. On peut en prendre pour preuve la réception de l’œuvre de Lefebvre aux États-Unis, et les différentes lectures qu’en ont fait les chercheurs américains, entre l’interprétation post-moderne d’Edward Soja (2010) et la lecture économiste et politique de David Harvey (2012).

64Sur l’étude historique des modes de vie urbains des américains après la seconde mondiale, voir André Kaspi

(2014) et Robert Fishman (1985). La critique de Lefebvre s’accorde bien sur ce point avec les critiques marxistes du sprawl américain chez Mike Davis (2006).

Plus radicalement que ne l’affirment les psychologues environnementalistes des affordances et les New Urbanists, la structure physique de la ville ne fait pas que modifier le comportement et la conscience des habitant.e.s qui la parcourent (Lofland, 1998). Chez Lefebvre, elle met en place tout un ordre social et économique, idée qu’on retrouve bien exprimée par Michel Foucault à travers les concepts d’apparatus ou de « dispositif » (Foucault, 1971 et 1975) et que Michel Lussault a repris dans L’homme spatial (2007), parlant de « dispositif spatial ». Il s’agit d’une méthode de diffusion du pouvoir dans le corps social, au moyen de tout un ensemble d’arrangements spatiaux, d’équipements physiques et de techniques de surveillance, mais aussi de discours scientifiques et politiques, d’institutions, de mesures administratives, de propositions philanthropiques, qui normalisent les pratiques socio-spatiales et disciplinent les façons d'habiter la ville (Foucault, 1975). Au 18e siècle selon Foucault, la

planification et l'architecture deviennent des outils techno-politiques pour assainir les lieux fréquentés autant des maladies que des déviances sociales65. Alors que les prisons ou les asiles

isolent dans des lieux clos ceux qu’on ne veut pas voir parce que déclarés « a-normaux », la ségrégation résidentielle par le marché immobilier permet de reléguer « naturellement » les pauvres et les déviants dans les quartiers en marge, invisibles des groupes privilégiés et éloignés des espaces publics centraux. Ce mouvement d'hygiénisation des villes s'accompagne de la diffusion des techniques de surveillance du corps social : les dispositifs spatiaux arrangent l'espace de manière à surveiller sans être vus (Deleuze, 1992), selon le modèle du panoptique (Foucault, 1975). Les villes sont en effet les lieux par excellence de la surveillance diffuse du corps social, au service de l'intervention contre la présence d'individus déviants, contestataires ou simplement différents dans les lieux publics. Par exemple, l’installation de caméras de surveillance dans les lieux publics urbains (Fyfe & Bannister, 1996) couplée aux nouvelles technologies de reconnaissance faciale permet le profilage social et le contrôle de l'usage spatial, tout comme le développement récent de technologies informatiques de régulation et de

65Comme le montre Pløger, la ville devient au 18e siècle un objet médical qu'il faut rendre hygiénique par des

méthodes d'exclusion des marginaux, via la destruction des quartiers populaires, la relocalisation des populations vers des lieux cachés et éloignés des espaces centraux, l'ouverture et les percées dans le bâti pour faire circuler l'air et les flux de populations, l'éloignement des abattoirs, des cimetières, des hôpitaux et des prisons (Pløger, 2008, p. 63-64). Voir aussi Fassin (1998), pour un recueil d’analyses sur les pratiques sanitaires de la ville, dans le contexte français.

management des flux dans les « smart-cities » (Klauser, Paasche, & Söderström, 2014). Finalement, « des grandes stratégies de géopolitique aux petites tactiques de l'habitat » (Foucault, 1977), les intentions derrière les politiques spatiales sont de gouverner la citoyenneté, la sociabilité et même la famille, en prescrivant des normes morales de la conduite, ce que Foucault appelait la société disciplinaire, ou ce que Deleuze (2003) et Hardt et Négri (2000) nomment la société de contrôle.

Toutefois, même chez des penseurs comme Foucault et Lefebvre qui démontrent que la pratique sociale est aliénée, l’habiter dépasse et bouscule le cadre et les normes prescrites par l’espace bâti et conçu à la solde du système capitaliste. Comme Pløger le signale : « Foucault

thought it important to say that ‘the architect has no power over me’ (Foucault, 1984 : 247); people can choose to use space otherwise » (Pløger, 2008, p. 53). Mais alors, comment des

philosophes comme Lefebvre ou Foucault, qui n’ont cessé de démontrer que les pratiques sociales et spatiales sont aliénées par une discipline et des normes sociales dominantes qui les aliènent, peuvent-ils encore envisager que les habitant.e.s conservent malgré tout une part de liberté dans leurs usages de l’espace urbain afin de le transformer ?