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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.3. Transformation urbaine par le bas

3.3.1. L'habiter quotidien

Lorsque je dis, à l’instar de Lefebvre, que l’usager ou l’usagère habite la ville, je ne dis pas qu’il ou elle habite seulement sa résidence ou le quartier dans laquelle elle se tient, c’est-à- dire l’espace pré-domestique. Il ou elle habite aussi tous les territoires qui lui sont accessibles,

68Chez Henri Lefebvre, la « vie quotidienne » est le lieu de l’aliénation capitaliste pure. Elle est celle du travail, de

l’habitat, de la vie de famille, du divertissement où règne le fétichisme de l’argent, où les gestes, les déplacements, les désirs et les pensées sont automatisés et disciplinés par les rythmes (le temps) et les environnements (l’espace). Voir les trois Critique de la vie quotidienne (Lefebvre, 1958, 1961 et 1981).

soit parce qu’ils sont publics, soit parce qu’il ou elle y a un droit d’accès (lieux du travail, lieux semi-privés comme les galeries marchandes, etc). Certes, dans l’expérience ordinaire quotidienne, l’habitant.e est fortement contraint.e et souvent réduit.e à des gestes et des usages fonctionnels presque automatiques et aliénants, définis par les affordances conçues par les designers du matériel urbain : se déplacer efficacement pour se rendre au travail ou dans les lieux de loisir, s’asseoir sur un banc d’une place publique pour prendre une pause du travail ou attendre le bus, etc. Toutefois, à travers ces gestes du quotidien, l’individu agit sur son environnement. Il compose une carte urbaine correspondant à ses besoins et à son histoire subjective. Il interprète l’architecture, le mobilier, les ambiances de rue, pour y dessiner sa propre trame. Le signe par excellence de cet agir quasiment imperceptible est la « ligne de désir » (Razemon, 2017), c’est-à-dire ces chemins tracés par érosion à force du passage de piéton sur des surfaces herborisées, enneigées, ensablées, bref tout type de surface qui n’est pas du béton. Ces lignes tracées par les marcheurs traversent des espaces qui n’ont pas été pensés pour cela. Elles révèlent donc à la fois des besoins spatiaux, et aussi la formidable activité des habitant.e.s dans leurs territoires.

3.3.1.1. Marcher

La marche fait partie de ces multiples actes posés par les habitant.e.s dans l’espace urbain, ces « arts de faire », qui ensemble contribuent à ce que Michel de Certeau nomme « l’invention du quotidien » (de Certeau, 1990). Utilisant différentes « manières de faire » dont le détournement, la transgression des interdits ou la réutilisation du matériel urbain, les habitant.e.s modifient ses fonctions telles qu’elles ont été pensées par ses concepteurs et conceptrices d’origine. Ils et elles bougent aussi les significations et les normes d'usage des territoires. Ainsi « une ville transhumante, ou métaphorique, s'insinue dans le texte clair de la ville planifiée et lisible » (de Certeau, 1990, p. 142). La marche devient alors une pratique transformatrice, plus ou moins consciente. En jouant avec la « discipline » imposée par la forme et les normes sociale d'usage des espaces publics, le marcheur ou la marcheuse, à défaut de réinventer complètement la rue, la « fabrique » par sélections de territoires (Thibaud, 2006), en fonction des représentations qu’il ou elle en a, de ses objectifs mais aussi des contraintes liées à la morphologie urbaine et aux dispositifs du bâti. Contourner une rue dangereuse à traverser, éviter

un lieu propice au harcèlement, traverser une voie de forte circulation au lieu de faire des détours, prendre sa voiture ou les transports en commun pour aller travailler, préférer une rue plus calme à une voie hautement passagère, préférer l’auto-bus au métro pour « voir le paysage », s’arrêter pour observer, etc., tous ces actes représentent des ruses et des stratégies du quotidien pour adapter l'espace à des besoins particuliers, parfois de manière réfléchie, parfois non. Tous ces flux piétonniers ont des répercussions sur la construction collective des territoires, autant sur les normes et les représentations sociales qui régissent tacitement le comportement et l’agir en public, que sur les fonctions et l’utilité attribuées aux espaces urbains.

3.3.1.2. Habiter pour survivre

Il existe aussi une forme d’habitation quotidienne de l’espace public, par les populations les plus marginalisées, qui a de fortes répercussions sur la constitution des villes et les problématiques que les décideurs ont à gérer. Je veux parler ici de l’habitation des lieux publics par les itinérant.e.s, « sans-domicile-fixes » ou les gens (enfants) de la rue, qu’ils ou elles soient migrant.e.s, clandestin.e.s, citoyen.ne.s dans l’extrême pauvreté, ou bien des gens considérés comme marginaux dans leurs modes de vie (en raison d’une déficience mentale, de handicaps physiques, de pratique sexuelles minoritaires ou d’addictions). Ces hommes et ces femmes transforment la rue en lieux de vie ou plutôt de survie. Les espaces qu’ils et elles habitent sont surtout des lieux oubliés et cachés, des niches dans le bâti policé où le squat est toléré, des espaces liminaires, quasiment imperceptibles car au seuil ou dans le passage vers des lieux plus clairement définis. Sous les ponts, dans les creux des rues, dans les parties boisées cachées des parcs, sous les porches, dans les halls d’immeubles résidentiels ou commerciaux, dans les souterrains, etc., on peut cartographier l’habitat itinérant de ces populations marginales. S’il ne faut pas idéaliser l’habiter précaire des marginaux qui est plus souvent un mode de vie dangereux et réprimé, il faut malgré tout reconnaître leurs manières de réinventer le matériel urbain pour le rendre habitable comme des possibilités de transformation du donné bâti. De nombreuses études se sont penchées sur la façon dont ils recréent des lieux viables, des sphères intimes et privées dans les interstices de l’espace public et pré-domestique, des lieux indispensables au maintien d’une sociabilité élémentaire et du respect de soi (Anderson, 2011 ; Chopin et Gardella, 2013 ; Laberge, 2000 ; Maurin, 2017).

À plus grande échelle, dans les zones délaissées par le construit, sur les terrains-vagues des centres-villes ou des périphéries, dans les zones en friche, des groupes marginaux installent des habitations semi-permanentes, des bidonvilles ou des camps (gens du voyage et immigrés clandestins en Europe par exemple). Proches des zones d’activités pour pouvoir mendier, trouver de la nourriture et accéder aux services publics (eau potable, égouts), à l’écart des lieux policés et centraux, ces territoires liminaires sont habités et squattés selon une véritable organisation qui rivalise parfois avec celle de la société d’accueil. On peut prendre pour exemple la « jungle » de Calais, camp de réfugiés en attente pour l’Angleterre, que l’État français a démantelé en octobre 2016. Quoiqu’il fallait y reconnaître des problèmes sanitaires et d’insécurité importants, on pouvait y trouver une école, des lieux de cultes variés, des commerces, des restaurants, une librairie, un centre de tri des dons, etc. La « jungle » n’en portait peut-être que le nom, compte tenu de son organisation interne sophistiquée, de la tolérance réciproque et de l’auto-gestion instaurée par ses habitant.e.s (Bouagga, 2017). Puisqu’elles rassemblent une pluralité et une densité élevées d’activités, qu’elles concentrent la richesse et qu’elles prodiguent des services sociaux et sanitaires de base, les villes sont les seuls lieux de survie possible pour les plus démunis. Mais elles sont aussi habitables parce qu’elles ne sont pas tout à fait ordonnées. Les territoires désordonnés et délaissés dont la matérialité est ainsi ré- utilisée par leurs habitant.e.s offrent des affordances d’habitation et de survie.

3.3.1.3. Impacts de l’habiter sur la conception et la construction urbaine

Pour Henri Lefebvre, l’usager ou l’usagère a accès à une science de l’espace plus complète et pointue que n’importe quelle expertise technique parce qu’elle rassemble dans le vécu les contraintes des ordres sociaux lointains et proches, mais aussi les moyens d’en tirer parti, de les contourner, voire de les détourner, dans leurs activités quotidiennes. L’expérience quotidienne de la marche, comme l’habitation des espaces liminaux donnent accès à un type de connaissance pratique et concrète des lieux urbains qui rivalise avec celle, plus abstraite et détachée de l’usage réel du matériel urbain, qu’en ont les concepteurs de la ville. La distinction

qu’on retrouve chez Aristote et chez John Dewey69, entre expertise technique et expertise

d’usage, ou celle entre « knowing how / knowing that » permettraient d’accorder du crédit à ce type de connaissance qui n’est pas issue d’une instruction théorique mais vient de la pratique quotidienne et spontanée – voire vitale, selon Lefebvre – de l’habiter. L’habiter constitue donc ce que d’autres ont appelé un savoir d’usage70 qu’il serait fort utile d’intégrer aux discussions

publiques afin de prendre des décisions d’aménagement intelligentes et résilientes71. Les

citadins ne sont pas tous des experts techniques de l’urbanisation, de la construction ou du système fiscal municipal, mais ils sont capables d’identifier les erreurs d’aménagement, les espaces propices à la réappropriation et surtout leurs besoins. Leurs savoirs d’usage forment des contre-expertises capables de démontrer la caducité de certaines études et des projets d'aménagement imaginés par des experts détachés de la pratique.

Pour conclure cette partie, l’habiter quotidien constitue donc une force productive de la territorialité qu’aucun dispositif spatial, le plus autoritaire soit-il, ne parviendra à faire taire. L’espace public propose des « prises » perçues par les usagers dans leurs activités ordinaires quotidiennes. Il est à la fois conception, proposition et accomplissement d’activités (Joseph, 1995, p. 13). Or l’usage réel défie parfois les attentes et les prévisions. Aussi les décideurs publics doivent-ils constamment s’adapter aux transformations opérées par les habitant.e.s et gérer les conflits sociaux qui peuvent en résulter. Ils doivent par exemple gérer les externalités en termes de sur-utilisation et d’insécurité causées par des flux trop importants d’automobilistes

69Dans Les Politiques, Aristote ajoute à l’idée que la masse ou le plus grand nombre serait intelligent pour prendre

des décisions politiques, l’argument que les citoyens connaissent la cité de la même façon qu’un père de famille connaît la maison qu’il habite mieux que l’expert qui l’a fabriquée (Aristote, 1993, III, 11, 1282-a, p. 243). John Dewey reprendra cet idée dans Le public et ses problèmes (Dewey, 2010).

70Héloïse Nez en donne la définition suivante : « S’appuyant sur l’expérience et la proximité, [les savoirs d'usage]

se réfèrent à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat. Ce « savoir local » donne aux habitant.e.s une fine connaissance des usages et du fonctionnement permanent de leur territoire […]. S’appuyant sur la coutume, l’utilisation, la consommation et le maniement (Breviglieri, 2002), les savoirs d’usage viennent d’une pratique répétée d’un environnement, qui peut aussi s’inscrire dans la durée et constituer une mémoire des lieux » (Nez, 2011, p. 392). Les savoirs d’usage ont été l’objet d’une attention marquée parmi les chercheurs francophones qui s’intéressent à la participation politique du citoyen ordinaire, comme Nez (2013a, 2013b) Neveu (2011), Sintomer (2008) et Blondiaux (2007).

sur les routes, ou des flux d’usagers dans les transports publics. Ils doivent également s’occuper des conséquences sanitaires, de l’insécurité et de la violence sociale dans les zones marginalisées où s’est établi l’habitat précaire. La réaction des pouvoirs publics est parfois rude vis-à-vis de l’investissement des espaces liminaux par les populations marginales – interdiction d’accès à certains lieux publics, destruction des habitats clandestins, déplacement forcé des populations, conception d’équipements et de mobiliers urbains destinés à empêcher la présence d’itinérants, domestication, privatisation et résidentialisation des espaces publics pour disperser l’habitat des marginaux (Margier, 2013)) etc., des pratiques que certains qualifient de « purification » spatiale (Kokoreff, 1991; Sibley, 1995). En revanche, l’appropriation quotidienne et ordinaire des lieux publics par les groupes sociaux intégrés est parfois soutenue et encouragée par l’installation d’équipements publics mobiles (stations de vélo, bancs, fontaines d’eau potable) qui peuvent être déplacés en fonction de l’usage et des besoins. L’habiter spontané du quotidien impose donc une réaction de la part des municipalités et peut avoir une certaine influence sur les politiques d’aménagement public et leur conception de l’espace.