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2. Les modèles normatifs envisagés par les philosophes politiques et leurs limites

2.1. Harmoniser les rapports de pouvoir entre groupes sociaux

2.1.1. Anderson : l'intégration socio-spatiale

2.1.1.1. Limites du modèle de l'intégration socio-spatiale

Cependant, le modèle de l’intégration sociale d’Anderson, quoiqu’il soit très intéressant à bien des aspects – notamment pour les règles de dé-stigmatisation et de positive action qu’il préconise dans les milieux de travail et les écoles, ainsi que pour l’idée de reconnaître la diversité comme ressource épistémique de la délibération démocratique (Anderson, 2010, p. 127-131) –, ne me semble pas répondre efficacement à la marginalisation territoriale que constitue la ségrégation urbaine. Je lui adresse trois critiques.

1. Anderson se focalise sur la reproduction du racisme par la ségrégation spatiale. Ce faisant, elle met de côté le fait que la ségrégation urbaine exclut les personnes non pas uniquement en vertu de leur appartenance raciale, mais aussi à cause d'autres caractéristiques sociales. Le problème est que les programmes d'intégration qui visent les populations racisées laissent dans l'ombre les minorités moins visibles. Le concept d'intersectionalité développé par

les féministes44 serait très utile pour comprendre la complexité de l'exclusion sociale en jeu dans

le phénomène de ségrégation résidentielle. La ségrégation résidentielle provoque l'exclusion sociale en fonction de l’appartenance raciale mais aussi de la classe, du genre, des capacités, du statut d’immigration, etc. : il conviendrait donc mieux d'analyser ce phénomène sous l'angle des inégalités de pouvoirs et de statut, comme le fait Deborah Philips (Philips, 2009). Toutefois, il faut reconnaître qu'aux États-Unis la séparation spatiale des personnes en fonction de leur couleur de peau (Blancs / Noirs) est particulièrement criante45 et que c'est sûrement la raison qui

a poussé une philosophe comme Elizabeth Anderson à mettre l'accent sur la reproduction spatiale du racisme systémique.

2. Ensuite, les pratiques d'intégration pourraient reconduire l'oppression et la domination des minorités. Quoique Anderson dissocie l'intégration de l'assimilation – cette dernière imposant l'effacement des cultures et des identités minoritaires –, le déplacement des habitant.e.s défavorisé.e.s vers les milieux d'opportunités risque toutefois de les inciter à s'adapter voire à endosser les normes sociales et culturelles des groupes sociaux dominants. D'ailleurs, elle ne rejette pas complètement l'idée que l'intégration dans les milieux de Blancs force les Noirs- américains à adopter un langage et un comportement « blanchisés », outils qui seraient indispensable pour s’insérer dans la société (Anderson, 2010, p. 115). L'apprentissage des normes dominantes de la communication et du comportement constitue, en effet, une part du capital culturel dont les populations ségréguées manquent. En outre, l'intégration sociale pleinement réalisée consiste à nouer des liens de coopération et d'intimité entre groupes sociaux, ce qui va plutôt dans le sens de la mixité sociale. Bien qu'elle reconnaisse que le regroupement socio-spatial est parfois une bonne chose pour le bien-être des minorités, Anderson plaide, en effet, pour un idéal fort de mixité sociale, mettant en garde contre la parcellisation des activités qui peut reproduire des fragmentations sociales et culturelles dans les écoles, milieux de travail, etc. Étant donné que l'intégration sociale passe, en premier lieu, par le déplacement des minorités

44Voir Bilge (2009) pour une revue de littérature sur ce sujet. Les pionnières de ce concept, sur lesquelles je prends

appui, sont Kimberly Crenshaw (2018) et Patricia Hill Collins (2016).

45On pourra se rendre sur le site « The Geography of Race in the United States » – une plate-forme rassemblant les

recherches sur la ségrégation dans les grandes villes états-uniennes, pilotée par Elizabeth Anderson et Jeffrey Jones – pour s'en convaincre : http://www.umich.edu/~lawrace/seg.htm

vers les opportunités, les ressources et les milieux de pouvoir – plutôt que l'inverse, à savoir déplacer des ressources et des capacités de pouvoir vers les quartiers ségrégués –, il semble plus que probable que l'effort d'adaptation ne repose que sur les épaules des minorités, et qu’il tende vers l’assimilation sociale.

D'autre part, l'insertion des noir.e.s-américain.e.s dans des quartiers ou des universités majoritairement blancs se fait souvent dans l'hostilité et la violence, expériences particulièrement stressantes et troublantes pour les victimes, et peut favoriser l'oppression raciale. Des études ont montré que le déplacement des groupes sociaux ségrégués dans les lieux majoritairement blancs impose une confrontation quotidienne à la discrimination et aux stigmatisations, autorise l’exploitation des populations démunies (Galster, Hayes, & Johnson, 2005), voire engendre plus de crimes raciaux (Rosin, 2008, cité par Anderson, 2010, p. 238) et véhicule un sentiment de dépossession territoriale. À mon avis, Anderson ne répond pas de manière entièrement satisfaisante à cette dernière critique, arguant que les effets de l'intégration sociale doivent se juger sur le temps long et non dans l'immédiat, et rappelant que des études prouvent que l'insertion socio-spatiale permet aux minorités d'acquérir un meilleur « capital » culturel et social qui leur ouvre de plus grandes opportunités (Anderson, 2010, p. 181-183). Or il semblerait que l’intégration sociale dépende plutôt des politiques sociales et économiques de l’État, comme la création de programmes d’éducation professionnelle et le contrôle de l’accès au marché de l’emploi (Musterd, 2003) que du capital social. L'harmonisation des rapports sociaux ne se fait donc que dans un sens, celui de l'adaptation des populations stigmatisées aux normes majoritaires, celui d'un gommage des stigmates par l'adoption de comportements, de traits culturels, de goûts, d'un langage, etc. appartenant au groupe majoritaire. Certes Anderson insiste sur l'idée que les groupes « d'accueil » doivent aussi s'adapter aux minorités arrivantes et que leurs réactions évoluent et se transforment à force du contact direct avec l'Autre. Néanmoins les institutions et les normes dominantes ne sont jamais remises en question : il revient aux groupes minoritaires de s'y adapter, de gré ou de force.

3. Enfin, en plus de demander aux personnes qui subissent la ségrégation et la stigmatisation sociale de s’adapter aux milieux socio-culturels dominants, ce modèle cherche surtout à faire sortir les habitant.e.s des zones d’exclusion et à les déplacer dans les quartiers de classes moyennes, blanches et éduquées, plutôt qu’à répondre aux besoins des territoires

d'exclusion eux-mêmes. Admettons avec Anderson que favoriser des conditions d’embauche et d’admission à l’université plus ouvertes aux personnes racisées et déplacer ces personnes vers les quartiers plus dynamiques leur offrent de meilleures opportunités économiques. Il reste que ce modèle ne traite pas directement de l’exclusion socio-spatiale. Il ne s’adresse pas aux dynamiques d’exclusion spatiale en elles-mêmes mais cherche à insérer les personnes marginalisées, et en particulier racisées, dans les milieux et les réseaux des groupes privilégiés. Certes cet idéal pourrait être efficace pour lutter contre le racisme systémique dans les milieux de travail et d'étude – quoique cela pourrait reconduire aussi de la discrimination et des tensions sociales, selon l’accueil réservé aux minorités dans ces milieux –, mais il ne répond pas au problème de la ségrégation urbaine en soi, puisqu’il ne propose pas de solution pour redynamiser les zones d’exclusion. Dans ces territoires, restent celles et ceux qui ne font pas partie des « heureux et heureuses élu.e.s » sélectionné.e.s pour vivre dans les quartiers plus privilégiés. Les territoires marginalisés restent des zones d’insécurité, dépréciées, stigmatisées, où vivent les plus démunis. La fuite des territoires marginalisés pour s'intégrer dans d'autres milieux pourrait même avoir l’effet pervers d’exclure plus encore les quartiers ségrégués des réseaux de formation, d’emploi et de socialisation. L’approche intégrationniste d’Anderson, en cherchant à insérer les marginaux dans les milieux plus privilégiés, ne donne aucun moyen pour briser la dynamique de marginalisation territoriale sur laquelle reposent l’exploitation économique, le mépris social et la domination politique des groupes les plus vulnérables.

L'idéal d'intégration ne me paraît donc pas suffisamment efficace pour s'adresser à la ségrégation spatiale. Il ne suffit pas d’amener les populations marginalisées vers les ressources, il faut aussi redistribuer des ressources vers les territoires d’exclusion, afin de les revitaliser, de les rendre attractifs et sécuritaires. Remettre entre les mains des habitant.e.s les moyens et les pouvoirs d'organiser et d'aménager le quartier selon leurs besoins favoriserait aussi l'expression et le déploiement des cultures et des identités différentes. Selon l’approche structurelle d’Iris Marion Young, la redistribution des ressources et des pouvoirs devrait être considérée comme une obligation de justice vis-à-vis des populations marginalisées, étant donné que les privilèges des groupes socio-spatiaux dépendent des désavantages et de l'exploitation des autres.