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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.3. Transformation urbaine par le bas

3.3.2. L'habiter subversif

3.3.2.2. Contre-espaces et hétérotopies

L’habiter subversif peut prendre une forme plus organisée qui transforme plus directement les territoires dans une visée de rupture avec l’ordre établi. Il s’agit de détourner les lieux existants de leurs fonctions initiales et de leurs formes habituelles pour en faire des « contre-espaces » ou des « hétérotopies »74. Lefebvre évoque le cas du détournement des Halles

à Paris, ancien entrepôt de marchandise, délaissé et réinvesti par des groupes de jeunes gens pour s'y retrouver, déambuler, y jouer de la musique, etc. (Lefebvre, 2000, p. 193). L'espace sera finalement récupéré par la municipalité, pour en faire un espace dédié au loisir et utiliser les souterrains pour y aménager l'une des plus grandes gares du monde reliant le centre de Paris à sa banlieue. Pour Foucault (1984), dans le cadre de dispositifs spatiaux imposant une discipline aux corps et aux esprits, il y a toujours « des espaces autres », c’est-à-dire des espaces qui se différencient et s’opposent à l’ordre socio-politique, qu'ils se situent dans les marges – dans les espaces liminaires que j'ai évoqués plus haut –, ou qu'ils se tiennent dans les places centrales et visibles. Utilisant la matérialité de l’espace construit, les contre-espaces rompent radicalement avec la mêmeté (isotopie) issu de la planification ordonnée et rationalisée, ainsi qu'avec le rapport routinier à l'espace et l'usage ordinaire qui en est fait dans la vie quotidienne. Ils ouvrent les lieux à différents usages et interprétations; ils font prendre conscience du pouvoir performatif

74Michel Foucault a utilisé le terme « hétérotopie » lors de deux conférences prononcées en 1966 - « Le corps

utopique » et « Des espaces autres » (Foucault, 1984). Henri Lefebvre emploie également ce terme de manière interchangeable avec celui de « contre-espace » dans Le droit à la ville (1968) et La révolution urbaine (1970). Le concept d'hétérotopie a inspiré bon nombre de géographes et d'urbanistes, comme Edward Soja qui a impulsé la création d'une chaire d'hétérotopologie à l'Université de Californie à Los Angeles – simplement pour dire l'influence et l'utilité de cette idée en études urbaines. Voir Soja (1994). Ici je ne fais pas un usage strict du terme tel qu'il est entendu par Foucault, à travers ses six principes décrits dans « Des espaces autres » (1984). Je vais utiliser ces deux termes « hétérotopie » et « contre-espace » de manière presque synonyme, quoique je suis consciente qu'il existe des différences dans les usages qu’en font les deux philosophes (voir Cenzatti, 2008, p. 80-84), parce que cela ne fait pas de différence pour mon propos.

de l'habiter ; en bref, ils ouvrent les possibles. S'appuyant sur des idéaux et des utopies, les

hétérotopies sont ces espaces où quelque chose de radicalement différent peut se passer, advenir,

avoir lieu, prendre place, où les idéaux peuvent prendre forme, où l'imaginaire et la créativité de l'habitant peuvent s'épanouir.

Mais par quelle mécanique les hétérotopies fonctionnent-elles ? Dans ces contre-espaces, les lieux d'origine – que Foucault appelle « emplacement » pour indiquer leur capacité à fixer et à engluer les habitant.e.s dans certains rapports sociaux de domination – sont représentés, voire mis en scène, pour mieux être contestés et renversés (Foucault, 1984). Comme Lefebvre le dit, les contre-espaces opèrent par détournements de l'espace aliénant (Lefebvre, 2000, p. 194) : ils ne le remplacent pas mais ils l'utilisent pour le transformer. En effet, les occupations des lieux publics (Occupy, Nuit Debout) fonctionnent sur ce ressort, celui d’une mise en scène contestataire de l’ordre établi. On peut prendre l’exemple de l'occupation des quais de la Seine à Paris par « Les Enfants de Don Quichotte », une association militante pour le droit au logement et la dignité des sans-abris, du 16 décembre 2006 au 7 avril 2007. En plaçant le long du quai Saint-Martin des tentes rouges, destinées à abriter les personnes sans-domicile-fixes (SDF), les militant.e.s utilisent les lieux d'origine pour mettre en scène un discours pour dénoncer la pauvreté et les conditions de vie des sans-abris dans la ville (Gomes & Fort-Jacques, 2010). Ils et elles parviennent ainsi à inverser la conception spatiale : en rendant visible les SDF, ils et elles font prendre conscience de leur invisibilité ordinaire ; en prenant place dans un lieu touristique et emblématique de la ville de Paris, l'action perturbe l'esthétique parisienne tout en jouant sur la qualité visuelle de la mise en scène pour attirer les médias.

Qu’elles soient des occupations politiques ou des installations artistiques sur les lieux publics, les hétérotopies induisent un autre rapport au temps et aux autres (Foucault, 1984) : lorsqu'on arrive dans ces contre-espaces, on ralentit son pas, on s'arrête, on observe. Elles encouragent l'adoption d'autres rituels sociaux, d'usages, de comportements et de gestes

différents de ceux de d'habitude, moins mécaniques et plus conscients du lieu lui-même. Elles

remettent en question le fonctionnalisme de la planification et les usages routiniers qu'il impose. Lorsqu'une place publique ou une rue se transforme en marché, en foire, en espace de jeu, de création artistique ou de spectacle, les normes du rapport à l'autre diffèrent largement de celles de l’usager quotidien de la rue. Les liens sociaux se resserrent, et la distance civique que

décrivait Goffman (1973, 2013 ; voir aussi Lofland, 1998), fait place à un rapport social plus étroit d’échange, de cohésion voire de communion. L’exemple paradigmatique du détournement spatial provoquant un resserrement des liens en même temps qu’une transgression des normes sont les fêtes ou les carnavals (Freitag, 1971)75.

Enfin certaines hétérotopies parviennent à faire coexister simultanément des espaces différents pour donner à voir notre monde et le contester : soit par illusion (pour rendre les règles illusoires), soit par création d'un ordre rationnel (pour échapper au désordre réel). Foucault parlait des « maisons closes » comme espace d’illusion où les règles de la bienséance régissant les rapports sexuels sont transgressées ; je crois que les fêtes et rave-parties de la vie nocturne contemporaine sont de cet ordre. Utilisant le désordre des lieux délaissés et liminaires, ainsi que les outils et techniques pour exciter les sensations (drogues hallucinogènes, arts visuels, musique techno ou trance), elles créent un monde d’illusion, un monde imaginaire pour s’échapper de la ville, s’en libérer pour mieux l’habiter76. Elles font coexister l’espace réel et l’utopie pour inciter à renverser le premier. De la même manière mais à l’inverse, les gated communities font aussi se rencontrer le réel et l’idéel. En matérialisant une version idéalisée et ordonnée de la société et de la ville, elles redessinent la ville qui nous échappe et donnent à voir en contraste le désordre, l’insécurité et l’agressivité de la ville (Low, 2008).

Ce qui m’intéresse dans les hétérotopies et les contre-espaces, mais aussi dans le graff ou le tag, c’est la fonction politique que Lefebvre leur attribue, c’est-à-dire leur capacité « [d’]ébranle[r] de la base au sommet, l’espace existant, ses stratégies, ses objectifs » (Lefebvre, 2000, p. 441). Certaines formes d’habiter subversif interpellent directement les institutions et les pouvoirs publics sur des enjeux politiques réels – c’est le cas du graffiti et de l’occupation du territoire public à des fins militantes. Le graff permet d’exprimer son insatisfaction face à des conditions de vie dégradantes, d’interpeller le public sur la question de l’exclusion sociale, et finalement d’attirer l’attention des institutions politiques, voire de les forcer à intervenir pour nettoyer ou entreprendre des plus gros travaux. Les occupations des espaces publics parviennent

75Je remercie Aude Malkoun-Henrion de m’avoir suggéré cette lecture ainsi que la référence aux carnavals. 76Par exemple, Mickaël Fœssel (2011) montre comment la vie nocturne de la fête à Berlin crée des hétérotopies sur

les terrains vagues et dans les usines désaffectées qui se situent dans les espaces interstitiels entre quartiers. Ces espaces de l’illusion servent à remettre en cause les règles de l’autorité et celles de la productivité capitaliste.

à mettre en scène des problématiques sociales en utilisant la forme et le caractère public du territoire, et à influencer les décideurs publics77. De leur côté, si elles n’attirent pas forcément

l’attention des institutions publiques, les hétérotopies de type foire, fêtes, spectacles parviennent toutefois à politiser l’espace, d’abord en instaurant une autre relation au lieu et une perception de l’espace comme un espace social, c’est-à-dire un lieu qui autorise une sociabilité plus resserrée (communion dans la fête, relation de voisinage dans les foires et les marchés, sentiment d’appartenance dans les gated communities). Le potentiel politique de ces contre-espaces n’est pas à négliger parce qu’ils favorisent l’échange et le sens du social (Fishbach, 2016), et permettent de mobiliser politiquement. Ils font croire à la réalisation des possibles, en matérialisant des utopies, comme dans les cas des gated communities et des fêtes nocturnes dans les lieux désaffectés. Certaines de ces hétérotopies pourraient être qualifiées d’« utopies réelles », telles que les entend Erik Olin Wright (2017), c’est-à-dire des transformations interstitielles qui s’opposent radicalement à la logique purement capitaliste, resserrèrent les liens de solidarité et renforcent le pouvoir d’agir socio-politique.

Ainsi, la forme urbaine offre des opportunités, autrement dit des affordances, pour habiter le quotidien dans les interstices d’une planification arrimée à la loi du Capital, et y mener des actions subversives visant la transformation socio-politique. L’espace urbain permet de mettre en scène pour rendre visibles certains enjeux sociaux, il permet aussi de rassembler et de mobiliser, de sensibiliser via l’expérience directe du lieu, et de nouer des relations sociales plus étroites. Les affordances ne sont pas déterminées en des termes fixes par les concepteurs et constructeurs, ni par la matérialité du bâti, mais elles sont aussi produites par les représentations sociales, les capacités d’agir des habitant.e.s et leurs usages et actions concrètes dans l’espace urbain. Aussi la ville est à la fois un espace d’aliénation et de transgression, un espace qui offre un potentiel de discipline de la pratique et de contestation voire de subversion par la pratique.

Reste à savoir maintenant si ces dynamiques dialectiques dans la production de l’espace offrent des espoirs quant à la résolution des enjeux de justice urbaine que j’ai identifiés dans le premier chapitre. Autrement dit, l’habiter spontané et subversif permet-il de bousculer, de

77Suite aux occupations réalisées par les Enfants de Don Quichotte, l’Assemblée Nationale a adopté la loi DALO

dépasser et de s’émanciper des formes de domination, d’oppression, d’exploitation et d’aliénation fixées dans et reproduites par l’espace urbain, tel que Lefebvre semble le croire ?