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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.4. Une liberté interstitielle et insuffisante !

Je vais conclure ce chapitre en soulignant que l’habiter urbain donne accès à une liberté

interstitielle qui, si elle est une puissance d’influence des politiques locales ou nationales ainsi

qu’une force de mobilisation politique, ne suffit largement pas à transformer les grandes structures de production de l’urbain vers la réduction des injustices urbaines identifiées au chapitre 1. Henri Lefebvre lui-même reconnaît que les détournements ou contre-espaces ne stoppent que provisoirement la domination de l’ordre établi (Lefebvre, 2000, p. 192-195), mais il en fait le point de départ d’une révolution urbaine visant l’appropriation complète de la ville et un retour à une forme originelle, quasiment organique, d’habiter créatif. On comprend que, pour se réaliser, le projet révolutionnaire de Lefebvre nécessite une conversion généralisée des consciences pour changer de société, renverser les rapports de production et instaurer une gestion et une conception démocratique et locale de l’espace urbain. Si j’adhère vivement à ces idéaux et si je reconnais la force mobilisatrice de l’habiter urbain, je ne crois pas que la pratique spatiale puisse être un vecteur aussi puissant du projet révolutionnaire imaginé par Lefebvre. Je vais d’abord rassembler les éléments qui indiquent le potentiel d’émancipation démocratique par l’usage des affordances urbaines, afin de montrer l’insuffisance, dans un deuxième temps, de cette liberté interstitielle.

Comme nous l’avons vu, même dans les conditions de coercition, dans le cadre de dispositifs de surveillance veillant à la discipline des usages, des comportements et des activités publiques, dispositifs arrimés aux intérêts de l’économie capitaliste, même dans une telle situation où l’habiter spontané est contraint de s’adapter voire de s’aliéner à des modes de vie non-choisis, il y subsiste toujours des modes d’habiter différents et subversifs qui sont comme des interstices de liberté. S’il est impossible de contrôler totalement l’objet technique qu’est la ville, même de la part d’institutions de gouvernement autoritaires, il existe donc une certaine part de liberté aux habitant.e.s dans leurs interprétations de la trame urbaine, dans leurs usages et dans leurs actions. Cette liberté interstitielle peut s’exprimer de deux façons : soit de manière

irréfléchie, dans les usages spontanés et instrumentaux des territoires de la vie quotidienne (par exemple dans la marche et l’appropriation des espaces liminaux) ; soit de façon délibérément contestataire, à travers des actes ponctuels de révolte (comme les graffitis) et/ou à visée transformatrice (comme les occupations activistes des lieux publics et la création d’hétérotopies et de contre-espaces). Si la première force les politiques urbains à s’adapter aux demandes et aux besoins exprimés dans les usages quotidiens, la seconde est une puissance de renversement du capitalisme urbain parce qu’elle permet d’une part d’augmenter le pouvoir d’action sociale et politique, et d’autre part, de réveiller le sens critique et le débat démocratique.

En effet, les propositions ponctuelles de contre-espaces renforcent le pouvoir d’agir et déstabilisent les structures dominantes du marché capitaliste. Pour Erik Olin Wright, la « transformation interstitielle » est la seule stratégie véritablement efficace pour renverser les structures capitalistes, parce qu’elle les désarticule et les fissure de l’intérieur. Elle ne consiste pas uniquement à refuser les formes existantes, mais à développer des propositions constructives d’ « utopies réelles » (Wright, 2017), qui rendent leurs participants plus mobilisés et plus actifs pour maintenir des transformations sur le long terme. Quoique qu’il ait en tête des formes de coopération participative démocratique assez élaborée (l’entreprise démocratique auto-gérée de Mondragon, les budgets participatifs de Porto Alegre ou l’entreprise Wikipédia, par exemple), certaines appropriations collectives du territoire urbain qu’on a nommé « hétérotopies » pourraient fort bien être qualifiées d’utopies réelles. Par exemple l’appropriation collective d’un terrain vague dans le quartier du Mile End pour en faire un jardin communautaire ; ou les ruelles vertes de Montréal. Ces pratiques offrent une troisième voie entre l’approche symbiotique de la démocratie sociale qui tente de domestiquer le capitalisme par le haut, et celle de la rupture du mouvement révolutionnaire cherchant à briser le capitalisme.

Ensuite, l’habiter subversif éveille le sens critique et revitalise le débat démocratique. Il exprime en effet une « attitude critique » au sens foucaldien, c’est-à-dire une attitude morale et politique fondamentale, consistant à limiter, déplacer et transformer les arts de gouverner (Foucault, 2015). Même dans ses formes les moins élaborées, l’habitation de l’urbain alimente la dynamique agonistique fondamentale et vitale à toute société démocratique. L’approche agonistique du politique et de la démocratie développée par Chantal Mouffe (2000 ; 2005) m’apparaît fort utile ici pour comprendre le potentiel de transgression par la réappropriation des

affordances urbaines. L’habiter subversif fait en effet partie de ce que la philosophe entend par le politique78. Mouffe pourrait interpréter le graff et le tag comme des pratiques d’opposition

par lesquelles les individus se situent dans une relation sociale antagoniste, relation qui est à l’origine de tout rapport politique, selon elle. Ceux qui les performent tentent de remettre du débat, de la confrontation et du dissensus dans un environnement lissé par un ordre social faisant consensus parmi les groupes sociaux dominants. Dans une version plus élaborée, les occupations activistes du territoire public, comme le mouvement Occupy par exemple, sont l’expression d’une demande de radicalisation des institutions démocratiques actuelles pour qu’elles fassent place aux points de vue antagonistes et au débat. Selon Mouffe, la difficulté fondamentale de la démocratie ne devrait pas être de trouver un consensus parmi ces positions antagonistes (ce qui est l’objectif des défenseurs de la démocratie agrégative et délibérative), mais plutôt de rendre compatible l’antagonisme constitutif du politique et la reconnaissance du pluralisme. Une démocratie qui fonctionne permet l’expression de positions politiques qui s’opposent et veulent se renverser l’une l’autre, tout en reconnaissant l’autre comme un adversaire doté de droits et de libertés politiques. Quoique je ne sois pas sûre que l’atteinte du consensus en tant que tel nuise à la vie de la société démocratique, ni que Mouffe parvienne à le supprimer complètement79, je trouve son approche de la démocratie agonistique intéressante parce qu’elle permet de reconnaître le rôle de l’habiter subversif dans le débat public et la vie démocratique, même s’il ne passe pas par un discours rationnel formulant des revendications articulées.

Liberté interstitielle, utopies réelles, agir politique, il semblerait que les activités humaines dans la ville aient le potentiel de défier le potentiel d’aliénation du bâti, d’influencer les décisions publiques, de mobiliser et de sensibiliser au rapport politique mais aussi de transgresser des ordres socio-politiques de grande ampleur. Toutefois, cela n’est largement pas

78Chantal Mouffe différence « le » politique, qui est la vie des idées telles qu’elles sont exprimées de manière

antagoniste dans la société civile, de « la » politique telle qu’elle est pratiquée dans les instances publiques par les décideurs publiques. Voir On the Political, Mouffe, 2005.

79Il subsiste en effet un consensus fondamental entre les adversaires d’un débat public, celui même qui rend possible

le débat, à savoir la reconnaissance de l’autre comme une personne dotée de légitimité et de droits politiques égaux, et la reconnaissance d’un pluralisme de conceptions politiques. Voir (Khan, 2013; Knops, 2007).

suffisant pour orienter le développement urbain vers une plus grande justice sociale, et réaliser une appropriation libre et égale du territoire par tous ses habitant.e.s.

Il est facile de constater que les mouvements « Occupy » ou « Nuit debout » n’ont pas débouché sur un renversement de l’urbanisation capitaliste et n’ont pas abouti à la création d’institutions démocratiques plus participatives. La concrétisation des revendications exprimées dépend en effet de la résonance qu’elles ont chez les représentant.e.s politiques et dans les débats publics. Leur difficulté à se matérialiser vient du fait que la transformation qu’elles exigent est paradoxalement dépendante des structures politiques et économiques existantes qu’elles veulent changer. Or ces structures sont capables de récupérer les contre-espaces, d’orienter l’habiter quotidien et d’empêcher complètement la réappropriation dissidente des lieux publics par les populations jugées déviantes. En effet, David Harvey a bien souligné comment le capital et ses promoteur.e.s, agent.e.s immobiliers, agences de crédit, constructeurs et décideurs publics s’emparent des lieux authentiques et différents, ces « space of hope » ou hétérotopies, ainsi que des bidonvilles et des lieux désaffectés revitalisés et réaménagés par les populations en situation d’extrême pauvreté (Harvey, 2009, p. 107-109). Les territoires revitalisés et centraux connaissent un phénomène de gentrification ; les bidonvilles et les anciens quartiers ségrégués comme Harlem deviennent des lieux d’attraction touristique ; le rap, le reggae et le graff sont transformés en produits commercialisés par les élites sociales auxquelles ils s’opposaient. En s’appropriant les contre-espaces et les contre-cultures locales pour en faire une rente dont on peut extraire des surplus, le capital consume l’authenticité, la particularité et l’originalité de phénomènes sociaux d’opposition. Alors que leur valeur réside dans leur capacité de rupture avec l’homogénéité et les tendances majoritaires, leur exploitation commerciale tend de façon contradictoire à les standardiser, voire à les disneyfier (Harvey, 2009, p. 108).

De plus, les pouvoirs publics sont capables de réduire considérablement les possibilités de détournement des lieux centraux et d’appropriation des espaces liminaux, en utilisant la force et la loi, en interdisant par exemple l’accès ou le rassemblement dans les lieux publics, la station et en pénalisant les comportements publics déviants sous prétexte de sécurisation (Poncela, 2010). Les interdictions de « traîner » ou de stationner sur la voie publique empêchent l’appropriation des territoires par les populations marginales et démunies. Pour des raisons hygiénistes et de sécurité, les mairies autorisent la destruction des camps et des habitats

précaires 80 ; pour des raisons économiques, elles revendent les terrains à des projets immobiliers qui leur rapporteront des taxes. Une autre façon de réduire les possibilités de squat et d’usage subversif consiste aussi à occuper les lieux et les espaces en y organisant des événements officiels, comme des spectacles, des concerts, des projections, des œuvres artistiques. Enfin, les autorités publiques peuvent récupérer les actes subversifs de la rue. C’est ce qui s’est passé avec l’institutionnalisation du graff et sa reconnaissance comme art officiel : en les réduisant à la pure forme esthétique, on les dépouille de leur capacité de contestation sociale (Baudrillard, 1976, p. 127-128) ; en autorisant quelques artistes graffeurs sur certains murs de la ville, on régule l’expression possible des autres.

Par ailleurs, même dans les meilleurs des cas où ils obtiennent une bonne visibilité institutionnelle et sont capables d’influencer les politiques d’aménagement, il n’est pas certain que l’expression de positions contestataires et l’usage spontané des territoires soient forcément garants d’une organisation urbaine plus juste. D’une part, l’habiter subversif peut conduire à la polarisation politique et à envenimer les conflits sociaux, au point de renforcer l’exclusion sociale, la dissociation du sort d’autrui et le repli identitaire – ce que me fait prendre mes distances avec l’approche agonistique de Mouffe. D’autre part, les idées de « spontaneous city » ou de « do it yourself cities » développés par les urbanistes du New Urbanism (Panerai, Castex et Depaule, 1997), selon lesquelles il faudrait laisser l’agir des habitant.e.s dans les villes se développer spontanément et guider les politiques publiques, sont certes intéressantes pour encourager les habitant.e.s à s’approprier le territoire, à prendre conscience de leurs pouvoirs d’agir et ultimement à participer aux plans d’aménagement urbain. Toutefois en l’absence d’engagement dans un projet commun, sans procédures inclusives de délibération et de participation politique, il y a de forte chance que l’usage spontané du territoire ne tende pas naturellement vers un équilibre social, mais renforce plutôt bon nombre d’injustices sociales décrites dans le premier chapitre. Autrement dit, considérer que « les habitant.e.s votent avec leurs pieds », selon la célèbre remarque de Charles Tiebout (1956), n’est qu’à moitié vrai. S’il est vrai que les modes d’habiter nous renseignent sur les préférences et les besoins sociaux – et que nous devrions plus les prendre en compte dans notre évaluation des demandes et dans la conception des projets d’aménagement et de construction –, il est moins sûr en revanche que la

libéralisation des usages et des modes d’habiter ne produise spontanément une répartition plus juste des ressources d’habitation et ne permette une réappropriation du territoire et une participation plus égalitaire à la constitution urbaine.

On peut conclure que l’idée de Lefebvre selon laquelle il y a une part de liberté et de créativité dans l’habiter urbain, et ce malgré le cadre d’une planification perfectionniste, autoritaire et disciplinaire, est très fructueuse pour comprendre comment les habitant.e.s peuvent utiliser le matériau urbain qui les aliène et comment ils et elles acquièrent des savoirs d’usage. Mais il serait trop optimiste de s’en remettre à ces activités pour amorcer la transition nécessaire vers une société urbaine plus juste et démocratique. La relecture de Lefebvre via la théorie des

affordances me semble utile pour reconnaître la dialectique à l’œuvre dans la production de

l’espace, et restituer à l’habitant.e son pouvoir d’interprétation et de modification de la structure spatiale par l’usage. Négliger cette capacité de liberté interstitielle au moment de la conception et la construction urbaine pourrait s’avérer fatal pour la pérennité et la viabilité des aménagements. C’est pourquoi je défendrai l’idée qu’il convient d’intégrer les habitant.e.s à la prise de décision, afin d’utiliser au mieux leurs connaissances acquises par l’usage et de viser a

minima la stabilité et la résilience de l’organisation urbaine. Car si une certaine liberté s’exprime

dans les interstices de l’espace fonctionnalisé et permet d’amorcer des transformations socio- spatiales, tant que les habitant.e.s n’auront pas plus de moyens de contrôler la construction de leur environnement et d’influencer significativement les politiques d’aménagement urbain, les structures de production de l’urbain, à savoir le marché capitaliste et les institutions politiques des différentes échelles locales, régionales et nationales, continueront soit de récupérer, soit de réprimer les propositions de contre-espaces et les activités constitutives de l’habiter.