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0. Introduction

0.2. Cadre théorique : le républicanisme néo-romain

0.2.2. Le contrôle démocratique des institutions

La non-domination exige également un contrôle démocratique des institutions. En effet, les instances juridiques et politiques pourraient dominer la vie civique et sociale, même dans le cas où elles encadreraient les rapports sociaux et économiques dans l’objectif de la non- domination, si elles ne sont pas elles-mêmes contrôlées de manière extérieure et efficace par le peuple politique. C'est ce que Pettit appelle imperium, à savoir la coercition exercée par des institutions autoritaires qui ne sont pas soumises à une régulation externe. En réalité, le développement de ressources, de règles et de procédures visant l’absence de dominium dans les rapports sociaux ne peut se faire qu’au sein d’institutions qui ne peuvent structurellement pas être monopolisées par certains groupes sociaux. Autrement dit, c'est parce que l'action des institutions est encadrée et surveillée démocratiquement qu'elles ne peuvent pas générer d’imperium (domination politique institutionnelle), et qu'elles sont efficaces pour mettre en œuvre des politiques publiques visant l'absence de dominium (domination sociale).

Le contrôle externe des institutions doit se faire par la mise en place, d'une part, d'une chaîne institutionnelle non-hiérarchique, et d'autre part, d'un gouvernement démocratique. En effet, la non-domination sociale et politique dépend de l’existence d’un état de droit, où les instances du pouvoir (Cour Suprême, gouvernements, parlements, cours de justice, conseil constitutionnel, conseil des sages, assemblées citoyennes, etc.) se contrôlent mutuellement, de manière effective, externe et indépendante, ce qui fait qu’aucune n’occupe le haut d’une pyramide de commandement – comme c’est le cas dans les régimes totalitaires (Lovett, 2010, p. 97-98). Le rule of law constitue une chaîne de contraintes protégeant les citoyen.ne.s d’un exercice arbitraire du pouvoir par une instance particulière. Cela implique, comme le recommandait déjà Montesquieu, une séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, ainsi qu’une autorité égale de chaque instance, afin qu’aucune ne puisse dominer les autres. D’où le troisième point que je mets de l’avant :

3. Les institutions républicaines doivent composer une chaîne de contraintes

réciproques, de sorte qu'aucune ne se trouve en position de domination hiérarchique.

Ensuite, l’absence de domination institutionnelle (imperium) exige également un contrôle démocratique par les citoyen.ne.s. En effet, des règles et des politiques publiques qui

visent à réduire les rapports de domination constitueraient des interférences arbitraires si elles n’étaient pas issues d’un processus démocratique qui les soumet régulièrement à l’approbation, au contrôle et à la révision de la part de celles et ceux qu’elles visent à protéger. En effet, un État qui réprimerait systématiquement toute forme de domination sociale mais qui fonctionnerait de manière autoritaire et non-démocratique, un tel État placerait les citoyen.ne.s dans une position de vulnérabilité, les rendant dépendant.e.s de son bon vouloir. De même que les esclaves d’un bon maître ne sont jamais à l’abri que le maître ne décide un jour ou l’autre de disposer d’eux comme bon lui semble, les citoyen.ne.s d’un État non-démocratique ne seraient jamais à l’abri d’un changement de politiques qui instaurerait des conditions de vie plus inégalitaires et des obligations trop lourdes envers l'État. Essentiellement chez les républicain.e.s, la vie démocratique se décline en deux modes : le contrôle des institutions et des représentant.e.s ; et l’influence plus ou moins directe du peuple sur le contenu des politiques publiques, via des activités formelles ou informelles de contestation et de participation politique au sein de débats de la société civile ou d’instances et de procédures participatives désignées (élections, consultations, sondages, jurys citoyens, etc.). C’est donc le contrôle des institutions par le peuple et son influence politique qui garantissent le développement et la stabilité de politiques de non-domination.

On retrouve ainsi chez les néo-républicain.e.s une même conviction qu’un gouvernement démocratique est l’instrument privilégié de la liberté politique. En affirmant cela, ces philosophes prennent leurs distances non seulement avec la conception purement libérale de la liberté politique – selon laquelle la liberté n’est pas connectée à la démocratie, mais qu’elle doit être protégée contre les intrusions du gouvernement – mais aussi avec la conception (néo-)aristotélicienne et arendtienne de la liberté – selon laquelle participer au gouvernement de la cité, c’est se réaliser pleinement en tant qu’humain. Pour les républicain.e.s de la tradition néo-romaine, le contrôle et l’influence démocratique des institutions ont une valeur instrumentale. Ils sont les moyens par lesquels une société parvient à maintenir la non- domination à son niveau le plus élevé et le plus stable.

Les républicain.e.s contemporain.e.s ont entretenu des débats sur la question de savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement démocratique. Pour beaucoup, l'auto- gouvernement devrait prendre la forme d'une démocratie représentative, dont les actions des

représentants seraient surveillées par les citoyen.ne.s vigilant.e.s. D'ailleurs chez Pettit, la représentation est la meilleure manière de contrôler les institutions politiques parce qu'elle rend possible la critique, le contrôle et la sanction des représentants de l'extérieur. Pour d’autres, comme Michael Sandel (1996) et John McCormick (2011), le gouvernement véritablement démocratique demande des procédures de participation qui associent les citoyen.ne.s plus directement aux prises de décisions. Ces philosophes ont mis l’accent sur les conditions institutionnelles et procédurales du contrôle populaire des représentant.e.s et de l’influence politique du peuple. C’est plutôt dans cette voie – en particulier celle tracée par McCormick à travers sa relecture de Machiavel – que je me situerai à la fin de cette thèse, lorsque je défends la réalisation d’une démocratie locale délibérative et participative.

Enfin, rejoignant les tenant.e.s de la liberté positive, les républicain.e.s ont montré que la non-domination politique, assurée par le gouvernement démocratique, est supportée voire réalisée par l'exercice des vertus civiques. Pour s’assurer que les représentant.e.s ne décident pas de politiques publiques de manière arbitraire, il est essentiel que les citoyen.ne.s veillent ou plutôt sur-veillent attentivement leurs agissements. Ils devraient donc développer des vertus civiques, qui sont les meilleurs instruments de protection contre les invasions arbitraires au sein de la société civile et de la part de l’État (Pettit, 1997), mais aussi les instruments les plus efficaces de réalisation d'une pluralité de choix de vie (Maynor, 2003). Comme le dit Pettit, tout l’édifice de la non-domination repose sur la « vigilance éternelle » des citoyen.ne.s (Pettit, 1997, p. 280). S'informer, garder un esprit critique, contester, s'organiser pour faire pression, participer aux forums publics, toutes ces actions révèlent ce qu'on peut nommer des vertus civiques de défense contre la corruption du pouvoir.

John Maynor (2003) va plus loin en affirmant que les vertus civiques réalisent la non- domination, dans une approche moins défensive que positive, ayant comme objectif non pas seulement la protection contre l'arbitraire, mais l’influence plus grande auprès du gouvernement. Autrement dit, les diverses façons de participer à la vie publique, la pluralité d’expression de ce que Machiavel appelait la vita activa, constituent la non-domination (Maynor, 2003, p. 49-50) parce que les vertus civiques ont des effets profonds sur les individus : elles les orientent vers la pratique active de la réciprocité sociale et la défense de la non-domination comme bien commun. Alors que, pour Rawls (1999), la réciprocité n'a de valeur qu'en tant qu'instrument de la raison

publique, pour Maynor elle est plus que cela : elle est déjà une forme de réalisation de la non- domination (Maynor, 2003, p. 54-57). Loin de revenir à une forme d'humanisme civique ou de républicanisme aristotélicien, l'exercice de la non-domination sociale et la pratique des vertus et idéaux civiques ne prédéterminent pas les fins que les individus devraient poursuivre (comme la vie civique intense ou la maîtrise de soi), mais ils sont l'instrument qui assure que chacun.e puisse réaliser sa propre version de la vie bonne. Autrement dit, la participation, soutenue par les vertus civiques, à l'auto-gouvernement est un bien instrumental, mais un instrument qui n'est pas séparable ou remplaçable par autre chose.

Les républicain.e.s ont entretenu des débats pour savoir si l’État se doit de faire la promotion active des vertus civiques, ou s’il ne doit pas intervenir sur ce terrain. Si je ne pense pas comme Philip Pettit (1997, chap, 6) et Richard Dagger (1999) que l’État devrait laisser faire le développement spontané et naturel de la vertu civique, je ne crois pas non plus qu’il devrait faire la promotion directe d’une liste plus complète et plus riche de vertus comme la tempérance et la vigilance (Weithman, 2004), le self-restraint et la conscience de l’interdépendance (Honohan, 2002), ce qui reviendrait à une forme de prédication morale comportant des risques de paternalisme. Je crois avec Maynor (2003) et Lovett et Whitfield (2016) que le gouvernement républicain ne peut échapper à une forme de quasi-perfectionnisme s’il veut garantir que les citoyen.ne.s prennent en charge le contrôle, la surveillance et l’influence politique. Pour cela, il faudrait redéfinir les instances décisionnelles représentatives de manière à ce qu'elles soient mieux informées et plus directement influencées par des consultations, des discussions et délibérations publiques auxquelles les citoyen.ne.s seraient associé.e.s, et qu'elles soient à l’écoute des pratiques de contestation et des formes diverses d’engagement politique et d'association civique (Duhamel, 2015). La participation politique ainsi institutionnalisée devrait les inciter indirectement à s’intéresser et à se faire entendre sur les forums publics en pratiquant certaines vertus civiques comme l'écoute, l'auto-critique, la capacité à débattre dans l'optique du bien commun, la conscience de l'inter-dépendance, etc. Enfin, un tel gouvernement contrôlé et influencé par ses citoyen.ne.s pourrait plus efficacement veiller à ce que l’organisation sociale, économique et spatiale n’empêche pas l’égalité sociale et l’exercice politique de certains groupes sociaux, par manque de ressources et de moyens d’influence, par découragement, par

apathie politique ou encore par refus de s’intéresser à l’intérêt commun. On verra que cette dernière exigence est particulièrement mise en péril dans les villes actuelles.

Pour l'heure il convient de conclure avec le dernier principe du néo-républicanisme : 4. Les institutions républicaines doivent institutionnaliser la participation politique et encourager indirectement l'exercice de vertus civiques, de sorte qu'elles soient surveillées, contrôlées et influencées par le peuple citoyen, dans la perspective d'un auto- gouvernement veillant à la non-domination.

Ces différents points théoriques seront mobilisés dans la suite de ce travail afin d’identifier les formes de domination et d’atteinte à l’égalité sociale causées par la spatialité urbaine ; d’identifier les formes de domination politique imposées par les structures institutionnelles municipales et l’articulation des instances municipales et étatiques, et leurs impacts sur l’exercice civique des habitant.e.s des villes ; et de proposer des instances gouvernementales locales assurant l’influence et le contrôle démocratique des décisions d’aménagement urbain par tous et toutes les habitant.e.s.