• Aucun résultat trouvé

1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.1. La ville est un vecteur de domination sociale

1.1.2. La ségrégation résidentielle

1.1.2.2. La (re)production de la ségrégation urbaine

Comment la marginalisation territoriale des populations les plus défavorisées se (re)produit-elle ? Je vois au moins quatre causes de ce phénomène : la stigmatisation sociale, les inégalités de distributions liées à l’inter-dépendance territoriale, la mauvaise qualité de la communication et de la participation politique, et la dévalorisation foncière.

Pour Elizabeth Anderson, la cause principale de la ségrégation résidentielle est la stigmatisation raciale, ethnique ou sociale. Si les noir.e.s-américain.e.s résident en très forte majorité dans des quartiers marginaux fortement homogènes des grandes villes américaines, c’est parce qu’ils et elles subissent une discrimination et une stigmatisation à plusieurs niveaux : non seulement à l’embauche mais aussi pour négocier des prêts bancaires et des hypothèques intéressantes, acheter ou louer des biens immobiliers. En effet, la résidence dans les quartiers marginalisés ne serait pas seulement due aux faibles revenus des habitant.e.s, puisque, comme l’ont montré Massey et Denton, beaucoup de noir.e.s-américain.e.s vivant dans les quartiers marginaux racialement homogènes ont un assez haut niveau de revenu et disent préférer vivre dans un quartier plus mixte (Massey et Denton, 1993, p. 88-96, cité par Young, 1999, p. 239). La ségrégation résidentielle renforce alors la stigmatisation en retour, en véhiculant des représentations mentales stéréotypées des habitant.e.s vivant dans ces quartiers, autant dans les esprits individuels que dans les discours publics (Anderson, 2010, chap. 3). Stigmatisation raciale et ségrégation résidentielle se renforcent donc mutuellement.

Mais si ces territoires sont marginalisés, c’est parce que d’autres sont privilégiés par les politiques locales dans la distribution des ressources publiques. Pour comprendre cela, il faut d’abord mettre en évidence le fait de l’inter-dépendance structurelle entre les territoires. En effet, l’existence des quartiers privilégiés dépend de la capacité d’absorption de leurs externalités négatives par les territoires marginalisés (Young, 1999, 2000). Les nuisances générées par la circulation des voitures, la production de déchets, la construction d’habitations luxueuses, la relocalisation des centres économiques et culturels vers les quartiers privilégiés, sont autant de conséquences négatives que les habitant.e.s des quartiers marginalisés doivent supporter pour que les autres puissent continuer à jouir de leur absence. Cette inter-dépendance territoriale a des impacts importants dans la redistribution des ressources. Si les quartiers riches bénéficient de certains avantages comme des services publiques et des réseaux de transports

efficaces, des espaces publics agréables et soignés, des commerces et des centres de santé et de culture, c’est parce que l’argent public y est investi au détriment des quartiers marginalisés (Young, 1990, p. 241; 2000, p. 203-204). On verra dans la suite de cette thèse que les inégalités budgétaires sont causées par la corruption des mairies et leur accaparemment par les groupes sociaux privilégiés qui oriente les politiques vers leurs intérêts convergeants, à savoir augmenter leur capital financier. Certes, ce n’est pas la seule raison qui explique la ségrégation urbaine, mais il est évident que le désinvestissement des administrations municipales dans les territoires marginalisés participe de leur enclavement. La ségrégation entretenue par les inégalités dans la redistribution des richesses et des ressources offre alors des conditions parfaites pour l’exploitation économique des populations marginalisées. Ainsi les populations aisées des quartiers riches peuvent employer les habitant.e.s marginalisé.e.s pour des tâches domestiques ou sous-qualifiées et peu rémunérées. Étant éloignés des opportunités d’emploi parce que subissant la dynamique du « spatial mismatch », dépourvu du capital social, humain et culturel ainsi que des formations professionnelles qualifiantes, ils et elles sont assigné.e.s aux tâches plus dégradantes et aux emplois qui entretiennent leur marginalisation économique et territoriale.

Or si la redistribution des ressources d’habitation est inégalitaire et si les ressources sont déployées en priorité vers les quartiers privilégiés, c’est en raison de la mauvaise qualité de la participation politique et de la délibération qui oriente les décisions publiques vers les préférences individualistes des élites sociales. J’en arrive à la troisième cause de reproduction de la ségrégation résidentielle et de ses effets socio-économiques désastreux : la qualité de la communication politique et la vitalité de la démocratie. C’est là, à mon avis, l’enjeu principal de la fragmentation et l’exclusion socio-spatiale dans les villes – et on y reviendra largement dans le chapitre 4. On assiste à un cercle vicieux qui maintient les élites sociales dans des positions de pouvoir. En effet, la ségrégation urbaine renforce, chez les habitants privilégiés, le désengagement politique et la désolidarisation du sort des autres (Bickford, 2000 ; Williamson, 2010, p. 123-128). Or ces attitudes ne contribuent pas à un climat propice à une délibération publique sur les injustices sociales causées par la ségrégation. Aussi les politiques publiques d’aménagement et de développement urbains ne s’orientent que difficilement vers la réalisation

d’une plus grande justice sociale27 et la diminution de ce phénomène d’exclusion socio-spatiale

qu’est la ségrégation résidentielle. Elles sont plutôt façonnées par les préférences des groupes influents et des élites au pouvoir. La ségrégation résidentielle non seulement réduit les chances pour les habitants qui la subissent de participer à la délibération publique – comme nous l'avons vu plus haut –, mais elle affecte aussi la participation des habitants auto-ségrégués à la délibération publique engagée vers plus d'égalité.

Ceci posé, pourquoi la ségrégation affecte-t-elle, ce qu’on pourrait appeler les « vertus civiques », c’est-à-dire la propension à s’engager politiquement dans la perspective d’une plus grande justice sociale ? Déjà, la ségrégation urbaine rend invisibles les privilèges dont profitent les plus aisé.e.s et l’inter-dépendance structurelle entre territoires dont elle est le résultat. Du fait qu’ils ne circulent pas dans les quartiers en marge et que la séparation est bien maintenue entre les groupes sociaux, les privilégié.e.s n’ont pas de moyen de comparer les environnements urbains et leurs conséquences socio-économiques. Ils et elles n’ont pas forcément conscience que la qualité de leur environnement est due aux inégalités de redistribution, ni que les services de base dont ils jouissent dépendent du travail fourni par ceux et celles qui sont maintenu.e.s dans des zones d’exclusion (Young, 1999, p. 241-242; Young, 2000, p. 208). Ensuite, l’auto- ségrégation dans des quartiers privilégiés, comme les banlieues américaines, les quartiers pavillonnaires, voire les « gated communities », encourage le désengagement vis-à-vis des autres. L'auto-exclusion est aussi une manière de ne pas les voir, de ne jamais être confronté à leurs problèmes et surtout ne pas reconnaître sa part de responsabilité ou les externalités de ses activités dans les injustices sociales. L’éloignement et le repli sur soi sont les meilleurs moyens de profiter de l'inter-dépendance territoriale sans assumer ses obligations de redistribution et sans avoir à leur rendre des comptes. Le fait de ne jamais être confronté à l’autre, à la différence sociale et aux conditions d’indigence permet la dissociation politique du sort d’autrui. L’aménagement d’espaces urbains purifiés de tout inconfort, de toute insécurité et de la présence dérangeante des marginaux renforce les comportements de méfiance vis-à-vis des autres ainsi

27Comme le montre Williamson, pour mettre à l’œuvre des politiques de lutte contre la ségrégation résidentielle et

la marginalisation sociale des groupes stigmatisés et paupérisés, il faudra forcer les habitants privilégiés à mettre de côté leurs préférences de vivre dans un environnement aseptisé des problématiques sociales – ce qui s’avère être un défi important à la liberté de choix (Williamson, 2010).

que le désengagement politique. La création de lieux aseptisés et soi-disant « neutres »28,

comme les centres commerciaux, ainsi que le mouvement de privatisation des lieux publics (Kohn, 2006) encourage des comportements consuméristes, empêchent l’expression politique du désaccord et finalement entachent la capacité à communiquer avec autrui. La ségrégation urbaine a donc pour conséquences de nuire au dialogue social et à la communication publique, ce qui endommage ainsi la vitalité d’une démocratie délibérative et participative visant la réduction des injustices sociales. Par un effet de retour, l’absence de débat public et de délibération impliquant les habitant.e.s marginalisé.e.s ainsi que le recul des vertus civiques ne favorisent pas la prise en charge publique de ce problème qu’est la ségrégation résidentielle.

Enfin, le quatrième facteur de reproduction de la ségrégation résidentielle est la perte de valeur financière des terrains ségrégués. En effet, le marché foncier et immobilier a un fort impact sur la marginalisation des territoires habités par les groupes sociaux minoritaires et discriminés. Comme je l’ai déjà dit, les propriétaires de logements ne retirent qu’un faible capital financier de leur hypothèque et investissement immobilier. La perte de valeur progressive des territoires est liée au fait de la concentration de populations socialement discriminées et déjà marginalisées. Comme il est moins attrayant de vivre en compagnie de personnes racisées, marginales ou discriminées, du fait des stigmates qui leur sont attribués, les territoires perdent de la valeur. Mais comme le souligne David Harvey, les facteurs de la marginalisation urbaine ne sont pas uniquement sociaux et inter-relationnels. La ségrégation résidentielle est aussi le résultat d’un système économique capitaliste qui soumet l’organisation urbaine aux impératifs de la rentabilité financière. Dans l’objectif de réaliser une plus-value sur les ventes immobilières et foncières, les investisseurs concentrent leurs capitaux vers les territoires attractifs qui se

gentrifient progressivement. Cela a pour conséquences le délaissement des territoires moins

attractifs et le déplacement des populations moins fortunées dans ces zones d’exclusion. On assiste à un cercle vicieux qui reproduit et accélère la ségrégation et l’exclusion sociale : les variations du prix de l’immobilier relèguent dans les quartiers les moins valorisés les populations les plus marginalisées, c’est-à-dire les moins bien nanties et celles qui subissent une

28On verra qu’en réalité aucun aménagement urbain ne peut être « neutre » vis-à-vis des conceptions de la vie bonne

discrimination systémique ; ces quartiers perdent de la valeur parce qu’ils sont habités par les groupes stigmatisés.

Étant donné que les municipalités et arrondissements ne disposent bien souvent que de l’impôt foncier comme ressource principale, en l’absence d’une redistribution de ressources budgétaires provenant des territoires plus riches vers les espaces marginalisés, ces derniers n’ont que très peu de moyens pour mettre en œuvre des plans de revitalisation (attraction des activités commerciales et associatives; développement de lieux de loisir et de culture). Ils sont donc dépendants de la hausse du prix de l’immobilier et des marchés financiers. Or, comme je vais le démontrer dans la prochaine section, la redistribution de ressources vers les quartiers marginalisés n’aurait que très peu d’impact sur l’exclusion socio-spatiale des groupes sociaux discriminés parce qu’il y a de fortes chances que la revitalisation territoriale s’accompagne d’un embourgeoisement et d’une hausse immobilière reléguant les moins bien nanti.e.s vers d’autres espaces d’exclusion. La ségrégation résidentielle ne peut donc se comprendre qu'en lien avec l’exploitation capitaliste des territoires urbanisés.