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2. Les modèles normatifs envisagés par les philosophes politiques et leurs limites

2.2. Accommoder des préférences antagonistes dans un environnement perfectionniste

2.2.3. Avigail Ferdman : le perfectionnisme modéré

2.2.3.1. Limites du perfectionnisme modéré

Selon Ferdman, en permettant l’accord d’une variété d’options, le perfectionnisme modéré ainsi modifié par le principe de variété retiendrait plusieurs exigences libérales : la puissance publique interviendrait peu dans les conceptions du bien controversées que portent les individus ; elle maintiendrait une égalité de respect de chacun.e ; et enfin elle garantirait une capacité individuelle de choix spatiaux. Cependant, il me semble que le principe de variété appliqué à l’organisation urbaine ne répond pas, à lui seul, à deux de ces exigences, à savoir la non-interférence de l’État dans les conceptions controversées du bien et l’égal respect des différences. J’expliquerai d’abord que des politiques urbaines appliquant le principe de variété sont inévitablement interventionnistes. Dans un deuxième temps, je montrerai que l’égal respect des différences demande des procédures décisionnelles garantissant l’inclusion d’une grande variété d’habitant.e.s à la réflexion en amont de la décision, ce que Ferdman n’envisage à aucun moment directement.

Le principe de non-interférence libéral auquel Ferdman se réfère souvent stipule que l’État ne doit pas intervenir en faveur ou en défaveur d’une conception raisonnable de la vie bonne. Ce dernier se doit de se retirer ou bien de traiter avec impartialité les différentes conceptions du bien en concurrence. On a vu que cela s’avérait largement impossible dans le cas de l’aménagement urbain, parce qu’il impose toujours une conception particulière du bien. La position de Ferdman constitue alors une tentative de réduire l’interventionnisme en matière d’organisation spatiale, en offrant la possibilité à une variété d’options de s’épanouir. Or le

principe de variété n’empêche pas les politiques d’aménagement d’interférer fortement avec certaines conceptions de la ville. Notamment il va à l’encontre des visions de l’aménagement urbain qui s’opposent à la co-existence de modes vie urbains variés. Par exemple, il empêcherait la constitution d’espaces homogènes. Le principe de variété qui viendrait modérer le perfectionnisme urbain n’échappe donc pas au problème de l’applicabilité qui nous avait fait rejeter la possibilité d’une neutralité de justification des politiques d’aménagement : lorsqu’on applique des politiques permettant l’épanouissement d’une variété de conceptions du bien, l’organisation spatiale qui en ressort reste toujours une version particulière de l’aménagement urbain qui s’impose aux autres possibilités d’aménagement.

Reprenons l’exemple d’une route multi-usage qui peut être empruntée par les automobilistes, les cyclistes et les piétons, et ainsi favoriserait une variété de conceptions du déplacement intra-urbain. L’aménagement d’une telle route interfère dans les options d’aménagement qui préconisaient un usage unique de la route. Appliqué à grande échelle, si toutes les routes de la ville devenaient des routes multi-usages, alors il n’y aurait plus de variété dans la conception des routes, mais au contraire une homogénéisation de l’organisation spatiale qui contreviendrait au principe de variété.

Ferdman tempère par avance cette critique en faisant valoir que le principe de variété pourrait être amendé. En effet l’exigence de variété ne vaudrait qu’à l’échelle régionale et non pas au niveau micro-local d’un quartier. Ce dernier pourrait garder ses particularités et une organisation perfectionniste relativement homogène, tant que ses frontières restent ouvertes, qu’il est connecté à d’autres territoires et tant que la différenciation résidentielle n’a pas de conséquences sur les sphères publiques et du marché57 (Ferdman, 2015, p. 210-212). Seulement

dans ce cas, on ne voit plus très bien ce qui sépare le perfectionnisme modéré du perfectionnisme

limité58 proposé par Turmel (2009), et Ferdman serait sujette aux critiques que j’ai formulées à

57Cette troisième condition n’est d’ailleurs pas expliquée par Ferdman, et compte tenu de ce qui a été dit dans la

premier chapitre, je vois mal comment il serait possible de dissocier le marché et les institutions publiques de l’organisation spatiale de nos sociétés.

58Je rappelle que le perfectionnisme limité de Turmel consiste à garantir un polycentrisme à l’échelle régionale où

l’égard du polycentrisme. Dans les deux cas, l’interventionnisme reste fort, aussi bien du côté des municipalités et des arrondissements parce que les juridictions et aménagements locaux favorisent une vision du bien particulière, que du côté de la région qui doit organiser le territoire de sorte à promouvoir une variété aussi grande que possible d’aménagements urbains et favoriser la libre mobilité des habitant.e.s.

Deuxièmement, le principe de variété ne répond pas non plus à l’exigence d’un égal respect des différences, ou du moins il ne peut y répondre que si on inclut les habitant.e.s à la discussion en amont de la décision, afin de recenser les différentes opinions concernant l’aménagement urbain. Autrement dit, pour favoriser une variété d’options, encore faut-il se donner les moyens de les connaître, ce qui suppose de consulter les habitant.e.s, du moins de les inclure au minimum dans les consultations publiques. Cependant Ferdman ne se préoccupe pas des moyens de connaissance des différentes conceptions du bien, ni des procédures décisionnelles59. Pourtant la justice procédurale est au cœur de la théorie du perfectionnisme

modéré de Chan dont elle s’inspire, et était motivée par l’idée du respect du pluralisme inhérent à toute société (Chan, 2000, p. 33). Le modèle du perfectionnisme modéré exige, selon Chan, une structure décisionnelle non-discriminante et non-dominante, ainsi qu’une forte communication et délibération entre les membres des comités gouvernementaux. Je crois que Ferdman commet une erreur d’écarter la procédure de ses préoccupations et d’insister uniquement sur le contenu des politiques publiques parce que ce contenu dépend de la procédure, celle-ci permettant au moins de connaître les conceptions différentes du bon aménagement urbain, si ce n’est de réduire les risques de coercition d’un aménagement perfectionniste. Comme je le développe dans la suite de ce travail, il s’avère essentiel d’entamer une réflexion

population plurielle, tout en poursuivant des réglementations basées sur des conceptions particulières et controversées du vivre-ensemble (Turmel, 2009).

59Ferdman disqualifie dès l’introduction l’impartialité du vote de la majorité, des enchères et du tirage au sort des

mesures de redistribution (Ferdman, 2015, p. 22-31). Elle ne revient pas ensuite sur la question de la procédure. Par ailleurs, elle prend pour acquis que l’instance décisionnelle de référence pour les questions de politiques urbaines est l’État, sans distinction avec les questions politiques nationales. Or la question des échelles de décision devrait être plus débattue parce que la procédure décisionnelle ne peut être totalement séparée de son contenu.

sur la justice procédurale en ville. Le perfectionnisme urbain exige que notre attention se concentre sur les critères d’une procédure décisionnelle juste, et notamment sur la représentation et la participation d’une grande variété d’habitant.e.s à la délibération locale. Ainsi la critique que j’adresse à Ferdman est que le critère de « variété » porte uniquement sur le contenu des politiques distributives et non sur la procédure de décision en elle-même. Le perfectionnisme urbain appelle donc inévitablement une réflexion sur la légitimité des procédures décisionnelles, c’est-à-dire sur la démocratie et la gouvernance locales. En l’absence de procédures démocratiques, il est difficile de garantir une capacité individuelle de choix spatiaux, soit de convenir à la troisième exigence libérale que retenait Ferdman.

De cette exploration des différentes approches philosophiques contemporaines des enjeux de justice proprement urbains, on peut tirer deux leçons. Déjà les inégalités dans la distribution des ressources d’habitation et dans les opportunités socio-économiques offertes par la spatialité ne peuvent se résoudre uniquement au moyen de politiques distributives, mais demandent aussi (et peut-être surtout) une meilleure répartition des pouvoirs politiques entre habitant.e.s. Elles demandent de se pencher sur la justice procédurale, comme notamment l’inclusion et la participation des habitant.e.s à la décision, la décentralisation des capacités décisionnelles vers les quartiers et leur collaboration à l’échelle régionale, l’articulation entre les juridictions locales et régionales, ou encore la sélection des représentant.e.s au niveau municipal. Ensuite, les aménagements urbains étant nécessairement non-neutres, les politiques urbaines ne peuvent pas éviter d’intervenir dans les préférences et les modes de vie des habitant.e.s. Si elles sont forcées d’assumer un certain perfectionnisme, ces politiques devront veiller à ne pas aller à l’encontre des demandes de la justice procédurale, et notamment de la participation politique. Les deux prochains chapitres exploreront deux manières de retrouver une liberté politique dans un environnement urbain perfectionniste.