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3. Affordances, habiter et interstices de liberté

3.2. Dialectique de l'habiter

3.2.1. La production tripartite de l’espace

Comment fonctionne cette dialectique de la constitution de territoire ? En quoi peut-on dire que la ville propose des affordances qui résultent de l'interprétation des usagers, même en contexte autoritaire ?

Dans La production de l’espace, Lefebvre distingue trois causes de constitution du territoire urbain, ou plutôt trois types d’espaces qui se superposent, entrent en friction, et s'influencent réciproquement pour constituer la ville. Ces distinctions permettent de comprendre la manière dont le donné concret, les conceptions rationnelles de l’espace fonctionnel et les pratiques spatiales interagissent dans la génération des affordances urbaines. Ces trois espaces correspondent aux trois moments de la construction urbaine identifiés par les urbanistes qui ont prêté attention à l’impact des usages sur la pérennité du bâti et du climat social qui se développe dans un environnement : la conception abstraite par les designers, la construction concrète et l’appropriation par les usagers.

Pour Lefebvre, la ville est de prime abord un espace concret, physique, celui du construit bâti observable, perceptible et tangible : les bâtiments, les routes, les places, les parcs, les transports, etc. C'est l'espace perçu dans le vocabulaire de Lefebvre, celui dont on peut faire

l'expérience sensible ; ou encore l’espace de la pratique, autrement dit le donné concret dans lequel se déploient les usages et les pratiques.

Mais ce construit découle d’une attention mentale chez ceux qui détiennent un pouvoir et/ou un savoir sur la construction. La ville est aussi un espace abstrait, conçu de manière rationnelle par les discours à teneur scientifique des intellectuel.le.s, ingénieur.e.s, et universitaires, mais aussi par celles et ceux qui sont en position de pouvoir de décider des grands travaux de construction, du zonage, de l'usage des infrastructures, etc. Depuis la rationalisation de l’urbanisme à la fin du 18e siècle, avec notamment la création de l’École Polytechnique en

France, on a développé une science de l’urbain qui analyse le donné et les pratiques, qui les quantifie et les cartographie. Pour Lefebvre, l’urbanisme sert à appliquer la rationalité industrielle (Lefebvre, 1970, p. 59). La science de l'urbain informe les législateurs et législatrices publiques qui, dans un cadre institutionnel et selon des procédures formelles conférant à leurs décisions une légitimité, choisissent les politiques d’aménagement et de développement urbain. Leurs décisions ont une application immédiate, grâce à la mise à disposition d'un réseau important d’acteurs au service de la construction (compagnies de construction, agences de crédit, etc) et d’une main d’œuvre directement disponible parmi les habitant.e.s de la ville. Espace

conçu et espace perçu sont en constante relation puisque la conception mentale est informée par

le bâti concret déjà existant, et lorsqu’elle est armée du pouvoir politique, elle se concrétise dans la construction de l’espace perçu.

Enfin – et c’est ce qui intéresse plus la philosophe –, la ville est un espace vécu, ressenti par ceux qui y vivent directement et travaillé par les différentes « feuilles » de rapports sociaux (Lefebvre, 2000, p. 104-106). Lefebvre parle d’espace social pour mettre l’accent sur les représentations et les significations sociales contenues dans l’espace, qui sont attribuées par les usages en même temps que perçues et contraignant ces usages. Ainsi l’habitant.e accède à une connaissance des lieux qui n’est pas abstraite mais qui découle de l’expérience et de la pratique

sociales, une connaissance proprement urbaine qui s’oppose frontalement à celle des

concepteurs et conceptrices et analystes cantonné.e.s à une compréhension forcément parcellaire et faussée. Par exemple, un.e habitant.e sait qu’il faut éviter certains territoires, pour ne pas s’exposer à la violence ou au harcèlement, sans que l’interdiction ne soit formelle ou rationnelle.

Un.e autre connaît l’endroit où le grillage de la voie ferrée a été brisé pour pouvoir la traverser à pieds sans faire de grands détours.

Ces trois types d’espaces (espace perçu, espace conçu, et espace social) participent conjointement, et non sans opposition, à la production de l’urbain, à la fois comme produit et comme moyen de production. Dans un vocabulaire marxien, l’urbain est le lieu concret où s’incarnent et se reproduisent à la fois les forces productives (travail, technique, connaissance et usage qui produisent l’espace du construit concret), les rapports sociaux de propriété (définissant l’usage qui peut en être fait selon les limitations public-privé et les représentations sociales de l’espace) et les superstructures (l’État et ses institutions qui aménagent l’espace selon leurs exigences et leurs conceptions fonctionnalistes, industrielles et capitalistes) (Lefebvre, 2000, p. 102-103). D’un côté, les analyses scientifiques et rationnelles servent à la conception de l’espace physique. Mais de l’autre, les pratiques spatiales découlant du vécu ont la capacité de bousculer les fonctions initialement attribuées aux lieux par leurs concepteurs et conceptrices et elles modifient à moyen terme le bâti physique. Ce qui m’intéresse ici est la dialectique entre le rôle de l’espace social dans la production du bâti et des représentations de l’espace – autrement dit son rôle en tant que force productive et structure sociale –, et sa formation, voire son aliénation, par les relations sociales et les forces productives dirigées par les superstructures. Espace de pratique et pratique spatiale, conceptions (mentales, abstraites) de l’espace et espace fait de représentations (sociales), sont en effet dans une relation dialectique, dans un rapport contradictoire d’inclusion et d’exclusion (Lefebvre, 2000, p. 339-343), qu'il s'agit d'expliquer. Si elle n’est pas entièrement déterminée par le donné et les conceptions abstraites supérieures, la pratique spatiale n’est pas non plus une interprétation libre des lieux urbains répondant à l’impulsion purement créatrice et novatrice.