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0. Introduction

0.3. Définition de la ville

Avant de présenter l’articulation logique de la thèse, il me faut enfin préciser ce que j’entends par « ville ». Or la tâche n’est pas si aisée, compte tenu des débats que la question de la définition de la ville a soulevés et qu’elle soulève encore. Quoiqu’elle soit un géo-type qui est reconnaissable par sa géographie et sa densité de population, aborder la ville par ses limites géographiques ou démographiques me semble contre-productif parce que cela ne ferait que reconduire des débats interminables concernant le seuil11 à partir duquel on peut accorder le

statut de ville. Je préfère également rester plus floue concernant les frontières géographiques de la ville parce que celles-ci sont, d’une part, discontinues – le bâti urbain ne s’arrête pas brusquement –, et d’autre part, constamment en mouvement.

11La littérature géographique est extrêmement importante sur ce débat. Il apparaît que le seuil varie selon les

Trois critères me semblent essentiels pour décrire la ville : la densité de population et du bâti, l’intégration spatiale et la relation étroite des habitant.e.s avec la ville. Premièrement, les villes concentrent une forte densité de population et du matériel construit dans un territoire donné – c’est d’ailleurs la définition de base de toute « ville » selon Denise Pumain (Pumain, Paquot, & Kleinschmager, 2006). On sort de la ville lorsque le construit commence à se disperser dans le paysage naturel et agricole ; et inversement on reconnaît une ville à la forte concentration d’objets construit par l’humain et à la présence d’un environnement complètement modelé par la technique et l’industrie. À cette densité du bâti technique correspond une densité de population. Jacques Lévy (1999) relie la densité de population avec le fait de la diversité. La densité de population oblige les citadin.e.s à vivre en co-présence12 avec des personnes qu’ils et

elles ne connaissent pas et dont ils et elles ne partagent pas nécessairement de caractéristiques sociales, culturelles ou identitaire en commun, si ce n’est le fait d’habiter la même ville. Ils entretiennent donc des rapports publics distanciés avec bon nombre de personnes étrangères.

Deuxièmement, les villes sont des espaces intégrés, c’est-à-dire qu’elles constituent un réseau dense de commerces, de techniques, de services publics et d’infrastructures de transport qui relient les différentes parties du territoire. Ce réseau urbain organise les affaires sociales en fonction d’une ou de plusieurs centralités (Lussault, 2007). Selon la théorie des lieux centraux de Christaller (Pumain, 1992, p. 663-672), les centres se hiérarchisent en fonction de la rareté des commerces, techniques et services publics qu’ils proposent et de leur portée, c’est-à-dire de leur accessibilité grâce aux infrastructures de transport. Les villes proposent ainsi des systèmes d’organisation et de répartition des populations, des déplacements et des activités ; et s’organisent entre elles selon la même logique de réseau de centres hiérarchisés (Pumain, 1997). À tout centre correspond une périphérie, qui éloigne des opportunités sociales. L’organisation urbaine suppose alors un découpage qui fragmente le territoire et un réseau qui relie ces différents fragments.

Troisièmement, les villes sont des lieux auxquels les femmes et les hommes des villes et des campagnes se relient dans des rapports étroits parce qu’elles concentrent les aspects majeurs

12Les géographes français Jacques Lévy et Michel Lussault (2003) mettent particulièrement l’attention sur ce fait,

lorsqu’ils définissent la ville, dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, comme un « géo- type de substance sociétale fondé sur la co-présence ».

de leur vie (travail, loisir, éducation, résidence, santé, activité politique et sociale) (Weinstock, 2014). La ville occupe des fonctions majeures de l’organisation des sociétés humaines, et ce depuis leurs origines (Pumain, 1992), ce qui fait que la plupart des humains en sont dépendants, du moins pour accéder à certains services publics et à un plus grand bassin d’opportunités d’emplois, pour commercer, faire de hautes études, ou simplement parce que les villes concentrent les lieux de pouvoirs (économique, politique, judiciaire, religieux, etc.). Aussi un territoire densément peuplé par une population hétérogène, organisé selon un réseau de centres reliés par des infrastructures, mais auquel les habitant.e.s ne seraient pas dépendant.e.s dans les aspects majeurs de leur vie ne constitue pas une ville, à mes yeux13. On pourrait même remarquer,

à l’instar d’Henri Lefebvre, que finalement l’ensemble des citoyen.ne.s, qu’ils et elles habitent en ville ou en campagne, sont dépendants des grandes villes étant donné que celles-ci rassemblent et monopolisent les activités et services majeurs permettant l’inclusion sociale.

Si je compile ces trois caractéristiques de la ville, cela nous donne la définition suivante : la ville concentre une densité élevée de populations hétérogènes et de matériel bâti, dans un territoire qui est organisé selon un réseau de centres articulés par des infrastructures de transport, et dont les habitant.e.s sont dépendant.e.s dans les activités majeures de leur vie.

Dans la suite de ce texte, je parlerai de « ville » dans le sens général énoncé ci-dessus ; mais j’utiliserai aussi les termes de « municipalité » quand je réfère à la structure institutionnelle et administrative, de « métropole » et de « région urbaine ou métropolitaine » lorsque je veux mettre l’accent sur la taille de ces villes. C’est évidemment plutôt les grandes villes et les métropoles que j’ai en tête parce que c’est sur ces territoires qu’on retrouve l’expression la plus complète des injustices dont je traite, à savoir une ségrégation résidentielle des classes les plus pauvres et discriminées dans des zones reléguées, une forte gentrification des centres historiques et des anciens quartiers populaires, et une expansion très large des banlieues qui rattrape les

13Je pense par exemple aux rassemblements immenses de personnes lors des festivals de musique, notamment celui

du Burning Man au Nevada : les personnes sont étroitement liées à l’événement (Chen, 2009) mais pas dans des relations de dépendance aussi fortes puisqu’elles peuvent sortir quand elles le souhaitent de la ville créée dans le désert. Comme le soulignerait sûrement Rawls, le Burning Man Festival est une société ouverte, dont les personnes peuvent se retirer à tout moment – ce qui n’est pas le cas pour la ville, comme j’aurai l’occasion de le démontrer.

petites et moyennes villes satellites par un phénomène de conurbation, composant une région urbaine.

Enfin je précise que cette étude traite de la ville en général, c’est-à-dire abstraite de son contexte historique, géographique, économique, social et politique particulier. Cela ne veut pas dire que toutes les villes se sont développées de la même manière et devraient être traitées uniformément. Ce que je tente de montrer, c’est qu’il existe des phénomènes urbains communs à toutes les grandes villes, du fait de la spatialisation particulière à la ville, comme la ségrégation, la gentrification, l’expansion de la banlieue ou encore la co-présence à l’altérité dans les lieux publics. S’ils obéissent aux mêmes dynamiques spatiales, ces enjeux ne se traduisent évidemment pas de manière identique dans toutes les villes – et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’appelle à leur résolution démocratique localisée, afin que les municipalités puissent les traiter dans leurs contextes spécifiques.

Par ailleurs, je me concentre sur les villes des démocraties occidentales, c’est-à-dire d’Europe et d’Amérique du Nord. Ce choix est motivé – entre autres – par le fait que les États de ces régions géographiques ont adopté des institutions publiques composant un état de droit qui protège les libertés civiles et veille à la légitimité des lois, une légitimité attachée aux processus démocratiques dont elles sont issues. À ce titre, il sera surprenant de constater à quel point les politiques urbaines sont décidées de manière si peu démocratique au sein des municipalités occidentales – reste à savoir ce qu’on entend par ce terme.