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2. Les modèles normatifs envisagés par les philosophes politiques et leurs limites

2.2. Accommoder des préférences antagonistes dans un environnement perfectionniste

2.2.2. Patrick Turmel : le perfectionnisme limité

Patrick Turmel est le premier à s’être intéressé à la non-neutralité de l'aménagement urbain dans une perspective libérale. S’appuyant sur l’architecte danois Rem Koolhaas selon lequel tout aménagement correspond à un projet, il affirme : « there is no such thing as a neutral design » (Turmel, 2009, p. 207). Tout projet urbain résulte de la vision du monde d’une communauté culturelle établie et il est légitime d’assurer la pérennité de cet héritage. Prenant acte de ce fait fondamental du perfectionnisme de l’urbanisme, Turmel développe une perspective qui tend à minimiser les enjeux politiques et moraux qui y sont associés et à autoriser que les municipalités pratiquent des juridictions perfectionnistes, dans la mesure où ce perfectionnisme est limité.

La première étape du raisonnement de Turmel consiste à distinguer les exigences morales que nous avons vis-à-vis de l'État, de celles que nous avons à l'égard de la ville. En effet contrairement à l'État, la ville ne serait pas une société fermée au sens rawlsien du terme53

puisqu’il serait toujours possible d’en sortir si elle ne convient pas à nos attentes morales, ou d’emménager dans un quartier qui correspond mieux à nos standards de la vie bonne si celui dans lequel nous nous trouvons actuellement ne nous satisfait pas. Selon Turmel, la ville se situerait à mi-chemin entre l’association libre privée dont la juridiction peut être perfectionniste et l’État-Nation, société fermée qui se doit de rester neutre vis-à-vis des conceptions du bien (Turmel, 2009, p. 208). Les organisations urbaines imposeraient une conception du bien, de la même manière qu’une association privée.

53Une société fermée au sens rawlsien est indépendante des autres sociétés et comportent des membres qui n’ont

pas choisi d’y entrer volontairement : « Ses membres y entrent seulement à la naissance et la quittent à leur mort » (Rawls, 1995, p. 36). Évidemment, Rawls reconnaît la possibilité d’un droit à l’émigration (Rawls, 1995, p. 36 et p. 174, note 1). Mais, même s’il est possible pour un citoyen de s’expatrier dans un pays qui correspond mieux à ses valeurs, il ne faut pas pour autant en déduire que le fait qu’il reste dans son pays d’origine témoigne de son adhésion complètement volontaire à l’autorité politique et juridique de celui-ci. L’émigration comporte des coûts importants, souvent impossible à envisager, qui rendent la capacité de sortie quasiment nulle. Aussi, la structure de base de la société, c’est-à-dire ses institutions économiques, sociales et politiques, en raison de sa fermeture, constitue l’objet premier de la théorie de la justice.

Cette caractérisation de la ville comme société ouverte vient minimiser le problème que pose la non-neutralité de l’organisation urbaine pour la liberté de choix des habitant.e.s car les habitant.e.s auraient toujours la possibilité de déménager dans les quartiers ou dans les villes qui correspondent à leurs préférences, sans que cela ne leur coûte trop. Aussi le perfectionnisme des quartiers ne serait pas un obstacle aux choix spatiaux, tant que les villes assurent les conditions d’un polycentrisme, c’est-à-dire d’une pluralité d'aménagements et de conceptions de l'organisation du territoire, afin de satisfaire les demandes et préférences plurielles des habitant.e.s.

Toutefois, étant donné que les villes ne sont pas aussi ouvertes que des associations, elles peuvent avoir un effet coercitif sur leur population, si aucune limite n'est posée au perfectionnisme de leurs juridictions. De plus, les biens publics locaux, comme la rue, les parcs, les transports publics, ne sont pas utilisables par un nombre illimité de personnes : l’usage que certains en font exclut l’usage des autres. Étant donné que les options de sortie, les biens publics locaux et les ressources d’habitation ne sont pas spontanément et également à la disposition de tous, il est probable que la ville opprime les habitant.e.s les moins bien nantis54. Aussi Turmel

ne pense pas, contrairement à Charles Tiebout (1956), qu’il faudrait laisser les juridictions locales perfectionnistes se développer afin qu’elles répondent spontanément à la demande des habitant.e.s, afin qu’ils et elles choisissent leur lieu de résidence de manière rationnelle55, en

fonction de leur capacité à payer et de leurs préférences. Les problèmes de cette forme de dérégulation ultra-libérale, soutient-il à juste titre, sont de favoriser le développement de petites juridictions homogènes et de rendre les politiques régionales non-nécessaires. Il convient donc de réguler le polycentrisme afin de limiter les effets pervers du perfectionnisme des juridictions locales.

Pour limiter le perfectionnisme, Turmel définit deux normes que les municipalités et les régions métropolitaines devraient observer afin de ne pas générer de coercition : favoriser des options de sortie et d’entrée et garantir la présence d’une pluralité d’espaces urbains. Si ces deux

54Pour rappel, comme Iris Marion Young l’a montré, les ressources publiques et spatiales dont certains jouissent

sont retirées à d’autres et cela devrait être considéré comme un privilège. Les avantages socio-spatiaux dépendent de la capacité d’absorption des externalités et des coûts par les territoires marginalisés.

choses sont à l’œuvre, alors la liberté spatiale des habitant.e.s serait assurée et l’exigence libérale de neutralité des aménagements urbains pourrait être levée.

2.2.2.1. Limites du modèle du perfectionnisme limité

Je vois au moins deux limites à l’approche de Turmel. Déjà il n’est pas certain que les exigences de neutralité ne devraient pas s’appliquer à la ville de la même manière qu’elles concernent l’État, car il n’est pas du tout évident que la ville puisse être considérée comme une « société ouverte » et encore moins comme une association. Ensuite le modèle de la métropole polycentrique qui viendrait limiter la coercition exercée par le perfectionnisme urbain ne fait que reconduire des problèmes de fragmentation et de marginalisation socio-spatiale.

Premièrement, il est possible de démontrer que la ville fait partie de ce que Rawls appelle « structure de base de la société » et qu’à ce titre elle est bien une société fermée qui demande un traitement le plus neutre possible afin de garantir la liberté de choix des habitant.e.s. Pour cela, il faut réussir à démontrer que les options de sortie sont quasiment nulles et que le fait de résider dans un quartier plutôt qu’un autre est souvent un choix contraint et involontaire. Ferdman relève ce défi et montre que les options de sortie du quartier ou de la ville sont limitées voire inexistantes, mais aussi que les options d’entrée ne sont pas nécessairement intéressantes (Ferdman, 2015, p. 38-52). Habiter dans la ville n’est bien souvent pas un acte volontaire, mais la seule option possible pour trouver du travail, un logement, un réseau d’entraide, voire pour survivre grâce à la charité, la solidarité, les services publics et sociaux, etc. Les choix de lieu de vie, de travail et de loisir sont généralement le fruit de compromis plus ou moins épanouissants, entre les préférences, les opportunités et l’appartenance sociale.

L'idée en arrière-plan est que les habitant.e.s façonnent le territoire par leurs demandes et leurs choix (leurs déplacements, leurs choix de résidence, etc.) auxquels répondent les municipalités. Turmel s'inspire de la théorie des choix spatiaux de Charles Tiebout (1956), lui- même s'insérant dans les théories du choix rationnel. L'idée de Tiebout est qu'il est possible de lire les préférences des habitant.e.s dans leurs choix spatiaux, autrement dit que « les habitant.e.s voteraient avec leurs pieds ». Quoique cette idée ne soit pas totalement inintéressante parce qu'il est vrai que les activités et les différents usages des territoires urbains ont un impact sur les

dynamiques territoriales et traduisent aussi des préférences politiques, elle fait totalement abstraction des conditions de coercition, d'oppression sociale et d'exploitation économique dans lesquelles la plupart des habitant.e.s des villes se trouvent et qui les empêchent de faire des choix libres. Dans cette perspective, il m’apparaît profondément injuste de déclarer : « we’re better of deciding how we want things, and then just letting people move if they don’t like it, that is, letting them resort to their exit options » (Turmel, 2009, p. 210). Par ailleurs, la théorie des choix spatiaux ignore le contexte d’exploitation capitaliste de l’urbain dans lequel les choix spatiaux se font. Comme je l’ai montré dans le premier chapitre, les projets urbains sont proposés par les développeurs et développeuses et les municipalités dans l’objectif de générer une plus-value, et non uniquement pour satisfaire des demandes originales de la part des habitant.e.s. Des pavillons en banlieue, ou des appartements de luxe dans des quartiers en voie de gentrification sont conçus pour susciter le désir et l’envie comme n’importe quel autre produit destiné à la consommation. La construction urbaine – et les options de déplacement, de résidence, de travail et de coopération sociale et politique qui l’accompagnent – dépend donc largement de l’offre proposée et des fluctuations des prix de l’immobilier.

Dans son article de 2009, Turmel envisage cette objection, c’est-à-dire celle qui met en doute l’existence d’options réelles de sortie et qui souligne le risque de coercition du perfectionnisme urbain. Toutefois il insiste sur l’idée que la mobilité des habitant.e.s des villes est plus grande que celle des citoyens de l’État, parce qu’elle se fait à moindre coût. Selon lui, il en va de la pertinence de s’intéresser à la ville en philosophie politique : c’est cette caractéristique de la mobilité spatiale qui fait que la ville présente des enjeux normatifs sui

generis c’est-à-dire différents de ceux qui se posent au niveau de l’État. Je crois que Turmel a

raison de souligner la mobilité des populations urbaines. Cependant, il a tort d’une part, de minimiser celle qui opère dans les régions rurales et entre les États, et d’autre part, de l’associer à un choix volontaire de la part des citadins. En effet, les déménagements et déplacements des populations urbaines suit bien souvent le court de la valeur immobilière qui se répercute sur le prix des loyers, et dépend d'un côté des facteurs d'attractivité d'un territoire (opportunités d’emploi, réseau d’entraide, proximité des services publics, etc.), mais aussi de l’état de ses revenus, de son capital social et culturel, de son statut politique. Ce que je montrerai, c’est que dans ce contexte où les habitant.e.s ne peuvent pas sortir (exit), il n’est pas seulement important

de limiter le perfectionnisme des juridictions, mais il faut également permettre aux habitant.e.s de s’exprimer (voice) de participer pleinement à l’édification de ces dernières56.

Deuxièmement, la limitation du perfectionnisme urbain proposé par Turmel n’est largement pas suffisante pour contenir tous les risques de domination et d’oppression socio- territoriales. Les municipalités auraient ainsi toute la liberté d’établir les juridictions perfectionnistes qu’elles souhaitent, à condition qu’elles garantissent des options de sortie. Une instance régionale devrait toutefois s’assurer que la circulation entre les municipalités et les quartiers se fait bien et que les municipalités développent des juridictions et des aménagements différents afin de garantir un pluralisme des types de territoires. Je vois plusieurs problèmes associés au polycentrisme. Déjà, comme Turmel le reconnaît lui-même, il est presque impossible d’organiser une métropole de sorte à obtenir une diversité de juridictions et d’aménagements locaux qui puisse refléter le pluralisme des conceptions du bien. La réponse de Turmel à cette objection est qu’il est toujours possible pour l’individu de sortir de la métropole, voire de ne plus habiter en ville, si aucune des options qui lui sont présentées ne correspond à ses préférences (Turmel, 2009, p. 211). Or cette réponse s’appuie encore sur sa conviction qu’il est possible en principe de sortir de la ville et d’emménager dans un environnement qui correspond mieux à notre conception du bien.

Ensuite, le polycentrisme pourrait avoir pour effets de fragmenter le territoire et de générer plus de désolidarisation politique et d’exclusion sociale. En effet, le développement territorial perfectionniste autoriserait l'enclavement des communautés, voire le repli dans des espaces semi-privés comme les gated communities et même dans des banlieues éloignées de la misère sociale. D’une part, cela peut générer de l'oppression et de la domination socio-spatiales à l'interne et entre les territoires. L'idée que les habitant.e.s qui ne sont pas heureux dans le quartier ou la municipalité n'auraient qu'à les quitter, offre toute la latitude aux groupes dominants de ne pas s'encombrer d'obligations de redistribution et de solidarité à l'égard des groupes les moins bien nantis, et de ne pas prendre en compte les revendications et les dissensions des groupes minoritaires internes. Mais d’autre part, le développement

polycentrique permet aussi aux territoires privilégiés de se désolidariser des zones marginalisées, alors qu'elles absorbent les externalités des premiers. Or la ségrégation spatiale, qu’elle soit volontaire ou non, empêche la communication politique (Young, 1999 et 2000), le souci de l’autre indispensable à l’engagement minimal pour une coopération plus égalitaire (Bickford, 2000) et le développement de vertus civiques indispensables à la tenue d’une société juste (Williamson, 2010).

Enfin, dans le modèle polycentrique envisagé par Turmel, l’instance régionale métropolitaine joue un rôle similaire à celui de l'État dans la distribution neutre des ressources et des opportunités. En effet, elle doit veiller à favoriser les options de sortie, ce qui implique des options d'entrée, donc de garantir des conditions d'ouverture et d'accueil, y compris des groupes sociaux minoritaires ou défavorisés, dans tous les territoires. Afin que chacun.e puisse choisir l'aménagement juridique et territorial correspondant le mieux à ses convictions et à sa culture, il faut s'assurer que les juridictions sont minimalement ouvertes. Or, ce faisant, l'instance régionale est soumise à des exigences de neutralité qui correspondent à celles qui s'appliquent aux États. Aussi, d'une part, Turmel ne parvient pas à éliminer totalement la question de la neutralité puisqu’elle s’applique au niveau régional, et d’autre part, les interventions et les demandes de la région ont de grande chance d'être en conflit avec les juridictions perfectionnistes locales.

Pour ces raisons, l'idée de limiter les risques de coercition du perfectionnisme urbain en garantissant une pluralité d’offres d’aménagements urbains et de juridictions dans une région métropolitaine polycentrique ne me semble pas une option judicieuse et efficace. Voyons comment Avigail Ferdman envisage de répondre à cet enjeu du perfectionnisme.