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2. Les modèles normatifs envisagés par les philosophes politiques et leurs limites

2.1. Harmoniser les rapports de pouvoir entre groupes sociaux

2.1.2. Young : l'inclusion politique

2.1.2.1. Limites du modèle de l'inclusion par la différence

L'idéal d'inclusion sociale et politique par et dans les différences présente de grands avantages pour traiter les problèmes de justice propres la spatialité urbaine. Young développe notamment l'idée d'accorder des pouvoirs politiques spécifiques aux groupes sociaux structurellement opprimés afin de rendre visibles les différences et les injustices, ce qui me paraît une mesure plus efficace pour transformer les rapports d'oppression que l'intégration socio-spatiale. Ensuite, elle invite à penser les procédures et institutions démocratiques municipales de sorte à déléguer plus de pouvoirs aux habitant.e.s marginalisés, tout en instaurant une solidarité entre territoires.

Toutefois, je vois deux grands enjeux que Young ne parvient pas à éviter. Premièrement le modèle institutionnel qu'elle préconise pour les municipalités est assez flou et risque de reconduire l'oppression des groupes minorisés dans l'espace urbain. Deuxièmement Young n'a pas pris la mesure de l'exploitation structurelle de la ville par un système capitaliste qui dépasse et aliène chacun.e des habitant.e.s et récupère toute tentative de revitalisation des quartiers ségrégués.

Outre que la pensée de Young évolue entre ses trois écrits sur la ville, oscillant entre différenciation socio-locale et solidarité inter-territoriale, sa conception de la démocratie municipale accorde à la fois trop et pas assez d'autonomie aux populations marginalisées, ce qui reproduit l'oppression et l'exclusion politique des plus vulnérables. Pourquoi « trop d’autonomie » ? L’autonomie organisationnelle accordée aux territoires locaux leur permet d’adopter les procédures décisionnelles qu’ils souhaitent. Or cette liberté risque d’opprimer les minorités internes. Dans l’esprit de Young, les habitant.e.s des quartiers ségrégués partagent des

caractéristiques sociales assez homogènes qui sont source de stigmatisation. Aussi faut-il leur redonner le pouvoir et la parole, afin que les besoins de ces habitant.e.s, en tant que noir.e.s ou hispaniques, par exemple, soient entendus. Cependant, Young a omis deux choses. Déjà les quartiers marginalisés sont habités par des minorités ethniques et culturelles plus hétérogènes, selon les contextes d’immigration particuliers aux villes. Ensuite les habitant.e.s les plus vulnérables sont ceux et celles qui cumulent plusieurs stigmates, c’est-à-dire ceux et celles qui subissent l’intersection de plusieurs vecteurs d’oppression47. En l’absence de procédures et

d’une organisation interne qui se fondent sur des principes assurant que tous aient la capacité d’influencer le débat et la décision finale, y compris les minorités ethniques et les groupes stigmatisés comme les femmes et les personnes âgées ou handicapées, il y a de fortes chances que les groupes les plus puissants du quartier s’approprient le pouvoir et passent sous silence la voix des minorisés. L’autonomie organisationnelle couplée avec la liberté politique des quartiers donne beaucoup trop de pouvoir aux groupes dominants à l’intérieur du quartier, mais également à l’extérieur vis-à-vis des autres territoires en inter-dépendance. L’idée que le palier supérieur de la municipalité, ou de la région urbaine dans le cas des grandes métropoles, doit servir d’arbitre dans les conflits entre territoires ne permet pas de voir comment organiser une solidarité entre territoires, afin de faire en sorte que les privilégiés ne monopolisent pas les décisions au niveau régional.

Mais d’un autre côté, le modèle de Young, afin de ne pas verser dans le localisme et la concurrence entre territoires, cherche à limiter les pouvoirs du local et confie beaucoup de prérogatives au niveau régional, sans pour autant définir les procédures de représentation et de décision. Selon elle, la région urbaine resterait souveraine sur un grand nombre de sujets, notamment sur les taxes municipales, le partage des revenus, les règles de protection de l'environnement, le transport et l’urbanisme. Les quartiers n’auraient qu’à gérer certains services publics comme les écoles par exemple et l’exécution des travaux de construction décidés par la municipalité. Alors que Young cherche justement à donner aux habitant.e.s ségrégué.e.s les moyens de s’émanciper à travers leurs différences et de faire de leurs lieux de vie des espaces d’inclusion attractifs, elle n’a que très peu pensé aux procédures permettant de leur donner une

47Ce que les féministes ont appelé l’intersectionalité : voir la pensée féministe noire de Kimberly Crenshaw (1991)

voix dans les décisions prises à des échelles supérieures à celle du quartier. Or en l'absence de telles procédures, ou du moins de principes philosophiques qui guideraient les questions de « design institutionnel », il y a de fortes chances que les instances supérieures soient dominées par un groupe de représentant.e.s aux perspectives et ambitions homogènes et majoritaires. Sans que Young ne soit explicite, on pourrait comprendre que les représentant.e.s élu.e.s par les habitant.e.s dans les territoires locaux siégeraient dans une assemblée municipale et/ou régionale. Or sans procédures guidant la sélection des représentant.e.s au niveau local, on risque fort de se retrouver avec une assemblée de représentants locaux appartenant au groupe social majoritaire, voire à une élite parvenant à manipuler le milieu local. Pour pallier ce risque, Young et Frug proposent de mettre sur pied une assemblée de représentant.e.s des groupes sociaux discriminés à travers tout le territoire (Young, 2000, p. 234). Nancy Fraser (1995) a déjà critiqué cette pratique en soulignant qu'elle risque de réifier les groupes sociaux et de solidifier les stigmatisations et discriminations associées. J'ajouterai que la représentation spécifique des groupes sociaux ne tient pas compte de l'intersectionnalité politique (Crenshaw, 1991). Aussi une femme noire-américaine habitant au Bronx à New York serait tiraillée entre des politiques visant à combler les besoins des habitant.e.s du Bronx, des politiques ciblant l'oppression et la domination des femmes et des politiques ciblant l'oppression et la domination des noir.e.s à New York. Or ces agendas peuvent être en contradiction, et aucun ne répond complètement aux injustices spécifiques, issues de l'intersection des vecteurs d'oppression (lieu de vie, genre, couleur de peau), vécues par les femmes noires du Bronx. Leur situation est toujours sous- représentée que ce soit au niveau du quartier, de la municipalité ou de la région, que ce soit dans les assemblées de représentant.e.s locaux-les ou des groupes sociaux48.

48Je m'inspire ici fortement de l'analyse de Kimberly Crenshaw (1991, p. 1251-1251) sur l'oppression sociale des

femmes noires. Ces dernières se situent à l'intersection des luttes anti-raciste et anti-sexiste dont les agendas politiques sont conflictuels. Leur sous-représentation aux deux niveaux (au niveau des groupes féministes, comme au niveau de la communauté noire) se reproduit par le fait qu'elles n'ont pas accès aux ressources qui correspondent à leurs besoins. En effet, les ressources allouées aux violences et aux diverses injustices faites aux femmes (violences domestiques, viol, misogynie) ne sont pas accessibles aux immigrantes ou à celles qui subissent du racisme, du fait par exemple qu'elles ne parlent pas la langue officielle du pays, que les modes de protection les obligent à endosser les codes d'une autre culture, etc.

La répartition des pouvoirs entre le local et le régional n'est donc pas suffisamment claire. En l'absence de règles de procédure permettant l'inclusion de tous, elle risque de reproduire l'oppression sociale des minorités ou plutôt des « minorisés » c’est-à-dire des groupes sociaux racisés et/ou discriminés.

L'autre limite que je vois à l'approche de Young est qu'elle ne permet pas de répondre à l'exploitation capitaliste de l'urbain qui est un enjeu d'ordre structurel et collectif. L'analyse que j'ai présentée dans le chapitre précédent a souligné qu'il ne suffit pas de redonner aux habitant.e.s les capacités de redynamiser et de revitaliser les territoires d'exclusion pour se débarrasser de l'exclusion, de l'oppression et de la domination socio-spatiales. En effet la logique capitaliste de la recherche du profit, à laquelle les habitant.e.s comme les municipalités sont aliéné.e.s pour se maintenir à flots, exploite toutes les dynamiques urbaines. Aussi les territoires revitalisés ou qui retrouvent de l'attractivité sont-ils récupérés par les investisseurs et progressivement les classes les plus riches – ce qui s'appelle de la gentrification. Les moyens de réappropriation des territoires ne sont que précaires tant qu'une transformation n'a pas lieu pour émanciper la ville de sa soumission aux désirs de la finance.

Certes Young a envisagé, et ce de manière très critique, l'exploitation capitaliste, comme l'une des cinq faces de l'oppression sociale. Elle cite même Harvey lorsqu'elle évoque les injustices créées par la ville et insiste sur la dépendance des villes aux dynamiques du marché (Young, 1990, p. 245). Toutefois le fait de redonner aux groupes opprimés des capacités d'influencer mieux les décisions d’urbanisme local ne permet pas de leur garantir le droit et la capacité à habiter un territoire dynamique, inclusif et attractif, tant que des mesures fortes ne sont pas prise pour sortir la ville de son aliénation aux marchés financiers qui fonctionnent selon une logique d’investissement capitaliste. Pour faire bref, Young a sous-estimé l’impact et la puissance d’aliénation de toutes les populations (même celles qui sont discriminées) par la logique capitaliste d’investir dans l’immobilier et l’urbanisation, une dynamique qui reproduit de façon structurelle l’exclusion et l’oppression des classes les plus pauvres et discriminées.

Certes, Young est l’une des premières à avoir perçu le concept d’injustice structurelle. Cette pensée de la structure comme génératrice d’injustices sociales est certes contenu en puissance dans les premiers ouvrages de 1990 et 2000 dans lesquels Young parle de la ville,

mais ne se déploie que plus tard dans ses écrits. Dans ses premiers écrits, Young n’envisage encore les phénomènes de ségrégation résidentielle que comme des enjeux de domination d’un groupe social sur un autre, autrement dit en termes dyadiques. Si elle semble consciente du caractère systémique des formes d’oppression dont sont victimes les habitants ségrégués, elle a minimisé la capacité de la logique capitaliste urbaine à récupérer structurellement les revitalisations et redynamisations des espaces anciennement délaissés et ségrégués. Les enjeux causés par le développement capitaliste de l'urbain sortent inévitablement de la logique dyadique, du fait que chaque habitant participe à son niveau de l'exploitation capitaliste de l'urbain, soit en cherchant à réaliser une plus-value lors de la revente de bien immobilier, soit indirectement en développant des activités attrayantes dans un quartier, impulsant ainsi une dynamique de centralisation et d’attraction à la base de la gentrification. Par ailleurs, aucun agent, que ce soit les municipalités, les élites sociales et les acteurs financiers, n'est en mesure de prévoir totalement et encore moins de contrôler les fluctuations et les crises économiques. Aussi, quoiqu'il soit indéniable que les groupes sociaux stigmatisés (minorités visibles, ethniques, sexuelles ou culturelles) soient les victimes les plus importantes du développement urbain capitaliste, il est fort difficile d'en assigner la responsabilité à un groupe de personnes en particulier.

Anderson et Young ont permis de souligner le rôle majeur de la spatialité urbaine dans la reproduction des injustices sociales. Quoique l’approche intégrationniste d’Anderson soit intéressante en ce qui concerne l’intégration dans le milieu de travail, la décentralisation de pouvoirs et de ressources vers les habitant.e.s des quartiers marginalisés que propose Young me semble plus efficace pour transformer et rééquilibrer les rapports de pouvoir dans la ville, et pour retrouver un climat propice à la communication démocratique. Mais elle pose, à son tour, de sérieux enjeux de répartition des pouvoirs entre les échelles (locale et régionale notamment) et entre les habitants au niveau local. De plus, elle n’a pas pris toute la mesure de l’aliénation capitaliste des habitants et de l’accaparement des territoires revitalisés par le capital.

2.2. Accommoder des préférences antagonistes dans un