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1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.2. L’exploitation capitaliste de l’urbain

1.2.2. Haussmannisation, ou l’urbanisation au secours de l’économie capitaliste

L’économie capitaliste se fonde sur l’impératif de réinvestir les plus-values générées afin de ne pas perdre en valeur et de rester compétitif sur le marché31. L’impossibilité d’absorber les

surplus de capital entraînerait une crise de la valeur des actifs qui se traduirait par un chômage de masse et des révoltes populaires. Lorsqu’il devient difficile d’investir de nombreux gains dans le domaine habituel, il faut donc impérativement trouver un champ d’investissement inexploité où ces surplus pourront être consommés - l’expansion militaire, les infrastructures, la croissance urbaine en sont des exemples. L’urbanisation a donc été un moyen efficace pour soutenir le système capitaliste, non seulement en injectant ces surplus dans la construction urbaine, mais aussi en propulsant, via l’aménagement urbain, une économie de marché capitaliste fondée sur la division sociale du travail et le développement du crédit et de la haute finance. Je vais d’abord décrire les origines historiques – avec le Baron Haussmann à Paris – de cette logique d’injection de budgets publics dans la construction urbaine afin de générer des surplus financiers, et montrer ensuite comment ce système perdure à l’heure actuelle.

Lorsque, après son accession au pouvoir en 1852, Napoléon III annonce un vaste programme d’investissements dans les infrastructures, il a justement à l’esprit de redynamiser l’économie – et par la même occasion d’éliminer les foyers de contestation populaire. Il confie au Baron Haussmann la charge de mener les grands travaux qui vont remodeler le paysage parisien, et qui engagent des quantités immenses de travail et de capitaux et permettent l’éviction des classes populaires qui avaient pris part à plusieurs tentatives de révolution dans les années précédentes32. Pour réaliser ces travaux, il faut inventer de nouvelles institutions et instruments

financiers. Haussmann invente alors un système de développement urbain financé par la dette, un modèle économique qui sera repris par Keynes quelques décennies plus tard (Harvey, 2008, p. 26). Ces travaux font découvrir de nouveaux quartiers qui rayonnent à travers le monde et

31Je reproduis ici une version simplifiée des propos de David Harvey, qui lui-même reprend la description que fait

Marx de la loi du Capital (1973, 2008), tout en en montrant les limites pour comprendre les rouages de la finance à l’heure actuelle (Harvey, 2012, p. 35-42).

32Entre 1830 et 1848, sept révoltes populaires eurent lieu dans le centre de Paris, en particulier dans le Faubourg

développent de nouveaux modes de vie. Quinze années plus tard pourtant le système de spéculation financière et les structures de crédit connaissent une crise majeure forçant l’État à réinjecter des fonds publics dans la construction urbaine pour éviter l’effondrement entier du système financier.

Les grands travaux d’Haussmann servent d’exemple paradigmatique pour les politiques d’investissements massifs dans l’urbanisation en vue d’absorber des surplus de capital et d’éviter une crise économique, sociale et politique de grande ampleur. Cette technique fût mobilisée à maintes reprises et l’est encore à l’heure actuelle dans la plupart des pays occidentaux, notamment via les politiques de construction des banlieues, qu’elles soient destinées aux classes moyennes (banlieues pavillonnaires, construction de condos, etc.) ou aux groupes les plus pauvres (grands ensembles, habitats sociaux). Ce développement urbain contribue à l’étalement de la ville qui accentue l’éloignement entre les groupes sociaux, en s’appuyant sur la démocratisation de l’usage de la voiture personnelle, un mode de transport qui, comme nous le verrons par la suite, individualise le rapport au territoire et coupe les liens sociaux et politiques (Williamson, 2010).

On pourrait encore mettre en doute la corrélation entre la crise de surplus de capital et les investissements dans l’urbanisation, et croire que les deux domaines (économie et finance d’un côté et processus d’urbanisation de l’autre) sont séparés. Cette thèse développée par David Harvey a pourtant été corroborée par les travaux de Brett Christophers (2011). Dans The

Urbanization of Capital (1985), Harvey déclare qu’en période de suraccumulation des surplus,

afin d’éviter une dévaluation des actifs, les acteurs financiers dirigent leurs investissements vers l’immobilier et la construction (infrastructures, logements, espaces commerciaux) pour faire fructifier leurs surplus – ce qui toutefois ne permet pas d’éviter les crises financières et économiques. Brett Christophers (2011) s’est employé à vérifier cette thèse d’Harvey, selon laquelle il y aurait un « switch » de capital de la production industrielle vers le marché de l’immobilier en période de sur-accumulation. Les mesures de l’Office for National Statistics (ONS) montre qu’au Royaume-Uni, sur la période de 2000 à 2007, il y a effectivement eu un « capital switch », c’est-à-dire un changement de réinvestissement du capital des produits manufacturés vers l’environnement urbain, à la fois dans les dépenses du secteur privé (entreprises) et dans les investissements des fonds de pension (institutions financières). Les

investissements des fonds de pension se font soit directement par l’achat d’immeubles, soit de manière indirecte par l’acquisition de titres financiers attachés à des prêts hypothécaires, appelés « Mortgage Backed Securities » (Christophers, 2011, p. 1356). Ces activités financières qui sont motivées par l’augmentation des profits de capital, ont des impacts importants sur l’organisation spatiale. Cela favorise l’expansion urbaine et la construction de nouveaux quartiers d’habitation standardisés, mais aussi la destruction et la reconstruction d’immeubles gratte-ciels dans les centres financiers ainsi que la rénovation des quartiers désaffectés dans l’objectif de leur gentrification, bref tout un ensemble de modifications urbaines arrimées à une logique de rentabilité financière. Goetzmann et Newman sont parvenus à démontrer que les investissements financiers dans l’immobilier encouragent les constructions urbaines ainsi que la hausse des prix de l’immobilier. Ce n’est pas un effet de hasard si les pics de construction d’immeubles dans les grandes villes américaines, comme New York ou Chicago correspondent aux crises économiques mondiales (1929, 1973, 1987, 2008) (Goetzmann & Newman, 2010, fig. 2). Aussi les gratte-ciels de Manhattan « represented more than an architectural movement; they were largely the manifestation of a widespread financial phenomenon » (Goetzmann et Newman, 2010, p. 3).

L’investissement financier dans l’urbanisation a de sérieuses conséquences sur l’économie globale en générale, ainsi que sur l’épuisement des ressources et la dégradation environnementale (Harvey, 2012, p. 34). En effet, le rachat des créances immobilières par les investisseur.e.s sur les marchés financiers permet aux banques de continuer d’octroyer des prêts hypothécaires risqués à des ménages à bas revenus parce que le risque d’un défaut de paiement repose alors sur les épaules des investisseur.e.s. L’accessibilité du crédit accentue la hausse des prix de l’immobilier. Mais cette escalade du crédit s’effondre à partir du moment où les clients ne sont plus en mesure de rembourser leurs prêts : les ventes immobilières et obligataires se multiplient, les prix chutent, les agences de crédit et les banques font faillite, et surtout des milliers de personnes perdent leur emploi et/ou se retrouvent à la rue. C’est ce qui s’est passé lors de chaque crise du capitalisme au 20e siècle en 1929, 1973, 1987, 2001 et 2008. Voyons les

mécanismes par lesquels l’urbanisation nourrit une industrie de la finance dérégulées dont la logique mène immanquablement à des crises économiques systémiques.

1.2.3. L’urbanisation, produit et support de l’industrie de la finance :