• Aucun résultat trouvé

3. Affordances, habiter et interstices de liberté

2.3. Homo habitans

Dans la pratique, les humains ne cessent jamais d’habiter les espaces dans lesquels ils vivent, non seulement les espaces privés mais aussi les espaces publics. En effet, l’habiter est une activité essentielle de l’être humain, par laquelle ce dernier transforme son environnement pour lui donner un sens, poser sa marque, son identité, inscrire sa culture et (ré)organiser les activités et les rapports sociaux. « La maison et le langage sont les deux aspects complémentaires de l'être humain » affirme Lefebvre (1970, p. 113). Autrement dit, l’aménagement des espaces est aussi important que le langage dans la constitution d’un monde de sens et dans le mode d’être proprement humain. Il n'est pas nécessaire d'adopter une conception ontologique particulière de l'être humain pour être en accord avec l'idée que l'habiter est une activité fondamentale de l'humain. Il suffit pour s'en convaincre de regarder du côté des études anthropologiques, ethnographiques et sociologiques (Bercque, 2007 ; Lussault, 2007 ; Pecqueur, 2007, p. 353-354). Habiter les espaces est une activité universelle à tous les membres

de l'espèce humaine ; spontanée, non-réfléchie, elle dépasse et transgresse les contraintes les plus fortes. Lorsque Foucault analyse les institutions comme les asiles, les prisons et les écoles, lorsqu'il montre comment elles opèrent pour discipliner les corps et les esprits afin de les rendre conformes aux normes dominantes, il observe que, même dans de telles structures de surveillance et de discipline autoritaires, les individus ne peuvent s’empêcher d’habiter et de transformer l’espace. Dans les prisons par exemple, les prisonniers habitent leurs cellules, même celles qui sont les plus ingrates. Par ailleurs, lorsque l’oppression de l’habiter est trop grande, ils sont également prêts à résister voire à se révolter, comme ce fût le cas dans la prison d’Attica en 197166.

Mais que signifie habiter ? Depuis les années 2000, le terme « habiter » a connu un regain d’intérêt en géographie mais plus largement en sciences humaines et sociales, à tel point qu’il serait bien impossible ici de faire un exposé complet de la littérature sur la question67.

Aussi je soulignerai simplement ici les caractéristiques qui permettent de comprendre l’approche lefebvrienne. Déjà, les géographes qui se sont intéressé.e.s à l’habiter font souvent référence à l’espace vécu (Herouard, 2007). En effet, habiter un lieu ce n’est pas simplement y loger ou y résider officiellement, mais c’est plutôt, comme Lefebvre l’indiquait, en faire un espace de représentations subjectives et sociales, issues du vécu, et un espace utilisable et personnalisable dans la pratique. Les représentations sociales d’un lieu influencent les pratiques qui y sont possibles (permises et réalisables) et, inversement, les pratiques influencent les représentations et le ressenti que nous avons de ce lieu.

L’espace habitable est aussi celui qui est de prime abord personnalisable, c’est-à-dire qu’on peut le rendre proche (par la pratique) et se le représenter comme familier : en se déplaçant dans ce lieu, en y déposant ses marques et en l’organisant, on en fait son chez-soi. En faire son chez-soi, c’est se constituer un monde propre dans le monde extérieur en tissant des éléments

66Du 9 au 12 septembre 1971, les prisonniers de la prison d’Attica prirent les gardiens en otage afin de réclamer

des meilleures conditions de vie, des douches, une éducation et des formations professionnalisantes. Foucault visita la prison en 1972 et remarqua à quel point une telle machine à surveiller et à éliminer pouvait opprimer les activités les plus basiques de l’humain (habiter les lieux, entretenir son corps, travailler, etc.) et provoquer la résistance. Voir Foucault & Simon, 1991 et Boyer, 2008, p. 69-70.

disparates, en composant une harmonia (Pacquot, 2005). Ainsi choisir un itinéraire plutôt qu’un autre, poser telle ou telle action dans les lieux publics, adopter tel ou tel type de comportement sont autant de lectures interprétatives du texte de la ville, par lesquelles l’habitant.e se définit personnellement, autant qu’il ou elle organise son environnement direct. Habiter c’est poser un double mouvement de projection et de constitution de soi (Heidegger, 1980a) ; c’est donner une représentation de soi (Goetz, 2011, p. 89).

Enfin, habiter un lieu, c’est y introduire de la différence, c’est-à-dire le rendre autre, d’une part, en l’interprétant via sa culture propre, son histoire personnelle, ses valeurs et ses représentations subjectives, et d’autre part, en imaginant des fonctions nouvelles, des usages et des utilités différents. Habiter ne consiste pas uniquement à inscrire sa culture dans l’espace construit ; c’est aussi inventer des relations sociales et des représentations qui peuvent bouger les rapports de production. Habiter c’est finalement ouvrir des possibles, imaginer un autre monde et des utopies. « L’homme habite en poète », cette célèbre formule de Heidegger (1980b) prend ici tout son sens : l’activité d’habiter consiste à inventer des possibles, à explorer son imaginaire pour donner un sens nouveau aux espaces conçus par ceux qui n’y vivent pas. Comme le dit Goetz, pour qu’il y ait habiter, il faut qu’il y ait porosité de l’architecture, c’est- à-dire création d’une faille, d’une in-définition, d’un passage, d’une issue (poros) dans le bâti, afin que l’habitant y glisse son interprétation et son geste, et que le lieu prenne une couleur différente (Goetz, 2011, p. 99-135).

L’habiter s’oppose donc frontalement à l’habitat, tel que Lefebvre le définit. L’habitat est un espace conçu par des promoteurs, des constructeurs et des investisseurs en quête de surplus et d’accumulation de plus-value. C’est l’espace isotopique par excellence, celui qui reproduit les mêmes construits (mêmes bâtiments, mêmes routes, mêmes parcs, mêmes commerces, mêmes activités) et qui induit des pratiques fonctionnelles et identiques. L’habitat sous-entend une vision réductrice de l’être humain, cantonné à y résider sans y participer. L’activité spontanée de l’habiter entre en opposition avec cette standardisation des modes de vie et le subvertit.

Ce que permet un lieu urbain, ce qu'il rend possible comme action et usage pour un

individu humain, autrement dit ses affordances, dépendent d'une dialectique entre l'aliénation des modes de vie par le bâti conçu depuis l’ordre lointain de la super-structure, sans

connaissance des besoins réels, et le potentiel des usagers à habiter les lieux depuis leurs perspectives pratiques locales, c'est-à-dire à transformer les fonctions préconçues pour les lieux urbains, à ouvrir des possibles, à inventer d’autres usages, à résister et à lutter pour que le lieu habité redevient un espace de créativité et d’émancipation. Toutefois, chez Lefebvre, l’habiter spontané et primaire n’annule pas les effets de l’urbanisme fonctionnaliste et capitaliste : il s’adapte aux formes imposées, il incorpore les normes des usages prévus et devient finalement un rouage de la machine à produire de la plus-value. Il y a bien une lutte entre cette vie

quotidienne aliénante68, et l’espace de la quotidienneté, qui se révèle être un matériau de

créativité et un lieu de résistance. Les habitant.e.s, de par leur activité, constituent aussi une force sourde qui peut impulser des transformations de grande ampleur. Car toutes les activités des usagers de l'espace urbain composent une puissance d’agir maintenant en tension espace vécu d'un côté et espaces perçu et conçu de l'autre, une force capable de les réinventer.