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1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.1. La ville est un vecteur de domination sociale

1.1.2. La ségrégation résidentielle

1.1.2.1. La ségrégation résidentielle, cause des inégalités sociales

Pour Élisabeth Anderson (2010), la ségrégation résidentielle n'est pas uniquement le résultat des inégalités socio-économiques, elle n’est pas qu'un désavantage supplémentaire qui s’ajouterait à la longue liste des inégalités en matière de santé, d’emploi et de participation

politique, mais bien plutôt une cause ou, pour le dire autrement, un déclencheur de ces inégalités. Comme elle l'annonce dès les premières pages de The Imperative of Integration :

Segregation of social groups is a principal cause of group inequality. It isolates disadvantaged groups from access to public and private resources, from sources of human and cultural capital and from the social networks that govern access to jobs, business connections and political influence. It depresses their ability to accumulate wealth and gain access to credit. It reinforces stigmatizing stereotypes about the disadvantaged and thus causes discrimination. (Anderson, 2010, p. 2)

Alors comment la ségrégation résidentielle opère-t-elle pour causer ces inégalités sociales ?

Tout d'abord, la ségrégation éloigne les groupes sociaux marginalisés des opportunités d'emploi. C'est l’hypothèse du « spatial mismatch », c’est-à-dire le fait que les minorités résidant dans les « inner-cities » américaines rencontrent des difficultés économiques parce qu’elles sont spatialement déconnectées des opportunités de travail qui se situent dans les banlieues (Gobillon, Selod, & Zenou, 2007; Kain, 1992; Zenou & Boccard, 2000). Également, les opportunités d'emploi et de tisser des réseaux professionnels sont faibles dans les quartiers ségrégués du fait que très peu de services et de commerces sont développés dans ces territoires car les arrondissements ont peu de ressources financières pour solliciter le développement de commerces, de services publics et de lieux de loisirs à l'interne. Ceci explique également que les résident.e.s des territoires marginalisés sont moins en santé que les autres parce qu'ils ont difficilement accès aux soins médicaux, à la vente de produits alimentaires de qualité, aux infrastructures sportives et aux services sociaux (Anderson, 2010, p. 30-31).

Ensuite, les populations résidant dans les territoires ségrégués sont éloignées du capital financier, social, humain et culturel (Anderson, 2010, p. 31-38). Les biens immobiliers des quartiers noirs étant sous-valorisés, les résidents ne retirent que peu ou pas du tout de gains financiers de leur accession à la propriété. Les résidents des quartiers marginalisés sont aussi éloignés du capital social, c'est-à-dire d'un réseau de relations sociales avec des personnes n'appartenant pas au même groupe social, en particulier avec des blancs vivant dans d'autres quartiers qui détiennent les rennes du monde économique. Un réseau social restreint à celui du groupe ethniquement homogène a des impacts importants sur l'accès à l'information concernant

l'éducation supérieure, l'emploi et les aides sociales (Briggs, 2010, cité dans Anderson, 2010). Ainsi il sera beaucoup plus difficile pour les habitants marginalisés d'avoir ne serait-ce que connaissance de l'existence des opportunités d'emploi et encore moins de pouvoir être recommandé par un pair pour accéder à un emploi. Anderson montre que lorsqu'ils parviennent à obtenir un emploi dans un milieu de blancs, les noirs adoptent une posture de « défense individualiste » et ne recommandent pas des personnes de leur communauté de peur d'altérer la relation avec leurs collègues et leurs employeurs blancs (Smith, 2007, cité dans Anderson, 2010). Cette réaction témoigne d'une attitude adaptative par rapport à la discrimination raciale et spatiale dont ils font eux-mêmes les frais, une attitude qui reproduit les inégalités raciales.

Le capital humain concerne les aptitudes et compétences sociales qui facilitent le développement d'un réseau social et professionnel élargi. La ségrégation résidentielle réduit les possibilités de contacts avec des personnes différentes et empêche le développement de compétences communicationnelles. Cela affecte aussi ce qu'Anderson appelle le « capital culturel » c'est-à-dire l'acquisition d'habitudes et de codes comportementaux et langagiers essentiels à la communication et au respect mutuel. Le langage et les attitudes développés par la vie dans les quartiers ségrégués ne correspondent pas à la culture comportementale propre aux employeur.e.s majoritaires. Des économistes et psychologues recommandent alors aux noir.e.s de se défaire de certaines attitudes et d'adopter des codes vestimentaires particuliers, voire de réapprendre un anglais « blanchisé » pour se présenter en entretien d'embauche (Anderson, 2010, p. 35-38). L'acquisition d'un faible capital financier, social, humain et culturel du fait de la vie dans un quartier ségrégué désavantage considérablement les habitant.e.s.

Pour finir, la ségrégation résidentielle renforce l'insécurité et la violence. Le désinvestissement de l'autorité publique envers les quartiers ségrégués a des conséquences dévastatrices en ce qui concerne le développement de la criminalité et des violences intra- urbaines. La relation avec les forces de l'ordre est difficile car les habitant.e.s des zones ségréguées souffrent à la fois d'un déni de protection, et du harcèlement, voire de la violence de la part de la police (Anderson, 2010, p. 41-42) – comme le profilage racial. Mais le sentiment d’exclusion qui anime à juste titre les habitant.e.s des quartiers en marge se traduit souvent par de la violence à l’égard des symboles des institutions majoritaires. Preuve en est les dégradations et actes de vandalisme perpétrés dans les écoles publiques, les centres d’emploi, culturels et

associatifs, les services publics, etc. dans les banlieues françaises considérées comme des « zones sensibles ». Le vandalisme peut même déraper parfois en émeutes contre les forces de l’ordre, comme cela est arrivé en France en 1991, en 1995 et en 2005, pour ne citer que les émeutes les plus récentes. La destruction des symboles des institutions de la majorité dominante constitue un ultime moyen de contestation de l’exclusion et du mépris social et politique (Kokoreff, 2006).

Selon Charles Tilly (1998), ces inégalités sociales générées par la répartition urbaine se reproduisent ensuite de manière systémique par émulation dans plusieurs autres domaines de la vie sociale et économique. Pour l’embauche par exemple, le fait d’avoir toujours exercer des métiers sous-qualifiés va rendre plus difficile l’accès à d’autres types de métiers (Anderson, 2010, p. 8-9) – de même que se loger dans des quartiers plus attractifs va être plus difficile pour des familles qui n’ont connu que les quartiers marginalisés, même si elles ont les moyens financiers de déménager, en raison des préjugés racistes des propriétaires ou des agent.e.s du crédit. Les inégalités sociales se reportent aussi sur les possibilités politiques de contester et d'influencer la prise de décision pour une meilleure redistribution des ressources. L’exclusion sociale se reproduit également par l’adaptation des populations racisées marginalisées aux stigmates (Tilly, 1998) et l'intériorisation de leur illégitimité à parler en public (Garrau et Laborde, 2015). De même que l’oppression sociale dans les lieux publics urbains affecte la participation des minorités et, par conséquent, la qualité du dialogue politico-social, de même la ségrégation résidentielle réduit la participation de ceux qui la subissent26. Les groupes

ségrégués rencontrent en effet plus de difficultés à participer à la discussion et à la prise de décision politique, du fait de leur manque de ressources (revenu et capital social), de réseau d’influence, mais aussi parce qu’ils doivent fournir plus d’efforts pour prouver leur légitimité, leurs compétences et leur crédibilité.

26Je ne veux pas dire que les habitants ségrégués sont totalement inactifs. Au contraire, la vie associative et politique

à l'intérieur des quartiers peut être très dynamique (réseau de solidarité, entraide, réseau communautaire, etc.), surtout en l'absence d'une bonne distribution de services publics de qualité. Toutefois, cette activité politique ne leur garantit pas une réelle influence sur les politiques qui affectent leurs territoires et les opportunités socio- économiques qui y sont liées. J’aurai l’occasion de revenir là-dessus.