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1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.1. La ville est un vecteur de domination sociale

1.1.1. Oppression sociale par et dans la spatialité urbaine

1.1.1.1. L’impérialisme culturel par la spatialité urbaine

L'espace public urbain est jalonné de symboles d'origine culturelle et historique : du nom des rues aux édifices publics, en passant par la mise en valeur du patrimoine historique. Les villes choisissent d'exposer certaines parties de leur histoire et certains signes religieux symboliques de l’identité et de la culture de la majorité habitante – comme par exemple une croix sur le Mont Royal à Montréal. Certain.e.s géographes d'inspiration marxiste16 ont montré

que depuis toujours les monuments et les bâtiments publics ont porté les blasons des élites au pouvoir et des groupes sociaux et culturels les plus puissants. De la même manière, aujourd’hui, les aménagements urbains portent les marques des groupes majoritaires. Patrimoine historique ou oppression culturelle, imposée par la forme architecturale ? Je défendrai que s'il est normal pour l’immigrant.e de se trouver confronté.e à des symboles et une organisation spatiale qui ne reflète pas sa propre culture, le fait de ne trouver aucun ou très peu de moyens pour exprimer ses traits de caractères culturels, religieux ou communautaires au sein de la ville que l’on habite constitue à mon avis un enjeu d'oppression important. Le manque d’espaces publics permettant l’expression de ces traits pourrait donner lieu à une forme d’aliénation au sens strict, c’est-à- dire le fait d’être étranger à soi.

Cet enjeu est surtout propre aux grandes villes et aux métropoles qui concentrent une densité élevée de diversité culturelle. Les villes sont en effet les lieux privilégiés par les immigrant.e.s, non seulement pour trouver du travail et s’intégrer dans la société d’accueil, mais aussi pour retrouver d’autres personnes de leur communauté d’origine avec lesquelles il est plus simple de tisser des liens solidarité. Au Canada, 91% des immigrant.e.s habitent dans les régions métropolitaines, contre 63,3% des personnes nées au Canada, et 63,4% de ces immigrant.e.s vivent dans les trois métropoles de Toronto, Vancouver et Montréal, selon le recensement de

16Je pense à l'œuvre d'Henri Lefebvre (1968, 1970, 2000) qui a inspiré bon nombre de géographes comme David

Harvey (1992, 2003, 2009), Neil Brenner (2004; voir aussi Brenner, Marcuse, & Mayer, 2009), Edward Soja (2000, 2010), pour ne citer que les plus éminents.

2011(Statistique Canada, 2013). En France, en 2016, 8 immigrant.e.s sur 10 habitaient dans les grandes villes (dont 38,2% dans l'aire urbaine de Paris), contre 6 sur 10 non-immigrant.e.s (dont 17,1% dans l'aire urbaine de Paris) ; très peu occupaient les zones peu ou très peu peuplées (Brutel, 2016). Plus généralement, les vingt plus grandes villes du monde accueillent près d’1 migrant.e sur 5 et « dans un grand nombre d'entre elles, telles que Sydney, Londres et New York, les migrants représentent plus du tiers de la population et, dans certaines, comme Bruxelles et Dubaï, ils comptent pour plus de la moitié des habitants » ; aussi « la migration est essentiellement un phénomène urbain » (Lee, Guadagno, & International Organization for Migration, 2016, p. 1-2). À ce titre, on s'attend à ce que les villes développent des politiques favorisant l'inclusion ou du moins l'intégration des groupes minoritaires à la société d'accueil.

Évidemment le choc des cultures est inévitable lorsqu’on immigre, mais l’environnement urbain peut devenir particulièrement oppressif si très peu de lieux sont aménagés de façon à accueillir et à laisser s’exprimer les minorités culturelles. Il y a oppression sociale, lorsqu'elles n’ont aucune ou trop peu de ressources spatiales leur permettant de pratiquer une religion ou d’exprimer tout autre trait de caractère – pour reprendre l’expression de Will Kymlicka (1995) –, alors qu’elles contribuent grandement à l’économie et à la vie sociale du pays. Le fait de ne pas pouvoir se retrouver dans son lieu propre comporte de grands risques à l’intégration sociale, augmente les tensions communautaires et réduit la capacité à la communication politique17. Par exemple, c’est le cas de la communauté musulmane en Seine-

Saint-Denis, lorsque celle-ci n'a pas accès à des lieux de culte proches, décents et suffisamment grands – dans un contexte de discriminations raciales et de montée de l’islamisme radical (Vieillard-baron, 2016; Nait Abderrahmane, Ouagued et Chabane, 2017). L’aménagement urbain rend ainsi invisible une communauté culturelle ou religieuse, qu’elle soit nouvellement arrivée, ou installée depuis longtemps. L’injustice est d’autant plus forte lorsqu’il passe sous silence toute une partie de l’histoire et notamment celle des peuples ancestraux autochtones et de leur asservissement par les puissances européennes lors des périodes de colonisation. L’aménagement urbain est alors le véhicule d'un impérialisme culturel.

Mais si la ville reconduit l'oppression culturelle des minorités, cela est lié à un paramètre particulier de la spatialité urbaine qui est sa nécessaire non-neutralité. En effet, l’un des enjeux majeurs que posent la construction et l'aménagement des espaces publics urbains, c'est le fait qu’ils prennent inévitablement partis pour une conception controversée de la vie bonne. En effet, tout aménagement et toute construction urbaine impose une forme architecturale, une fonction, des usages, qui induisent des comportements sociaux et traduisent nécessairement une vision de l'histoire commune, une conception du vivre-ensemble, un trait de caractère culturel, et l'établissement d'un ordre socio-politique (Turmel, 2009; Ferdman 2015). Par exemple, on ne peut pas construire une église et une mosquée au même endroit, de même qu'on ne peut construire un centre commercial et un espace vert sur le même terrain ; il s'agit là de deux options « either / or », autrement dit incompatibles. On ne peut que difficilement trouver un moyen de satisfaire ces options ensemble, du fait des limites de l'espace disponible, ce qui conduit à abandonner ou contraindre fortement l’une ou plusieurs de ces options. L'enjeu est d'autant plus important que la construction urbaine présente une certaine rigidité et une pérennité dans le temps. En effet, contrairement à d'autres types de décisions publiques, les politiques d'aménagements urbains ne sont pas facilement révisables. Alors qu'il serait plutôt facile, par exemple, pour une minorité linguistique, si elle parvient à se faire représenter, de changer les politiques en sa faveur, il est assez difficile de déconstruire des aménagements urbains surtout lorsqu'il s'agit d'infrastructures importantes comme la construction de routes, de transport souterrains, d'édifices publics, etc. Aussi, comme l'explique bien Avigail Ferdman (2015), parce qu'il est difficile voire impossible d'instaurer un roulement ou un changement assez rapide dans l'aménagement urbain, du fait de sa rigidité et du temps long de sa construction, l'organisation urbaine est un domaine de l’action publique qui pose problème aux philosophes libéraux parce qu’il est difficile d’accommoder le pluralisme des conceptions du bien, des pratiques et modes de vie, ainsi que des valeurs. Cet enjeu est d'autant plus prégnant que l'aménagement d'un territoire instaure une dynamique spatiale ayant des effets et des externalités importants sur le développement d'autres territoires et leurs populations.

L'aménagement urbain n'étant pas neutre vis-à-vis des conceptions controversées de la vie bonne, comme des conceptions religieuses par exemple, et ne permettant pas la coexistence dans le même lieu d'un pluralisme, il constitue un vecteur, intentionnellement ou non, de

l'oppression de minorités religieuses. Une ville qui ne laisserait pas de possibilité aux membres d’une communauté religieuse minoritaire de pratiquer leur religion – parce qu’ils et elles n’ont pas accès aux lieux de culte, ou parce que ces derniers n’existent tout simplement pas –, une telle ville ne serait pas propice à l’épanouissement social de cette communauté. Or une ville qui n’accommoderait pas les minorités culturelles, tout en laissant prédominer dans les espaces publics des symboles et des signes de la culture dominante, accélère l'exclusion sociale de ces minorités. Elle envoie le message que ces dernières ne sont pas les bienvenues et favorise indirectement des comportements hostiles à leur égard. Aussi le fait de « se montrer », c’est-à- dire d’afficher sa religion dans les espaces publics par des signes distinctifs (voile, burqa, kippa, croix, etc.), comporterait un risque de s’exposer à des formes d’intolérance et de violence de la part des autres. Les espaces publics urbains sont en effet souvent les lieux de l’expression de la violence verbale et physique à l’égard d’autrui.