• Aucun résultat trouvé

L’urbanisation, produit et support de l’industrie de la finance : l’exemple de la crise

1. Les enjeux de justice posés par la ville

1.2. L’exploitation capitaliste de l’urbain

1.2.3. L’urbanisation, produit et support de l’industrie de la finance : l’exemple de la crise

Peu à peu, l’organisation urbaine et notamment la construction immobilière sont devenues les produits d’une industrie qui se développe au 20e siècle, en particulier autour des

années 1970 aux États-Unis avec l’arrivée de la titrisation (de Boissieu, 2000) : l’industrie de la haute finance. En effet la valeur de l’immobilier, la construction urbaine et même la forme architecturale que prennent nos villes dépendent de l’activité du secteur financier, en particulier du marché des prêts hypothécaires et des investissements privés ou publics sur les marchés financiers. Comme le démontrait déjà Henri Lefebvre à la fin des années 1960 – ce que David Harvey reprendra plus tard en 1985 –, l’aire industrielle a cédé la place à une aire de l’urbain, où la constitution des villes ainsi que les modes de vie et les cultures qui s’y développent n’existent et ne perdurent que dans la mesure où ils produisent une plus-value pour des investisseur.e.s et des institutions qui spéculent sur les marchés financiers.

Je m’arrête un instant sur l’explication de crise financière de 2007-2008, dite « des

subprimes » afin de bien illustrer la domination que les marchés financiers exercent sur

l’organisation spatiale urbaine et les impacts de cela à la fois sur la qualité de vie des habitant.e.s et sur l’économie globale. La rénovation et l’expansion immobilière sont des terrains exploitables par la haute finance parce qu’ils dépendent de la dispense du crédit : pour construire des infrastructures et des biens immobiliers et pour acheter ces derniers. Aussi la ville est un foyer particulièrement intéressant pour vendre de produits financiers, comme des crédits hypothécaires et des assurances au remboursement, qui sont ensuite rachetés par des investisseurs et investisseuses sur les marchés financiers. Si la finance permet de rendre des capitaux accessibles aux ménages, aux entreprises et aux États, et de partager les risques des défauts de paiement, elle est aussi une industrie à part entière qui, en l’absence d’un contrôle et d’une régulation extérieure, a développé toute sorte d’outils et de produits financiers visant le profit, sans prendre en considération les impacts systémiques. Ces activités financières ont eu des conséquences catastrophiques sur l’économie réelle et globale, comme en atteste la crise de

Sans rentrer dans le détail, qu’est-ce que la crise des subprimes et comment s’est-elle propagée à tout le secteur financier jusqu’à générer une crise d’ampleur générale33 ? Les prêts

hypothécaires appelés subprimes sont des prêts à haut taux d’intérêt, accordés à des client.e.s à risque (c’est-à-dire peu solvables). Ces prêts sont intéressants pour les client.e.s parce que le taux d’intérêt varie selon la valeur du bien immobilier. Plus la valeur de l’immobilier baisse plus les intérêts augmentent, et inversement plus la valeur de l’immobilier augmente, moins l’emprunteur verse d’intérêts à l’agence de crédit. Tant que le marché de l’immobilier se porte bien et que les prix ne cessent de grimper, cela fait le bonheur des propriétaires. Mais dès lors que les prix baissent, les propriétaires se retrouvent dans l’impossibilité d’assumer des taux d’intérêts plus hauts et cessent de rembourser leurs prêts. C’est ce qui a déclenché la crise financière de 2007-2008 dont les effets se font sentir encore aujourd’hui aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde. Dans un contexte de dérégulation des marchés financiers et néo- libéralisation, les institutions de crédit (banques et autres) sont incitées à octroyer un nombre très élevé de prêts hypothécaires, notamment ceux de type subprimes, à des ménages à bas revenus et souvent mal informés, sans vérifier leur solvabilité. Afin de partager le risque d’un non-remboursement, ces créances, transformées en titres MBS34, sont vendues par tranches dans

33Je recommande vivement le visionnage du documentaire Inside Job (2009) sur la crise financière et du film The

Big Short (2015) qui montre comment certains managers de fonds d’investissements ont réussi à prévoir la crise financière et à en sortir gagnants en pariant sur la toxicité des MBS.

34Une note s’impose ici sur ce qu’est la titrisation afin de bien comprendre la suite de mon propos. La titrisation est

une technique financière employée massivement depuis la fin des années 1960, d’abord par des banques américaines et ensuite adoptée par de nombreuses institutions financières à travers le monde. Elle consiste à émettre et vendre des « titres » (securities) sur les marchés financiers à partir d’actifs non-soldés (comme des prêts hypothécaires non-remboursés par exemple). Cela permet aux institutions émettrices de crédit (comme les banques) de se débarrasser de créances et de transférer les risques, totalement ou partiellement, sur d’autres institutions, afin de sortir ces créances de leurs bilans et de réémettre du crédit. On distingue deux types de titres : ceux issus de refinancement de crédits hypothécaires (MBS : Mortgage Backed Securities) et ceux issus d’autres formes de créances (ABS : Asset Backed Securities) comme les cartes de crédit, le leasing, les créances commerciales, les prêts étudiants (!), etc. Ce sont les premiers qui nous intéressent ici puisqu’ils ont un rapport direct avec l’environnement urbain mais aussi par qu’ils composent le marché des titres le plus important dans la plupart des pays occidentaux. Vu que les créances sont dispersées dans plusieurs « paquets » de titres (en vue de répartir le risque), il est difficile pour les investisseurs et investisseuses financiers de déterminer le contenu des titres qu’ils achètent, et donc de comprendre le risque exact qu’ils prennent en cas de non-remboursement des créances. Ils et

des paquets dont le contenu est obscur. Selon certain.e.s, les agences de notation auraient largement contribué à la valorisation de ces titres pourtant « toxiques », en leur attribuant des notes élevées (AAA) en retour de paiements avantageux, étant donné qu’elles font aussi office d’agences de conseils auprès des mêmes client.e.s (Morgenson & Rosner, 2011). D’autres dérivés à partir des créances subprimes sont mis sur le marché, notamment les « Credit Default

Swaps » (CDS), c’est-à-dire des couvertures de défaillance qui remboursent les créances en cas

de défaut de paiement des emprunteurs, et qui sont fournies par le American International Group (AIG). Ces CDS peuvent être achetés par n’importe quel.le spéculateur et spéculatrice, y compris ceux et celles qui ne sont pas propriétaires des titres en question mais qui détiennent une sorte de licence pour effectuer des transactions délivrées par l’International Swaps and

Derivatives Association. Ainsi les spéculateurs et spéculatrices parient – comme dans un jeu de

poker – sur la valeur des titres : plus les titres sont toxiques plus ils récupèrent de bonus. Il s’est avéré que des institutions financières (comme celles de Morgan Stanley, Goldman Sachs et Henri Paulson) ayant vendu des titres notés AAA auraient acheté – parfois la même journée – des CDS sur ces titres, pariant ainsi sur leur toxicité – ce qui témoigne de leur hypocrisie.

Pourquoi parler de tout cela dans une thèse sur les villes, la justice et la démocratie ? Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que toute cette masse considérable de titres et d’assurances qui sont échangés sur les marchés et qui fragilisent le système de crédit (en l’absence d’une régulation par les États) repose en grande partie sur la demande et l’offre de crédits hypothécaires au sein des villes, des demandes de crédit de plus en plus élevées à mesure que croît la valeur financière (ou valeur d’échange) des biens immobiliers35. La forte demande de

crédit s’appuie sur la croyance infondée des client.e.s en la constance de la montée des prix de l’immobilier, des client.e.s qui espèrent rationnellement augmenter leur capital en prospectant des gains futurs lors de la revente de leurs biens immobiliers. La demande est aussi soutenue par des politiques urbaines qui encouragent la construction à crédit et la croissance de la valeur foncière. Je démontrerai par la suite (chapitre 4) que ces politiques sont issues de procédures

elles se reportent alors aux agences de notation qui sont chargées d’étudier le contenu des titres et de conseiller leurs client.e.s (investisseurs et investisseuses) en retour. Tout le marché des MBS repose finalement sur la confiance envers l’évaluation des MBS par des agences de notation spécialisées (de Boissieu, 2000).

peu démocratiques, et que c’est la défaillance du système institutionnel municipal qui provoque l’aliénation du développement urbain au crédit financier et à l’impératif de la croissance de la valeur immobilière et financière. Pour l’heure, il convient de décrire les impacts économiques, sociaux et spatiaux des crises inévitables qui découlent de ces mécanismes financiers.

Ces mécanismes financiers provoquent inévitablement des crises financières et économiques majeures. Voyons la crise engendrée par les prêts subprimes. Les prix ne peuvent augmenter de manière exponentielle sans arriver à saturation de la demande. Il est difficile d’isoler l’élément déclencheur de la crise des subprimes, il semble que ce soit plutôt la convergence de plusieurs causes, autant l’insolvabilité des client.e.s de crédit, le tarissement de la demande immobilière, l’épuisement des offres de crédit, que la relève des taux directeurs de la Réserve fédérale des États-Unis (FED)36. Aussi lorsque la bulle immobilière explose, que les

prix chutent drastiquement et que les détenteurs et détentrices d’hypothèques ne peuvent plus rembourser leurs emprunts aux taux d’intérêts démesurés, les investisseurs financiers s’aperçoivent de la toxicité de leurs titres MBS et cherchent à les revendre, faisant chuter à son tour le prix des actions des institutions de crédit ; les assurances se retrouvent vite à court de liquidités pour rembourser les créances non-soldées ; les banques dont les créances insolvables ne trouvent plus de racheteurs et racheteuses sont au bord de la déroute et cherchent des plans de rachat par d’autres institutions financières ou par l’État. Des plans de sauvetage sont adoptés par les gouvernements états-uniens et européens, laissant sur la paille quelques institutions bancaires et financières comme la banque Lehman’s Brothers ainsi que des fonds de pension, à titre d’exemple.

Quelles ont été les conséquences économiques, sociales et spatiales de la crise des

subprimes ? Alors que le marché des créances a comme objectif le partage du risque

36La Banque Centrale américaine (FED) a relevé ses taux directeurs de 1% en 2004 à 5, 25% en 2006, ce qui fait

que les banques qui dépendent des liquidités de la FED augmentent à leur tour leurs taux d’intérêts. Les ménages américains voient leurs factures de prêt hypothécaire augmenter et sont incapables de les payer. Les banques saisissent leurs biens immobiliers pour les vendre, mais la valeur des habitations devenant rapidement inférieure à celle des crédits, cela accélère la chute du prix de l’immobilier. Voir l’explication officielle sur le site du Ministère de l’économie et des finances de France : http://www.economie.gouv.fr/facileco/comment-crise-a-t-elle- commence?language=fr

d’insolvabilité – du moins c’est ainsi que ses acteurs justifient son existence et le développement des produits financiers dérivés (comme les MBS et les CDS) – il a contribué à affaiblir l’économie générale et à créer plus de vulnérabilité financière mais aussi plus d’inégalités et de vulnérabilités sociales. Les effets socio-économiques de la crise des subprimes ont pu se lire géographiquement dans les grandes villes états-uniennes. Les propriétaires engagé.e.s dans des prêts hypothécaires à taux variables ainsi que les locataires dont les propriétaires n’étaient plus en mesure de rembourser leurs prêts ont été contraints d’abandonner leurs logements. Des quartiers entiers ont été vidés de leurs habitant.e.s, laissant aux municipalités la responsabilité de gérer ces espaces abandonnés, les communautés sont dispersées, les familles relogées (Kingsley, Smith, & Price, 2009).

Les répercussions sociales de la crise des subprimes n’ont pas été homogènes sur l’ensemble du territoire américain. En effet, les zones de ségrégation raciale et d’exclusion ont été particulièrement touchées, accroissant la vulnérabilité des plus pauvres et marginalisé.e.s. Historiquement exclu.e.s des prêts hypothécaires par les « redlining policies »37, les noir.e.s-

américain.e.s, latinos, latinas et récent.e.s immigrant.e.s résident.e.s des quartiers relégués ont été la cible des institutions de crédit dans les années 1990 – au moment où se développaient des nouveaux types de prêts à risque et où le milieu de la finance achevait de se déréguler (Squires, 2004). Intéressées par les quantités d’argent que les immigrant.e.s de ces quartiers marginalisés renvoyaient à leurs proches dans leurs pays d’origine, les institutions bancaires et financières ont ciblé ces populations (Dymski, 2009), mais aussi celles à revenus modestes, moins informées, voire celles qui ne comprennent pas bien l’anglais, ainsi que les minorités et les communautés ethniques (Squires, 2004). On leur a proposé des prêts hypothécaires à taux variables qu’ils ont été dans l’incapacité de rembourser : une nouvelle forme d’exploitation financière qui se couple avec des formes de ségrégation urbaine des populations discriminées.

37Ces politiques informelles autorisaient la discrimination dans l’octroi de prêts hypothécaires. Les institutions de

crédit et les propriétaires étaient plutôt réticents pour autoriser des ventes aux noir.e.s-américain.e.s, aux minorités culturelles et religieuses, aux Latinos et aux immigrant.e.s stigmatisé.e.s, en raison des préjugés défavorables à leur égard. Le Equal Credit Opportunity Act de 1974 rend illégale la discrimination raciale dans l’accès au prêts (Ladd, 1998).

Enfin, la crise immobilière et financière de 2007-2008 a entraîné une crise économique plus large affectant, d’une part, le secteur de la production industrielle et donc indirectement l’employabilité, et réduisant, d’autre part, le revenu permanent des ménages, surtout en Amérique du Nord où les ménages ont des actifs qui dépendent fortement des secteurs financier et bancaire (propriété d’actions et de titres, participation à des fonds de pension et d’investissement, prêts pour l’achat immobilier, les études voire des soins médicaux). La réduction du revenu des ménages couplée à la réduction de l’offre de crédit accroît les difficultés d’investissement et de consommation, puisque la plupart sont dans l’impossibilité de trouver des substituts de financement externes au marché financier lui-même (Blot, Le Bayon, Lemoine, & Levasseur, 2009).

Pour résumer, je viens d’exposer trois façons par lesquelles le système économique et financier parvient à exploiter l’urbanisation pour en tirer profit – ce que j’appelle à la suite d’Harvey « l’urbanisation capitaliste » : par la gentrification des quartiers centraux et historiques délaissés ; par l’expansion ou la rénovation urbaine qui permet un « switch » des capitaux en surplus dans le domaine de la construction ; et par le développement des prêts hypothécaires et des marchés financiers permettant la réalisation de plus-values sur leur revente de propriétés immobilières. Ces trois formes d’exploitation ont pour conséquences de déposséder les habitant.e.s de leurs territoires, et d’accroître les inégalités et les vulnérabilités socio-économiques. Il me reste à mieux caractériser ce type d’injustices afin, d’une part, de les différencier de celles que nous avons décrites dans la première partie de ce chapitre, à savoir la reproduction et l’inscription spatiales de l’oppression et de la domination sociales, et, d’autre part, d’isoler les enjeux philosophiques qui en découlent.