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2. Les modèles normatifs envisagés par les philosophes politiques et leurs limites

2.2. Accommoder des préférences antagonistes dans un environnement perfectionniste

2.2.1. La non-neutralité de l'aménagement urbain

2.2.1.2. L'aménagement urbain ne trouve pas de justification neutre

Toutefois, le domaine de l’organisation spatiale, étant donné sa force de réalisation de conceptions du bien mutuellement exclusives, ne peut faire l’objet de justifications neutres. En effet, les raisons publiques invoquées en faveur ou à l’encontre d’une action publique sur l’espace urbain ne peuvent pas se référer à des valeurs universellement acceptables, mais sont toujours partisanes d’une conception controversée du bien (Ferdman, 2015, p. 65-93). Cela est dû au fait que les décisions qui concernent l’organisation urbaine se traduisent par des aménagements urbains concrets qui ont une telle rigidité, une telle fixité, qu'ils excluent forcément dans la pratique les modèles spatiaux concurrents. Il s'agit précisément d'un problème d’applicabilité des justifications universelles : lorsqu’on les applique, elles perdent leur caractère universel parce qu’un aménagement urbain contient et est motivé par une vision controversée du bien qui, du fait de son établissement, exclut d’emblée toutes les autres. Je vois au moins deux explications au fait que les raisons publiques perdent leur caractère d’universalité lorsqu’elles sont appliquées dans des politiques d’aménagement urbain.

Premièrement, la controverse persiste quant à l’interprétation pratique des arguments universels. On pourrait croire qu’il est toujours possible de justifier des politiques d’aménagement en faisant appel à des principes universellement valables comme l’équité, l’efficacité ou l’auto-détermination. Or, lorsqu’on traduit ces valeurs en politiques urbaines concrètes, il est moins évident que tous les habitant.e.s s’entendent sur ce que signifie un aménagement qui promeut l’équité, l’efficacité ou l’auto-détermination. Des désaccords profonds subsistent.

Deuxièmement, tout aménagement spatial implique des coûts socio-spatiaux importants qui ne peuvent pas être compensés par un système de taxation ou redistribués de manière

équitable. En effet, les politiques spatiales prennent forcément partie pour une conception controversée du bien, qui constitue une expensive taste, c’est-à-dire une préférence qui est trop exigeante pour autrui pour être considérée comme raisonnable (Dworkin, 2002, p. 48-59). On peut reprendre l’exemple de l’étalement urbain : le choix de vie des banlieusards demande la création d’infrastructures (routes, services d’assainissement, services publiques) qui constituent de lourdes dépenses pour le public. On pourrait argumenter qu’un système de taxation permettrait de rééquilibrer le budget municipal. Mais ce serait méconnaître l’impact de l’étalement urbain sur la dynamique socio-économique de la ville dans son ensemble (Williamson, 2010), comme par exemple – pour ne citer que quelques-uns de ces impacts – le déplacement des activités économiques hors des centres ; la pollution, les dangers de sécurité et la congestion du trafic routier lié à la sur-utilisation de la voiture personnelle ; la destruction des écosystèmes, la contamination des courts d’eau et autres dégâts environnementaux ; la déliquescence du lien social et de l’engagement politique liée à la fragmentation et à l’homogénéisation spatiale ; etc.

Aussi, il ne serait pas possible d’utiliser simplement le voile d’ignorance pour déterminer des principes de justice impartiaux qui devraient prévaloir lorsque nous débattons et décidons des politiques urbaines, comme le soutenait le géographe Bernard Bret (2007 et 2015). Car toute politique urbaine affecte nécessairement à la fois les conditions de liberté spatiale des habitant.e.s et celles de l’équité. En effet, Thad Williamson a démontré que l’étalement urbain (sprawl) en particulier, qui répond aux préférences de la classe moyenne nord-américaine d’accéder à la propriété et de vivre dans des banlieues plus homogènes, a des conséquences importantes sur l’égalité des opportunités et des capacités de choix spatiaux ainsi que sur la répartition équitable des richesses et des biens, notamment parce qu’il favorise un comportement et une idéologie individualiste aboutissant à la désolidarisation des conditions de vie des plus défavorisé.e.s. Dans la même veine qu’Iris Marion Young lorsqu’elle affirme que la ségrégation spatiale empêche la communication politique, Williamson montre que l’urbanisation consumériste (construction d’immenses centres commerciaux, par exemple) et la banlieurisation (suburbanization) encouragent le désengagement politique alors que ce dernier est plus que nécessaire pour influencer les politiques urbaines dans le sens d’une plus grande justice sociale (Williamson, 2010, chap. 4 et 7). Ainsi la construction d’espaces correspondant à des

préférences raisonnables (vivre en banlieue) grève les conditions de base de l’équité libérale, à savoir l’existence d’une société orientée vers l’avantage de chacun.e et des positions ouvertes à tous.

Le sprawl – mais c’est la même chose pour la gentrification, comme je le montre plus loin – met donc en tension la théorie rawlsienne de la justice et l’égalitarisme libéral en général (Williamson, 2010, p. 173). D’un côté, la poursuite de biens privés comme un style de vie banlieusard – que certains considèrent essentiel au développement d’autres biens (sécurité, accession à la propriété, entre-soi permettant l’association, etc.) – va à l’encontre du second principe de justice rawlsien, c’est-à-dire de la juste égalité des chances et du principe de différence52 ; d’un autre côté, des politiques interventionnistes favorisant une organisation urbaine plus égalitaire et conforme au second principe empêcherait la réalisation de certains modes de vie, ce qui irait à l’encontre du principe de liberté. Face à ce dilemme, les libertariens (Hayek, 1960; Nozick, 1974) plaideraient pour la non-intervention de l’État ou de l’autorité locale dans les choix et les modes de vie des populations urbaines, laissant le marché répondre aux demandes des habitant.e.s. Mais les libéraux perfectionnistes (Chan, 2000; Klosko & Wall, 2003) n’hésiteraient pas à encourager des politiques urbaines interventionnistes favorisant l’égalitarisme social, c’est-à-dire une organisation spatiale propice à la délibération publique et à l’émancipation des groupes défavorisés. Il est plus difficile de voir ce que les égalitaristes libéraux de type rawlsien (Anderson, 2010; Miller, 1997; O’Neill, 2008) préconiseraient.

En effet, l’intervention de l’autorité publique pour interdire les sub-urbs pourrait être considérée comme totalement injuste de la part de leurs habitant.e.s, étant donné que leurs préférences et leurs choix sont, à leurs yeux, rationnels et raisonnables. Comme le montre Williamson, l’option des libéraux serait plutôt de compenser les coûts de la banlieurisation par un système de redistribution des richesses vers les habitant.e.s les plus défavorisés, les quartiers

52Je fais référence ici à l’interprétation du second principe de justice suivant le modèle de l’égalité démocratique

que Rawls expose au paragraphe 13 de la Théorie de la Justice (Rawls, 1987, p. 106-115). Cette interprétation le conduit à reformuler le second principe comme suit : « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées, de façon à ce que, à la fois, (a) elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives, et (b) elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément à la juste (fair) égalité des chances. » (Rawls, 1987, trad. C. Audard, p. 115).

les plus pauvres des centres-villes, ou voir de les encourager à emménager dans les banlieues, avec des programmes semblables à ceux d’intégration spatiale mentionnés par Elizabeth Anderson. Mais aucune de ces solutions ne vise directement les injustices causées par le développement croissant des banlieues. Or étant donné que ce dernier promeut la désolidarisation et le désengagement pour la communauté, faire accepter aux banlieusard.e.s leurs obligations de redistribution s’avère un grand défi, parce qu’ils et elles seraient loin de reconnaître leurs obligations de justice. On voit bien ici qu’on ne peut s’en remettre simplement à des principes de justice neutres et impartiaux – du type de ceux de la théorie de la justice de Rawls – pour organiser la distribution des ressources et des opportunités d’habitation. Tout aménagement urbain implique de sacrifier certaines conceptions de la vie urbaine, certaines préférences qui font concurrence au développement d’autres.

Lorsqu’on traite de l’aménagement spatial, nous ne pouvons pas nous soustraire au débat sur la valeur intrinsèque de tel ou tel choix spatial. Il y aura toujours des désaccords moraux sur les options d’aménagement, étant donné que toute organisation spatiale exclut des options concurrentes raisonnables et comporte des implications sur la distribution des territoires. Dès lors, toute décision d'aménagement s'ancrera sur une évaluation des coûts et des avantages pour l’ensemble de la communauté urbaine, une évaluation éclairée et soutenue par des principes et des valeurs non-neutres. C'est pourquoi je parlerai du « perfectionnisme urbain ». Or ceci est contraire à l’impératif de neutralité puisque, selon le principe libéral de légitimité, la puissance publique doit se tenir à l’écart de toute appréciation morale concernant les doctrines compréhensives du bien, le risque étant l'impérialisme culturel, l'exclusion socio-spatiale, la discipline et l'oppression des corps, des choix, de la liberté de conscience, la domination des conceptions minoritaires etc.

Je vais maintenant présenter deux auteur.e.s qui ont tenté d'articuler des principes et des règles pour encadrer le perfectionnisme urbain et réduire ses dangers pour la liberté politique. Je montre que ces deux solutions ne sont pas satisfaisantes pour répondre aux enjeux d'oppression, d'exclusion et de domination causés par la spatialité urbaine.