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LA GRANDE-BRETAGNE, ENTRE FASCINATION

D) La vie culturelle

Les visiteurs prennent une part active à tous les événements culturels britanniques, en particulier à l’occasion de leur passage dans la capitale.30

Le théâtre reste l’une de leurs occupations favorites et ils ont l’embarras du choix à Londres : les établissements y sont nombreux - Drury Lane et Covent Garden étant les plus populaires -, et les genres variés, de l’opéra à la tragédie, en passant par la comédie, accompagnée d’une farce ou d’une pantomime.31 Une fois ses affaires réglées, Francis Goelet devient ainsi un spectateur assidu des théâtres londoniens, mais, de toute évidence, il n’améliore pas pour autant sa maîtrise de l’orthographe :

I go & see most [of] the winter entertainments, viz. Commedes, & tragedies, at the Old & New Theatre, as King Richards the third by Garick, Sir John Falstaf by Quin [James Quinn], The Orphan, Othello, All for Love or the World Well Lost, The Mourning Bride, Hamlet, The Suspicious Husband […]. All very intertaining &

performed by the greatest actors & actorisses of the age […]. Being vastly delighted with the plays, I seldom mist an evening of goieng there with some gentlemen my acquaintance & countrymen New Yorkers. (Goelet, February 15-28 1747)

Certains acteurs sont alors de véritables stars, tels David Garrick et James Quin, et les visiteurs participent à l’enthousiasme général. En assistant en 1776 à la dernière représentation de l’acteur et directeur David Garrick (1717-1779) à Drury Lane, Edward Oxnard observe que l’Angleterre perd un homme exceptionnel et irremplaçable : « The words he applied to Shakespeare in the Jubilee may aptly be said of him, ‘we ne’er shall look upon his like again’” (Oxnard, March 7 1776, Journal, 119).

30 Ce que ces activités révèlent concernant leur sentiment identitaire sera analysé dans la troisième partie de cette étude.

31 Entre 1756 et 1796, on estime que près de deux cents nouveaux divertissements relevant du genre comique sont donnés à Londres (Cervantès, 142).

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Ils apprécient également les expositions de peintures ou les ventes de tableaux, d’autant plus qu’ils n’ont pas l’occasion de contempler de telles œuvres en Amérique.32 Edward Oxnard fait part de son enchantement à la vue de toiles de grands maîtres : «The pleasure one receives from viewing the productions of the ancient masters is not easily to be expressed; the mind is lost in admiration and for a moment, nature appears to be rivalled by art. I never spent three hours with more pleasure” (Oxnard, 22 February 1776, 119). William Palfrey, quant à lui, est saisi par le réalisme de certaines toiles et va jusqu’à en toucher une pour se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un subterfuge, attitude qui trahit le retard de la société américaine dans le domaine artistique.33

Il apparaît clairement que, dans l’ensemble, les marchands ne sont pas des experts : ils n’analysent pas ou très peu les matières, les couleurs, l’utilisation de la lumière, ou encore les formes. La plupart n’indiquent même pas le titre des toiles et n’en identifient pas les auteurs, se contentant de noter dans leurs journaux qu’ils ont contemplé plusieurs tableaux « de grands maîtres ». Ils jugent l’œuvre à la façon dont l’artiste a réussi à exprimer les émotions de ses personnages et à les communiquer au spectateur. Par ailleurs, ils ne se démarquent en rien des goûts esthétiques alors en vogue en Grande-Bretagne, et plus généralement en Europe : ils affectionnent les peintures italiennes de la Renaissance, les œuvres de l’époque baroque italienne et française – comme les paysages de Claude Lorrain, de Nicolas Poussin et de Salvator Rosa-, les productions des Flamands Van Dyck et Pierre Paul Rubens, ou encore les gravures de William Hogarth.34 Ils expriment toutefois un attachement à leur contrée natale à travers leur estime de leurs compatriotes partis exercer leurs talents artistiques en Europe, comme Benjamin West, John Singleton Copley ou encore John Trumbull.

En ce qui concerne la musique, ils assistent à de nombreux concerts et, là encore, suivent les tendances culturelles de la métropole. Ainsi, Francis Goelet apprécie les opéras italiens, “infiniment mélodieux” et “grandioses”,35 et le Messie de Haendel provoque en lui la plus vive émotion :

32 Foster Rhea Dulles rappelle ainsi l’utilité du séjour en Europe au début du XIXe siècle, mais c’est d’autant plus vrai au siècle précédant : “In the nineteenth century, a European visit was the only way in which Americans could see very much in way of painting, sculpture, drama and opera » (Dulles, Americans Abroad, 3).

33 Voici ce que William Palfrey écrit : “I could not help being instinctively struck with the naturalness of some of [the paintings], particularly a small piece of ruins the structure of which appeared so extremely natural that I could not help feeling in order to satisfy myself whether it was an imposition or not » (Palfrey, 13 February 1771). Nous reviendrons plus loin sur ce que traduit cette réaction en ce qui concerne le sentiment identitaire des colons (Troisième partie, Chapitre 1, I- A), p.325).

34 Paul Baker, Fortunate Pilgrims, 143-149 : « The American visitor [in the 19th century] brought with him the standard taste of his period, inherited from the eighteenth century, he judged wroks of art in terms of this tradition rather than in a personal way and he discovered little for himself.”

35 Goelet, March 16-31 1747.

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It is impossible for me to express the pleasure I received. My mind was elevated to that degree, that I could almost imagine that I was being wafted to the mansions of the blest. There were more than one hundred performers, the best in England.

The chorus ‘Hallelujah! [...]’ is the most sublime piece of music in the whole world. (Goelet, 27 March 1776, 120)

William Palfrey est également amateur de Haendel : il salue la performance de cent dix-sept musiciens, parmi lesquels de nombreux Italiens, dans leur interprétation du Samson du compositeur, et décrit le Messie, une œuvre à la fois « terrible » (awful) et « majestueuse», comme « la plus grandiose composition au monde » (Palfrey, February 20 1771).

Les divertissements plus populaires - comme les foires, les jardins d’agrément, les feux d’artifice, les ménageries d’animaux exotiques, ou encore les spectacles de rue - rencontrent aussi du succès. William Palfrey est “charmé” par le spectacle équestre du cirque de Philip Astley, ou encore par les animaux exotiques de la ménagerie royale (Palfrey, March 15, March 20, March 27 1771). A Sadler’s Wells, il découvre avec enchantement une « fée corse » mesurant moins d’un mètre, une jeune « sirène » qui batifole dans un bassin, un géant de plus de deux mètres vingt, ou encore un habile magicien (Palfrey, February 22, 27 and March 17 1771). Francis Goelet est quant à lui impressionné par les Jardins de Ranelagh, l’

“élégance” de la société qui les fréquente et la musique «magnifique » qui y est jouée,36 ainsi que par un bal masqué donné à Hay Market, dans des salles illuminées de chandeliers en cristal, où les tables regorgent de mets raffinés et où les invités portent des vêtements somptueux (Goelet, March 16-31 1747). Leur éblouissement face à ces événements reflète une certaine naïveté, liée à leur jeune âge, mais également une “rusticité” et un statut de

“provincial.”37

Par ailleurs, il est à l’époque de bon ton pour la noblesse et la haute bourgeoisie britannique de visiter les institutions de charité, et les marchands américains s’empressent de les imiter, se rendant au Christ Hospital, au Foundling Hospital et à l’Asylum, à Magdalen, à l’asile de Bethlem, aux prisons du King’s Bench et de Newgate, ou encore dans les hôpitaux de Greenwich, St Thomas, Bartholomew et Guy. Le pays compte alors de célèbres philanthropes, tels Thomas Coram (c.1668-1751) ou John Howard (1726-1790), et les organisations charitables britanniques jouissent d’une excellente réputation,38 ce que confirme

36 « You there [Ranelagh Gardens] have abundance of grand company, who all come in coaches & dressd very grand. […] you are intertaind with grand musik, vocal & instrumental […]. The building is exceedingly grand”

(Goelet, February 15-28 1747).

37 Ce point sera analysé plus avant dans la troisième partie (Chapitre 1, I- A), p.325).

38 Le XVIIIe siècle a souvent été décrit comme « la grande époque du bénévolat » en Angleterre (Hancock, Citizens of the World, 309). On ouvre des hôpitaux (5 grands hôpitaux sont construit à Londres entre 1720 et 1745), on crée des institutions de charité recueillant des orphelins (le Foundling Hospital est fondé en 1742), ainsi que des prostituées repentantes (Magdalen ouvre ses portes en 1758), on améliore l’hygiène et les conditions de détention dans les prisons, on change de regard sur les maladies mentales et on met au point de

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les impressions très favorables des visiteurs. Katharine Amory est émue à la vue des orphelines de l’Asylum, qui, écrit-elle, « chantent de manière charmante » (Amory, 30 June 1776). William Palfrey est tout aussi admiratif face aux jeunes pensionnaires de Magdalen, qui ont une apparence soignée et semblent se repentir de leurs péchés avec sincérité pendant le sermon :

The Girls were all in a Gallery & very neatly drest in a handsome Uniform with Straw hats […], such a number of penitents forsaking the evil of their ways &

joining with so much seeming sincerity in the devotions of the Evening. (Palfrey, March 24 1771)

Les marchands adhèrent aux mêmes valeurs que les classes dominantes de la société britannique car ils soulignent qu’il ne s’agit pas d’apporter une aide totalement gratuite, mais qu’on attend en échange du bénéficiaire qu’il devienne un membre vertueux et travailleur, un citoyen utile à la société.39

Concernant leurs activités culturelles en dehors de la capitale, les manifestations y étant moins nombreuses et variées, on trouve moins d’observations dans les témoignages. A Exeter, Samuel Curwen assiste à plusieurs conférences scientifiques portant sur l’électricité, le magnétisme, le système solaire ou encore la mécanique, qu’il semble beaucoup apprécier (Curwen, November 26 1778, 513). En revanche, il se rend à quelques pièces de théâtre à Exeter et Birmingham, qu’il juge tout juste « passables » ou de « piètre qualité » (Curwen, Journal of SC Loyalist, 221, 271). Plusieurs voyageurs regrettent un vide culturel dans les principaux centres industriels britanniques, comme l’observe Elkanah Watson en 1782 à Sheffield : « The people of this place seem so absorb’d in their manufacturies (sic), & smoke, that little encouragement is given to amusement » (Watson, Journal¸ Ocotber 22 1782).

Joshua White le rejoint en 1810, en remarquant à propos de Birmingham, Sheffield et Manchester : « The general nature of commerce cramp the energies of the intellect; diminish or destroy the taste for those pursuits which most ennoble the human character” (White, Letters, vol. II, 197). De manière assez surprenante, ces marchands critiquent le manque de culture et de raffinement de personnes qui pratiquent la même profession qu’eux, et formulent des reproches similaires à ceux de nombreux Britanniques à l’encontre de la société américaine, jugée vulgaire et philistine. Cette attitude paradoxale pourrait s’expliquer par le

nouveaux traitements, et on s’intéresse à l’éducation des aveugles, des sourds et des muets (Langford, Polite and Commercial People, 123-150 ; Porter, English Society in the Eighteenth Century, 284-289).

39 Ainsi, Mary Sargent Torrey n’approuve pas le fait que les orphelinats sur le continent européen recueillent, sans aucune restriction, tous les enfants pauvres qu’on leur confie. Elle préfère le fonctionnement du Foundling Hospital de Londres qui, à cette date, n’admet les jeunes pensionnaires qu’après une enquête de bonnes mœurs sur les parents et les circonstances de leur naisssance (Torrey, Journal, October 5 1814).

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fait que les visiteurs se comportent avant tout comme les membres d’une élite et donc copient en partie les discours de l’aristocratie britannique, qui ne cache pas son mépris pour la classe marchande.

Un séjour ne saurait être complet sans des contacts avec de grandes figures du pays.