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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 2 : Les conditions matérielles du voyage

A) Bilan du séjour

Certains profitent de la traversée du retour pour faire une synthèse de leur voyage, d’autres la font au cours de leur séjour, après avoir visité plusieurs pays. Ainsi, lorsque Elkanah Watson s’apprête à quitter l’Angleterre en décembre 1782, il envoie une longue lettre à son partenaire commercial dans laquelle il compare la France à la Grande-Bretagne, sur le plan du climat, du caractère des habitants, des systèmes politiques, ou encore des traditions culinaires.286 Une telle étude est fréquente dans les récits des années 1780 et 1790 car les deux grandes puissances rivales apparaissent comme deux modèles possibles pour la jeune nation américaine alors en plein processus de définition, nous y reviendrons plus loin.

Le voyage se solde-t-il par un bilan positif ou négatif ? Même si certains ont échoué dans leur mission ou reviennent ruinés, tous reconnaissent que l’expérience a été enrichissante, en particulier sur le plan culturel.287 Aucun ne condamne sans appel ce qu’il a pu observer en Europe : en cela, le séjour leur a permis d’adopter un point de vue plus nuancé et plus tolérant – en particulier vis-à-vis de l’Angleterre et de la France -, bien différent de l’esprit de parti qui règne sur le territoire national dans les années 1790, lorsque s’affrontent parfois violemment Anglophiles et Gallomanes.288

Les visiteurs ont gagné en maturité et en expérience. Agé d’à peine dix-huit ans à l’époque de son séjour en Europe, James Oldden est rempli de fierté à l’idée d’avoir su se débrouiller dans des pays dont la langue et les coutumes ne lui étaient pas familières : “on the whole I have been successful, more than I could have expected, & more than I shall ever know, or experience again ” (Oldden, 22 October 1801). Il se félicite également d’être parvenu à tenir régulièrement son journal. Henry Laurens est lui aussi pleinement satisfait de

286 « I will throw together a few loose ideas as they occur to me in the present moment, to endeavour to account for the difference of dispositions between the English and the French » (Elkanah Watson to Francis Cossoul, December 9 and December 19 1782, Diary, Papers). La lettre est reproduite en annexe (vol. 2, p. 155).

287 On pense à John Godfrey qui ne parvient pas à vendre de terres en Géorgie et en Pennsylvanie à des Européens, à Elkanah Watson qui revient ruiné, ou encore au Virginien William Lee et au Bostonien Jonathan Williams, tous deux démis de leurs fonctions alors qu’ils étaient agents commerciaux à Nantes pendant le conflit révolutionnaire.

288 C’est également le constat de Daniel Kilbride dans son étude de récits de voyageurs nord-américains entre 1750 et 1861(Kilbride, Being American in Europe, 1750-1861).

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ses excursions en Angleterre, en France, en Hollande et en Suisse entre 1771 et 1774. Il y recueille de précieuses informations dans les domaines agricole et industriel, ainsi que des contacts personnels qui se révéleront utiles – espère-t-il - dans la carrière de son fils aîné, pour lequel il nourrit de grandes ambitions.289 Il incarne en cela la visée traditionnelle du Grand Tour, qui fournit aux aristocrates l’occasion de fréquenter les élites européennes et permet de former des hommes de pouvoir.

Seuls deux voyageurs expriment des regrets : ils ont l’impression de ne pas avoir assez mis à profit leur séjour pour s’instruire et progresser sur le plan moral et spirituel. Il faut préciser que ce sont des Quakers, leurs pratiques religieuses peuvent expliquer ce besoin de se remettre en question et de faire un bilan régulier de leurs actions. Beulah Sansom écrit ainsi, trois ans après son retour : « [I] charge myself with having passed [that Period of my life spent in Britain] by, too nearly unimproved » (Beulah Sansom, Papers, Philadelphia, 27 April 1805). Quant à James Oldden, il reconnaît volontiers qu’il était jeune et irréfléchi à son arrivée en Europe et qu’avec le recul, il aurait agi différemment : “If I had to travel again, I would make a great alteration, but how does one know until they have found it out by experience? […]. It would have done more pleasing to myself if I had had then the information that I now possess” (Oldden, October 22 1801).

Concernant l’impact du séjour, certains ont passé plusieurs années à l’étranger et ont beaucoup changé, à commencer dans leur apparence extérieure : après cinq ans en Europe, Elkanah Watson est devenu un « French beau », que son ancien employeur et même son propre père ne reconnaissent pas lorsqu’il se présente à eux à son retour.290 Plus le voyageur est jeune, plus il semble influençable et prompt à adopter des coutumes étrangères : ainsi, Samuel Breck, envoyé à l’âge de onze ans pour son éducation en France, revient à Boston quatre ans plus tard converti au catholicisme et parlant sa langue maternelle avec un accent étranger (Breck, Recollections, 91).291 Sans aller jusqu’à changer de confession ou à oublier sa langue maternelle, le visiteur de l’époque cherche à se former au contact des plus brillantes civilisations européennes. Ainsi, William Bingham rapporte avec satisfaction à son beau-père

289 « It was an extreame pleasant journey and afforded much information in affairs of Agriculture &

improvement of Lands, and I found opportunities of adding some good & valuable Men to the Number of such of my acquaintance as may be serviceable to my Son.» (To James Laurens, August 6 1772, Papers, vol. 8, 395)

290 « Strange to tell that five years & two months absence should have made such an alteration in my person, that my nearest relations did not know me ; even my father paus’d a moment before he could recall my features, & I was absolutely obliged to tell my name to the Gentleman with whom I served my apprenticeship” (Elkanah Watson to Mr. Madison in London, Newport, December 2 1784, Papers, Journals of Travels in Europe).

291 Nous analyserons plus loin ce que de tels changements impliquent pour l’identité des voyageurs (Troisième partie, II- B), en particulier p. 354).

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qu’un an après leur départ pour l’Europe, sa jeune épouse Anne Bingham, qui n’a alors que vingt ans, a acquis de la distinction et des manières, ainsi qu’une ouverture sur le monde :

Should you discover any Change in your Daughter, I can assure you it will be for the better […]. Her constant Intercourse with the fashionable World may have polished her Manners, & a continual Variety of new Scenes may have furnished Reflections, which would otherwise have lain dormant, for want of Opportunities to call them forth. Her judgment is consequently riper, & her knowledge of Mankind more correct & extensive; She has seen the best of Company. (Letter to Thomas Willing, Paris, December 14th 1784, William Bingham Papers)

On retrouve dans ce commentaire les objectifs classiques du Grand Tour. William Bingham estime qu’il a lui-même gagné en sagesse :

To spend a portion of the younger part of life in such various scenes of pleasure

& improvement, is laying up a fund of usefull knowledge & agreeable reflection for our riper years, which in all circumstances & situations, will become a permanent source of enjoyment. (Letter to Thomas Willing, Paris, December 14th 1784, William Bingham Papers)

Par ailleurs, deux marchands reviennent au pays avec une épouse anglaise et une famille.292 Le séjour laisse une empreinte certaine sur les enfants qui accompagnent les visiteurs, car ils sont nombreux à retourner en Europe à l’âge adulte. A son retour en Amérique, Hannah Lowell écrit ainsi à son amie écossaise Anne Grant que son fils John a hâte de pouvoir retourner en Ecosse.293 D’autres vont plus loin et épousent des Européens : en 1798, la fille aînée de William Bingham s’établit avec Alexander Baring, un des partenaires commerciaux anglais de son père, et sa cadette, Maria, tombe amoureuse d’un noble français exilé à Philadelphie, avant d’épouser l’un des frères d’Alexander Baring. Après la mort de leur mère quelques années plus tard, les deux sœurs, accompagnées de leur père, quittent Philadelphie pour s’installer en Europe (Alberts, The Golden Voyage, chapitres 24, 28 et 31).

De manière similaire, la fille cadette de William Lee se marie avec un diplomate russe en 1825 et part vivre sur le vieux continent, rejointe par sa sœur Susan quatre ans plus tard (Lee, Yankee Jeffersonian, 211-212).

292 Joshua Gilpin épouse en 1800 Mary Dilworth, la fille d’un banquier de Lancaster. John Warder, exilé Loyaliste pendant la guerre, se marie avec une de ses cousines d’Ispwich en 1779. Les Warder retournent vivre en Amérique à la fin de la guerre et la jeune Anglaise rédige un journal fort intéressant décrivant la société de Philadelphie (Diary of Mrs Ann Warder, manuscripts conservés à la Historical Society of Pennsylvania, Philadelphie, extraits publiés dans The Pennsylvania Magazine of History and Biography, Vol. 17, No. 4, 1893, 444-461 et Vol. 18, No. 1, 1894, 51-63).

293 « John looks back to the time he spent in Scotland as one of the seasons of his highest enjoyment –he contemplates a visit there some future day” (Hannah Lowell to Mrs Grant, August 17 1812, Papers).

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Que leurs objectifs initiaux aient été couronnés de succès ou non, tous retrouvent leur pays natal avec bonheur. William Palfrey a le cœur serré en prenant congé de ses amis anglais, mais à mesure qu’il s’éloigne des rives d’Albion, ses pensées vont avant tout à ses proches et amis qui l’attendent outre-Atlantique. Il observe que son séjour à l’étranger a renforcé son attachement à sa terre d’origine : « The more I go abroad the more I esteem &

value my own Country ” (Palfrey, 8 April and 24 April 1771, Journal). De la même manière, à son retour en 1784 après plus de cinq ans en Europe, Elkanah Watson apprécie d’autant plus les « bienfaits » de sa nation et est prêt à prendre part à sa glorieuse destinée :

I exulted in the comparative view of Europe and America, although scarcely two centuries had elapsed since the latter was the home of the untutored Indian and of savage beasts. I hoped to act my humble part, in contributing to the high destiny which awaited my country. (Watson, Memoirs, 271).

Plus le séjour en Europe se prolonge, plus le retour et la réadaptation à la vie américaine s’avèrent toutefois délicats, comme l’écrit Thomas Jefferson à William Lee à son retour après quinze années passées en France : « Not doubting that after so long a residence in France, your wishes are still there, I heartily sympathize with them and hope the circumstances are not very distant, which may render your return agreeable and useful.”294

Le séjour en Europe a-t-il permis aux visiteurs d’acquérir une meilleure connaissance du monde qui les entoure ? De manière générale, ils se sont débarrassés de nombreuses idées préconçues sur les Européens et ils portent un regard nouveau sur leur pays d’origine. Mais ils restent dans l’ensemble très peu critiques de la société américaine et, à l’issue de leur voyage, se trouvent confortés dans leurs valeurs nationales. L’analyse de Paul Baker à propos des Américains se rendant en Italie à la même période s’applique parfaitement aux marchands en voyage en Grande-Bretagne : « A visit to Italy usually confirmed Americans in their most basic attitude and beliefs, it provided them with a justification of their own national experiment and it led them to see better who and what they were» (Baker, 223-224). La troisième partie de cette étude sera l’occasion de revenir plus en détails sur le rôle du séjour dans le renforcement du sentiment national américain.

Une fois de retour, les voyageurs dans leur ensemble encouragent leurs concitoyens à voyager en Grande-Bretagne et plus généralement en Europe, mais en y ajoutant certaines

294 Thomas Jefferson to William Lee, Monticello, August 24 1816, Thomas Jefferson Papers, Library of Congress (American Memory). On soupçonne Thomas Jefferson d’avoir éprouvé pareils sentiments au retour de sa mission diplomatique à Paris en 1784-1789.

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restrictions, en particulier concernant l’âge des visiteurs. En 1773, Henry Laurens observe à Londres qu’une de ses jeunes connaissances s’adonne aux jeux de cartes et ne respecte plus le Sabbath, ce qui pousse le marchand à déconseiller fermement à ses correspondants d’envoyer de jeunes Américains sans surveillance sur “cette terre du péché.”295 En 1812, Thomas H.

Perkins dénonce lui aussi le comportement de certains jeunes Américains croisés dans les capitales européennes, qui y mènent une vie dissolue :

I have known many of our young men, who sleep away all day, and revel all the night, entering into all the dissipation of the City and whose object in visiting impérativement être accompagnés d’un mentor lorsqu’ils voyagent outre-Atlantique.296 Joseph Sansom partage son avis, et il fixe à vingt-cinq ans l’âge minimum pour voyager seul en Europe sans danger, car le jeune Américain a alors une maturité d’esprit qui lui permet de chérir les valeurs de son pays :

I think our young men should not be trusted abroad under the age of five and twenty, when their habits and principals may bear the shock of the specious systems and enervating indulgences of European refinement –possibly increase their attachment to American simplicity, and republican virtues. (Sansom, Travels, 277)

295 From Henry Laurens to James Laurens, 11 March 1773, Papers, vol.8, 612-613: «The necessity for particular Guardianship over every young Gentleman who comes from America to this Land of Sin you will acknowledge is proved when I tell you that my old Neighbour [probably Robert Deans] has learnt to Play at Cards, & makes Sunday subservient to the Pleasure of visiting Richmond & Kew.”

296 D’aucuns, en Europe comme en Amérique, s’interrogent sur les dangers potentiels des voyages éducatifs. Dès l’apparition du Grand Tour au XVIe siècle, plusieurs voix en Europe s’élèvent contre une telle pratique, comme Daniel Defoe, le Comte de Hardwicke (qui écrit au Spectator en 1712 : «Travel is really the last Step to be taken in the Institution of Youth»), ou encore Eliza Haywood. Dans le dialogue imaginaire entre les philosophes John Locke et Lord Shaftesbury imaginé par le Révérend Hurd, le personnage de Locke déconseille fermement aux jeunes Anglais de voyager : « In the way in which it commonly is and must be conducted, so long as travel is considered as a part of early education, I see nothing but mischiefs spring from it» (Hurd, 8). D’autres philosophes, tel Francis Bacon, ne condamnent pas le voyage mais conseillent aux jeunes gens d’être accompagnés d’un mentor. Percy Adams détaille ce débat dans son ouvrage Travel Literature and the Evolution of the Novel, 189. Se référer également à Jeremy Black, The British Abroad, 287-300. En Amérique, on craint que les visiteurs ne dédaignent leur terre natale à leur retour. En 1785, alors qu’il est ambassadeur à Paris, Thomas Jefferson dénonce les voyages éducatifs en Europe comme improductifs et dangereux, en avançant les raisons suivantes : “It appears to me that an American coming to Europe for education loses in his knowledge, in his morals, in his health, in his habits and in his happiness. […] Cast your eye over America, who are the men of most learning, of most eloquence, most beloved by their countrymen and most trusted and promoted by them?

They are those who have been educated among them and whose manners, morals and habits, are perfectly homogeneous with those of the country” (Thomas Jefferson to John Banister Jr, 15 October 1785, The Writings of Thomas Jefferson,Andrew A. Lipscomb and Albert Ellery Bergh, eds., Washington, Thomas Jefferson Memorial Association, 1903, V, 188).

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Les marchands continuent pour la plupart à voyager une fois de retour au pays.