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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 3 : Le récit du voyage

C) Les illustrations

II- Les raisons du récit et les destinataires

Au cours du XVIIIe siècle, les plus grands noms de la littérature britannique s’essayent au genre du récit de voyage, tels que Joseph Addison, Daniel Defoe, Henry Fielding, James Boswell, Tobias Smollett, ou encore Laurence Sterne, et leurs ouvrages connaissent un grand succès. Les modèles ne manquent donc pas pour les marchands américains en voyage. Par ailleurs, les correspondances entre récits de voyage et romans sont nombreuses, comme l’ont montré plusieurs chercheurs,321 et on retrouve cette influence dans les témoignages : Elkanah Watson attribue ainsi sa passion pour les voyages par la lecture, dès son plus jeune âge, du récit de Tobias Smollett The Adventures of Roderick Random (1748), et, sur le modèle du héros de Sterne, il se décrit à plusieurs reprises comme “un voyageur sentimental."322

Les visiteurs sont encouragés à fournir un témoignage par leurs proches qui réclament des comptes rendus détaillés pour partager leur expérience. Rebecca Shoemaker insiste ainsi pour que son fils Edward dépeigne toutes les nouveautés qui se présentent à ses yeux : « [the sea] must be wonderfull and marvellous […].when you land in England such a new world will open to thy view as will afford an inexhaustible fund for writing” (Rebecca Shoemaker to Edward, December 13th 1783, Diaries and Letters).323 Lorsque Henry Laurens encourage le jeune William Fisher qui l’accompagne à tenir un journal, “pour rendre cette excursion agréable et profitable” (Henry Laurens to William Fisher Sr., Falmouth, 12 October 1771, Papers, vol. 8, 8-9), il s’inscrit parfaitement dans la tradition européenne du Grand Tour.324

321 Voir notamment Percy Adams, Travel Literature and the Evolution of the Novel, Lexington, Kentucky, University Press of Kentucky, 1983 et Jean Viviès, Le Récit de voyage en Angleterre au XVIIIe siècle, de l’inventaire à l’invention, Interlangues littératures, Presses universitaires du Mirail, 1999.

322 “I was prompted to the relation of scenes of adventure and ludicrous incident, from the impression made on my mind when a boy by reading Roderic (sic) Random, the inimitable production of Smollet (sic)” (Watson, Memoirs, 474). En 1781, Watson se décrit comme un « voyageur sentimental » (Watson to Henry Zincks, Bath, November 19 1782, Watson to Mr Wheeler, Nantes, May 1st 1781, Travels in Europe, 1781-1782, Papers).

323 Lorsque son fils est présenté au roi George III en 1784, Rebecca Shoemaker exige une description circonstanciée de la rencontre : “[I want you] to write very precisely what he has seen, to describe the royal family and not just say you saw them. They are objects that generally excite curiosity & if we cannot see them should like to know thy sentiments of them” (Rebecca Shoemaker to Edward Shoemaker, 19 September 1784, Diaries and Letters). Hannah Lowell est également pressée par sa sœur Mary Lee de tenir un journal lors de son séjour : « You was very desirous when I came from home that I should promise you to keep a journal and send it to you » (Hannah Lowell to Mary Lee, August 14 1810, Lowell Papers).

324 Dans ses célèbres essais, Francis Bacon recommande de tenir un journal au cours du voyage : “It is a strange thing, that in sea-voyages, where there is nothing to be seen but sky and sea, men should make diaries; but in land-travel, wherein so much is to be observed, for the most part they omit it; as if chance were fitter to be

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Mêler plaisir et instruction, c’est également l’objectif que pourquit Joseph Sansom comme le vante une publicité pour son ouvrage en 1806 : « In traversing the wild, picturesque mountains of Switzerland, or the romantic charming fields of classic Italy, [the writer]

constantly instructs, by the correctness of his observations, and amuses by the vivacity of his remarks ».325

Les visiteurs effectuant leur séjour dans un but avant tout commercial, ils s’emploient à recueillir de précieux renseignements, comme l’état des marchés et de la situation internationale, qu’ils communiquent à leurs proches et à leurs partenaires commerciaux. A l’été 1795, Joshua Gilpin transmet à son oncle Miers Fisher des nouvelles des guerres révolutionnaires et s’interroge sur leurs conséquences probables sur le commerce en Europe :

Russia has positively concluded a peace with France. […] Great Britain has withdrawn her troops & given up the prosecution of the war in Holland or Germany. […] The paper currency in France is extremely depreciated […]. All those articles sent from America are very dull at first cost, except wheat and flour (Joshua Gilpin to Miers Fisher, London, July 12 1795, Gilpin Family Papers).

Il s’agit également de partager des informations sur les négociants et industriels britanniques. Lorsque Joshua Johnson embarque pour Londres en 1771, il envoie à ses deux partenaires restés à Annapolis des lettres contenant une foule de renseignements sur les maisons britanniques auprès desquelles l’entreprise passe commande, ainsi que sur leur mode de fonctionnement :

I divided the oznabrigs [cheap German linens] between Barclays and Mee &

Co.; the latter is a very capital wholesale Hamburg house who serve many of the linen-drapers to the amount of thousands per annum. […] Mees' & Co. is shipped at the long price and Barclays' at the short; Barclays' linen [is payable]

at 12 months and Harvey's at 6 months. (Joshua Johnson to the firm Wallace, Davidson and Johnson, London, 26 July 1771, Letterbook, 12)

De la même manière, Jabez Maud Fisher prend en note dans ses carnets le sérieux des marchands qu’il rencontre, le type de crédits qu’ils proposent, la qualité et le choix de leurs

registered than observation. Let diaries therefore be brought in use” (Bacon, “XVIII. Of Travel,” Essays, Civil and Moral, 275). Voir également Charles Batten, Pleasurable Instruction, Form and Convention in Eighteenth-Century Travel Literature, Los Angeles, London, University of California Press, 1978, 3 ; Percy G. Adams, Travel Literature, 78 ; Réal Ouellet, « Qu’est-ce qu’une relation de voyage ? », La Recherche littéraire, Objets et méthodes, sous la direction de Claude Duchet et Stéphane Vachon, Montréal et Presses Universitaires de Vincennes, 1998, 287-301, 289.

325 “American Letters just received… Letters from Europe…written by a native of Pennsylvania, » Morning Chronicle, 17 March 1806, Issue 1043, page 4, New York (America’s Historical Newspapers).

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marchandises,326 et il rapporte dans ses journaux de voyage les caractéristique commerciales ou industrielles des lieux qu’il visite. Voici sa description du port de Yarmouth en juillet 1775 :

Yarmouth is a beautiful Sea Port and a convenient Harbour. Water for Vessels of 16 feet at high Water, 4 Miles only from the Sea and the finest Key of any in England. The Vessels lade and unlade at the Wharfs, but there is a Bar, which renders it somewhat inconvenient getting over. […] There trade is chiefly in Fish of which they export vast Consequences. (Fisher, American Quaker, July 14th 1775, 36)

Ces informations semblent toutefois lasser ses correspondants, car, en octobre de la même année, son frère Miers le prie de lui décrire davantage le peuple britannique, ses coutumes et ses réactions au conflit anglo-américain :

I should be glad to have from thee thy Remarks upon something more than the Width of the Lanes & Alleys in the different Towns. I should expect thy Attention would (next to Business) be paid to be the Manners of the People, what are their Sentiments upon the present grand Dispute between Great Britain and America, How do they live, are they learned or ignorant, Men of Taste or merely of Business. (Miers Fisher to Jabez Maud Fisher, October 29 1775)

Les observations de certains visiteurs à la fois marchands et industriels s’apparentent ni plus ni moins à de l’espionnage industriel. C’est l’objectif clairement poursuivi par le jeune Joshua Gilpin lors de sa visite de manufactures de papier dans le Kent en 1796. Les transferts dont il est à l’origine seront détaillés dans la deuxième partie de cette étude, mais on peut dès à présent donner quelques exemples du contenu de ses carnets : il effectue des schémas de machines, note les divers procédés de fabrication et la température à laquelle est cuite la pâte à papier, ou encore indique les salaires des ouvriers. Il entre même en contact avec des ingénieurs britanniques, comme il le décrit à son oncle Miers Fisher327 :

I did not fail to make myself acquainted with every person relative to the Paper trade & manufacture which can be learnt in the City together with the analogous business of printing […]. To Maidstone, I received Letters to all the makers of eminence & had the liberty of examining their mills […]. I have taken rough sketches of most of the Mills & Hall [a paper mill manufacturer] is making me compleat plans of the different parts, as well as a general one of a Mill on the best construction. (Joshua Gilpin to Miers Fisher, London, April 2 1796, Gilpin Family Papers)

326 Pour un extrait de la lettre, se référer aux annexes (vol. 2, p. 123). La lettre complète est reproduite dans Fisher, American Quaker, appendix, 282-297.

327

Gilpin à Brandywine en 1878 (Hancock et Wilkinson, « The Gilpins and Their Endless Papermaking Machine, » 393. Nous reviendrons sur cet exemple dans la deuxième partie, en étudiant les transferts dont les voyageurs sont à l’origine (p.256).

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D’autre part, les visiteurs alliant pour la plupart affaires et plaisir, leurs témoignages ne se réduisent pas à des informations de nature commerciale ou technique : il s’agit de divertir leurs lecteurs ou correspondants, en partageant les péripéties qui émaillent leur parcours, en détaillant leurs impressions lors de la visite des principaux objets de curiosité, ou encore en évoquant leurs rencontres avec des habitants et les activités qui occupent leurs soirées. Même si un journal intime n’a en principe pas de destinataire, de nombreux visiteurs s’adressent à leur épouse, leurs enfants, ou à des amis. Thomas Handasyd Perkins dédie par exemple le journal de son séjour en Angleterre en 1811-1812 à ses filles : il adopte un ton très didactique et fournit quantité d’explications sur la société anglaise et ses traditions (Perkins, Diary, 1812, Papers). Le témoignage permet à ses destinataires restés en Amérique de voyager par procuration, comme en témoigne Mary Lee, qui réclame par exemple à sa sœur Hannah Lowell davantage d’informations sur les personnalités littéraires rencontrées à l’occasion de son séjour à Edimbourg entre 1810 et 1812 :

I have read Walter Scott’s last poem with much pleasure. From his writings and the character Mrs. Grant [Scottish poet and friend of the Lowells] gives of him, I feel a strong desire to see him. You must put a little literacy information into your letters to me that I may not be quite distanced from the belle-lettres world. (Mary Lee to Hannah Lowell, September 10 1810, lettre citée dans Rosenberg, 174)

Le journal est appelé à divertir l’entourage du voyageur, mais également à distraire son auteur. James Oldden écrit ainsi : « I commenced this Journal to pass away the leisure time which otherwise would have hung heavy on my hands » (Oldden, October 22nd 1801). Quant à Samuel Curwen, il prend un plaisir infini à relire au cours de son long exil les onze volumineux volumes de ses journaux (Curwen, Journal of SC Loyalist, 665).

Pour finir, la tenue d’un journal constitue le moyen de garder une trace du voyage et de ne pas oublier ce qu’ils ont pu observer, comme l’écrit Elkanah Watson : « I have but one object in writing [this journal], viz. to serve the deficiency of a frail memory, & to amuse the close of my days ” (Watson, Boston, August 1779, Travels in France, 1779-1780).328 Thomas H. Perkins est encore plus explicite :

328 On pourrait également citer William Lee, qui écrit dans ses journaux en 1796, en s’adressant à son épouse :

« I find myself, my dear Susan, very incompetent in keeping a journal, at least an entertaining one. I will however proceed. It may serve to call to mind a number of things which may prove satisfactory one day or another » (Lee, Yankee Jeffersonian, February 6 1797, 36). Quant à Miers Fisher, il recommande à son frère Jabez Maud de consigner par écrit tout ce qu’il observe pour ne pas l’oublier : “there is no Way of fixing [everything you see] in thy Memory, so good as after digesting thy Thoughts a little to commit them to Writing

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In keeping this memorandum-book, my object is not to describe the places I see, but merely to mention my having seen them, that I may have my recollection refreshed at a future day, and have it in my power to point out to those of my immediate connection such places as in my opinion may be worth their attention. I therefore do not pretend to particularize what those who go over the same places would have an opportunity of seeing, but merely what may have fallen in my way by accident, and what, without a note, might escape them.

(Perkins, Memoirs, 82)

Les témoignages rédigés au cours du séjour servent ainsi de base à ceux qui publient leurs impressions à leur retour, ou qui rédigent des mémoires autobiographiques plusieurs années après.

Que ce soit en Europe ou en Amérique, les récits de voyage connaissent un grand succès auprès du lectorat de l’époque, et le genre suit les grands mouvements esthétiques et littéraires de la période. Dans quelle mesure les marchands s’inscrivent-ils dans ces tendances et quelle figure du voyageur construisent-ils dans leur récit ?