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Portrait général d’un marchand américain de l’époque

VOYAGEURS DU CORPUS :

A) Portrait général d’un marchand américain de l’époque

Si le métier de marchand à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle peut rapporter d’importants bénéfices, il comporte des risques certains : nombre de bateaux sont perdus en mer ou attaqués en temps de guerre, les réseaux commerciaux deviennent de plus en plus complexes à mesure que l’espace atlantique atteint un plus haut degré d’intégration économique. Les échanges à l’époque sont multiples, trans-impériaux et multidirectionnels

sont cités par Kenneth Morgan dans An American Quaker in the British Isles, The Travel Journals of Jabez Maud Fisher, 1775-1779, OUP, 1992, 4 ; voir également Doerflinger, 214).

107 Fisher, American Quaker, 11. Pour ses contacts avec la population britannique, voir les journaux de voyage et les notes de l’éditeur Kenneth Morgan, qui identifie les Britanniques croisés par le voyageur.

108 Il s’agit de Francis Goelet, Edward Oxnard, Samuel Curwen, William Palfrey et Elkanah Watson.

109 C’est le cas notamment du Loyaliste Samuel Curwen qui est admis lors de son exil en Angleterre dans deux loges de la capitale. Samuel Curwen fréquente en 1780 une loge qui se réunit à la Edinburgh Coffee House, puis en 1781 est admis dans celle de Basinghall Street (Curwen, Journal of SC Loyalist, II, 684, 716). Les réseaux sont également utiles sur le territoire américain : lors d’une escale à Boston en 1750, Francis Goelet note qu’il rencontre de nombreux habitants et assiste à plusieurs réunions masoniques (Goelet, Voyages, September 29 1750).

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dans un monde de plus en plus globalisé. Ils s’étendent de l’Amérique (Amérique du Nord, Antilles voire parfois Amérique du Sud), à l’Europe (Grande-Bretagne, France, Provinces-Unies, Baltique, Europe du Sud jusqu’en Turquie), en passant par l’Afrique et l’Asie (Chine et Indonésie à partir des années 1790).110 Prenons l’exemple de Francis Cabot Lowell qui crée son entreprise à Boston en 1796, en association avec son oncle de Salem William Cabot : il exporte vers l’Europe du tabac, des bois de construction, du coton, de la farine et du riz ; il réexporte depuis les Caraïbes vers l’Europe du sucre, de la mélasse, du café, du cacao et du poivre. Il envoie à Charleston de la soie, du thé et de la porcelaine importés d’Asie, ainsi que des produits nord-américains (poisson séché, vêtements et chaussures destinés aux esclaves) et achète en retour du coton, du riz et de la farine. Il importe enfin de Tobago et d’Antigue du rhum, du vin et du cognac français.

Pour l’aider et le renseigner, il entretient un vaste réseau d’agents à Amsterdam, Rotterdam, Bordeaux et Calcutta, des contacts de Londres à Barcelone, et des correspondants dans tous les grands ports américains (Rosenberg, 74, 82, 91). Son frère John Lowell profite de son Grand Tour d’Europe en 1804-1806 pour lui envoyer les listes de prix pratiqués dans les différents ports européens qu’il visite (Amsterdam, Bordeaux, Nantes, Liverpool, Anvers).

Il lui communique également de nombreuses observations sur les facilités d’accès à certains ports et sur l’état des marchés,111 ainsi que des nouvelles du contexte international, comme en novembre 1805, lorsqu’il pense que la guerre franco-autrichienne touche à sa fin : « I know the nature & extent of your business, & should you be induced to force your sales in expectation of a peace which should not take place, your loss would be but trifling, whereas a sudden peace might affect you essentially » (John Lowell to Francis Cabot Lowell, November 27 1805, Lowell Family Papers).

Un marchand doit donc maîtriser plusieurs tâches : il est chargé à la fois de transporter, protéger, assurer, stocker, vendre ses marchandises, faire la promotion de ses produits au moyen d’annonces publicitaires dans la presse et obtenir des financements. Il travaille en

110 Dans sa biographie du marchand et planteur de Caroline du Sud Henry Laurens, David Duncan Wallace répertorie des transactions commerciales avec vingt-six villes ou îles : Liverpool, Londres, Oxford, Bristol, Cowes, Glasgow, la Jamaïque, la Barbade, New Providence dans les Bahamas, Tortola (une île des Iles Vierges), St Christophe, l’île de Saint-Christophe dans les Antilles, l’île d’Antigua, la Guadaloupe, Boston, New York, Philadelphie, Savannah en Géorgie, St Augustine en Floride, Porto, Lisbonne, Madrid, la Havanne, Rotterdam, la Rochelle, Nantes et Bordeaux (David Duncan Wallace, The Life of Henry Laurens, with a sketch of the life of Lieutenant-Colonel John Laurens, New York and London, G. P. Putnam, 1915, 55).

111 De passage à Naples en janvier 1805, il donne par exemple de précieux conseils sur la manière de percer avec succès sur le marché méditerranéen : «The Geography of the country is much necessary to increase profits, the captain must speak at least a little French. He should go to the Gulf of Genoa, stop to enquire prices at Nice, and then make the same enquiries at Leghorn, Naples and Palermo. [The port of Naples} is easy of access & safe. It has some of the gangers of the Adriatic navigation. At Ancona, the state of markets at Trieste may be known in a week, & three days of fair wind carries you to a Port, which offers all Germany for a market.” (John Lowell to Francis Cabot Lowell, Naples, January 8 1805, Lowell Family Papers).

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général pour son propre compte mais peut également opérer en commission. Il est en concurrence avec des marchands britanniques et européens qui envoient leurs propres facteurs en Amérique du Nord ou traitent directement avec les planteurs américains. Sachant qu’une lettre met au moins un mois et demi pour traverser l’océan Atlantique et que le contexte politique est pour le moins agité durant la période, on perçoit toute la complexité du métier et l’importance que peut revêtir un voyage en Europe : il permet de nouer des contacts, de renforcer ceux déjà existants, de découvrir de nouveaux marchés, de nouveaux produits et de nouvelles techniques industrielles, et enfin d’obtenir des informations de première main sur la situation politique et économique internationale.112

Lorsque Elkanah Watson brosse à son frère un tableau de ses activités commerciales en 1782, alors qu’il est installé à son compte à Nantes depuis quatre ans, il insiste sur ses responsabilités qui le font, dit-il, vieillir prématurément :

I am at this moment interch’d up to the eyes in papers ; & charge upon my hands that perhaps few young fellows at 24 are willing to meet : indeed I confess myself inadequate to the task, especially as I am oblig’d to hop from the counting house to my apartments upon crutches, owing to violent efforts in exerting myself in the dispatch of our ships; I am sure you would laugh, & conceit you saw a man, old enough for your father, instead of your younger brother, if you could now look in upon me; in a large elegant counting house full of captains, tradesmen, sailors, &

manufacturers soliciting orders ; with my long robe de chambre, in an easy chair, a table before me cover’d with papers; crutches by my side, a pipe in my mouth, five clerks to direct, & the whole operations of six vessels now on hand to conduct;

besides all our internal & American correspondents to attend to. […] We have upwards of a thousand tons of shipping, having on board upwards of 300 seamen;

besides this we have in store nearly 100 hhds of good tobacco, equal in value to about forty thousand pounds sterling; I leave you to judge the weight I have upon my shoulders. (Nantes, 10 juin 1782, Elkanah Watson Papers)

Jusque dans les années 1790, la différence fondamentale entre le commerce en Grande-Bretagne et dans les colonies américaines réside dans l’absence de banques et de grandes sociétés, comme la Compagnie des Indes Orientales. La plupart des transactions se faisant à crédit, le succès repose principalement sur les relations de confiance établies avec les clients ou les partenaires, car le recours à la justice est limité et compliqué, surtout s’il implique des acteurs de part et d’autre de l’Atlantique. Aussi dans la mesure du possible, les marchands privilégient-ils les alliances avec les membres de leur famille, ou le cas échéant, avec des

112 Harrington, 66 ; Rosenberg, 68 ; Bruno Marnot, Silvia Marzagalli, Guerre et économie dans l’espace atlantique du XVIe au XXe siècle, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006, II.

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amis.113 Les réseaux religieux et ethniques ont également leur importance. Le Quaker Joshua Fisher conseille à son fils Jabez Maud de choisir des partenaires appartenant à la Société des Amis, en arguant que ces derniers sont réputés pour leur prudence en affaires, leur honnêteté, et le prompt paiement de leurs dettes.114 Le marchand de Philadelphie Samuel Sansom Sr., grand-père de Joseph Sansom, incarne parfaitement ces principes, comme le reflète sa nécrologie le 2 mars 1774 :

[Samuel Sansom] was one of those early Traders whose Opportunities for acquiring a Fortune were very great, but being of a Disposition bounded by Moderation, and strictly punctual in Complying with his engagements, he was thankful for the Enjoyment of a reasonable competency, and used to say that he had enough. [He] passed through Life with a proper Sense of moral and religious Duties, and a Course of Conduct consistent with the necessary Injunctions thereof.115

De manière à réduire les risques, ils forment des partenariats, le plus souvent avec des compatriotes, plus rarement avec des Européens. Ces alliances peuvent durer quelques jours ou plusieurs années et être dissoutes avec facilité. Ils limitent également les pertes en étant pour la plupart propriétaires de leur propre flotte de navires, en totalité ou seulement partiellement, et en variant leurs investissements. Leur placement favori est l’achat de terres vierges et de propriétés, mais ils peuvent également choisir de financer des individus (industriels) ou une institution (banque, hôpital), d’investir dans des assurances maritimes, dans l’amélioration des transports (routes à péage) ou des industries locales (distillerie, raffinerie de sucre), de passer des contrats avec l’administration locale ou fédérale, ou encore d’acheter des obligations d’Etat.

Pour se lancer dans les affaires, un marchand a besoin d’un entrepôt, d’un bureau pour y faire sa comptabilité, d’un ou deux commis et bien sûr d’un capital important qui favorise l’obtention d’un crédit et qui lui permet de surmonter les crises économiques. Diverses

113 Peter Mathias, « Risk, credit and kinship in early modern enterprise, » The Early Modern Economy, John J.

McCusker and Kenneth Morgan, eds., Cambridge University Press, 2000, 15-31, 18-19. On remarque ainsi plusieurs alliances au sein même des voyageurs du corpus : la fille du marchand William Palfrey épouse William Lee. Celle de William Smith épouse le petit-fils du marchand loyaliste en exil Benjamin Pickman. Quant à Joshua Gilpin, marchand et industriel de Philadelphie, il n’est autre que le neveu de Jabez Maud et Samuel Rowland Fisher.

114 « [You will] endeavour to procure our Goods from the several Merchants […], always giving the Preference to those of our society, not from any degree of wrong Bias, but because from experience we have found them to merritt [sic] the Preferrence of any others in England” (Lettre de Joshua Fisher & Sons à Jabez Maud Fisher, Philadelphie, 4 septembre 1775, citée en intégralité dans Fisher, American Quaker, 321). La lettre est reproduite en partie dans les annexes, vol. 2, p.123). La Société des Amis condamnait les prises de risques trop importants et le non-remboursement des créances constituait un motif d’exclusion de la communauté (Jacob M. Price, “The Great Quaker Families of Eighteenth Century London: the rise and fall of a sectarian patriciate,” in The World of William Penn, R.S. Dunn and M.M. Dunn, eds., 106-126, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1986, 365, 384-386).

115 Obituary, March 2 1774, The Pennsylvania Gazette, Issue 2358, America’s Historical Newspapers.

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connaissances sont requises, comme les détaille l’article « marchand » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert:

La profession de marchand, pour être exercée avec succès, exige des lumières &

des talens, des connoissances exactes d’arithmétique, des comptes de banque, du cours & de l’évaluation des diverses monnoies, de la nature & du prix des différentes marchandises, des lois & des coutumes particulières au commerce.116

Il faut y ajouter des notions de comptabilité, une maîtrise des systèmes de poids et mesures dans les différents pays concernés et éventuellement une connaissance du processus de fabrication de certains produits. Il doit compter sur son intuition et sa capacité à saisir les opportunités rapidement et à devancer si possible ses concurrents (Leclerc, 111-118). De précieuses informations sont obtenues en s’entretenant avec des confrères, des capitaines de navire ou des agents à l’étranger, qui peuvent être chargés de réceptionner les marchandises, de les vendre au meilleur prix puis d’acheter des biens pour la traversée du retour, le tout en échange d’une commission. Une fois de retour de son apprentissage à Londres de 1744 à 1747, Henry Laurens prie ainsi un de ses anciens collègues, William Flower, de le tenir au courant des prix des marchandises de Caroline du Sud et de l’arrivée des vaisseaux : « I shall esteem the favour if you will now and then write in the Usefull Stile (sic), by which I mean that you give me the state of our Commodities at Your Markett (sic), arrival or miscarriage of our homeward bound Vessels » (From Henry Laurens to William Flower, Charles Town, 10 July 1747, Papers). Pour donner un autre exemple, William Lee envoie en 1802 une lettre informant de l’état du marché bordelais, qui est publiée dans le New-York Evening Post :

Enclosed you have our price current, which is as correct as the times will admit of. Coffee and sugar are looking up, and we have not a great stock on hand; but the market may be lowered by supplies from the north. Good tobacco is wanted […] Cotton is dull, but safe, for it must rise. […] The season for the sale of Nankeens commences in April. That for pepper is over, but this article […] must answer in Aug. and Sept. Rice is now in great demand. […] Teas are dull; and wines and brandies are uncommonly high. When you ship for this place, make your calculation upon a fluctuating market, of which it is impossible to keep the course. Do not expect advantageous sales for American vessels, until you learn that this government have [sic] determined to grant them papers.117

Un marchand qui commerce avec la Grande-Bretagne a généralement un contact à Londres, et peut-être un autre à Bristol, à Liverpool ou à Manchester. Il peut également

116 Article « marchand », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, eds., University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project (Spring 2011 Edition), Robert Morrissey, ed., http://encyclopedie.uchicago.edu , 83 (dernière consultation : juin 2015).

117 Extract from a Letter from the Respectable House of Perrot & Lee, dated Bordeaux, Feb. 18, 1802, The New-York Evening Post, 2 April 1802, Issue 118, 3, America’s Historical Newspapers.

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envoyer l’un de ses employés comme subrécargue accompagner la cargaison, ou encore confier la gestion de ses marchandises au capitaine de son bateau. Si ce dernier a besoin d’argent, il lui confie des lettres de change qu’il tire sur des banquiers londoniens, hollandais ou parisiens. Les Britanniques et Hollandais proposent en général des crédits sur douze voire dix-huit mois aux Américains, alors que leurs confrères français ne vont pas au-delà de six mois. La plupart des achats et ventes sont effectués sans que les clients aient vu les produits, et pour s’assurer de leur qualité ou de la conformité à sa demande, le marchand peut se faire envoyer des échantillons, une pratique particulièrement courante pour les habits, le tabac, les bougies, la farine et l’indigo. Compte tenu des délais de chargement et de réarmement ainsi que des risques inhérents à la traversée, un navire effectue un ou parfois deux voyages par an (Harrington, 47-124 ; Sellers, 21-22).

Il s’agit à présent d’examiner plus avant les échanges mis en place à différentes périodes, et de détailler les activités commerciales des marchands du corpus, en commençant par ceux de la fin de la période coloniale.