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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 2 : Les conditions matérielles du voyage

B) L’itinéraire en Grande-Bretagne

Comme le souligne Henry Commager, dans les itinéraires des visiteurs, « Londres domine l’Angleterre et l’Angleterre domine les Iles britanniques » (Commager, Britain Through American Eyes, XI). Rien d’étonnant à ce que Londres soit un passage obligé et souvent la première destination,226 car, pendant la période coloniale, c’est « la capitale de l’Amérique », le premier port du pays, ainsi que le centre financier, politique et culturel de l’empire.227 En 1801, année du premier recensement officiel, « la nébuleuse londonienne » comptabilise près de la moitié (45 %) de la population urbaine totale de l’Angleterre.228 Au cœur d’un réseau de communication, des produits de toute sorte y convergent, ce qui fait dire à William Lee en 1796 que c’est « le marché du monde », une image que l’on retrouve chez de nombreux visiteurs (Lee, Yankee Jeffersonian, July 31 1796, 32).229 Tous les visiteurs de l’époque - y compris les Britanniques eux-mêmes - sont impressionnés par la ville en tant que

Loyalist, XVIII). Jabez Maud Fisher, Katharine Greene Amory et Thomas Hutchinson décèdent au cours de leur exil.

226 Les passagers qui débarquent à Portsmouth, Douvres, ou Gravesend, se rendent directement à Londres, mais ceux qui arrivent à Liverpool, en profitent souvent pour visiter le nord du pays.

227 Voir Julie Flavell, When London was Capital of America, 2-3 : “[London] was the largest city in the western world, its population more than twenty times the size of colonial towns like Boston and New York […]. From it flowed the best in theatre, retailing, publishing, art and music. London was the seat of government […], the financial center of Britain’s vast trading empire that spanned the globe from America to the West Indies, Africa and Bengal”.

228 François Crouzet, De la Supériorité de l’Angleterre sur la France, Paris, Perrin, 1985, 297-298. Bien loin devant les autres villes du pays, la capitale britannique connaît au XVIIIe siècle une croissance sans précédent, qui en fait l’une des plus grandes métropoles européennes, et lui permet d’éclipser notamment Paris : en 1700, elle compte environ 600 000 habitants et presque un million un siècle plus tard. Pour comparaison, à la même date, 84 000 personnes vivent à Manchester, 78 000 à Liverpool et 74 000 à Birmingham (Cervantès, 112).

229 « I ran about this mart of the world for only two days […]. After finishing my business, I left it for Southampton, with as much confusion in my head as in the streets of the city.”

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centre économique, et les marchands américains y sont tout particulièrement sensibles.230 En 1795, Joshua Gilpin ne tarit pas d’admiration devant le choix impressionnant de marchandises, en provenance des industries du nord du pays, de lointaines colonies, et des quatre coins du monde. Il conclut qu’il n’y a pas un produit qu’on ne puisse trouver à Londres : « I am now in the centre of a City which may be called an epitome of the world, for I can think of but few things of which I do not see some specimen here, & so many encounter me at once, that I am in a state of continual novelty & amazement” (Josuah Gilpin to Miers Fisher, July 12 1795, Papers). L’attrait des luxueuses boutiques londoniennes ne faiblit pas au début du XIXe siècle, comme en témoigne Joshua E. White en 1816 :

The number, magnitude, variety, and splendour of the shops in this wonder of the world, form one of the most beautiful and interesting objects to a stranger. They display a rich variety of all sorts of wares, are well illuminated, and convey to the mind an idea of the genius, taste, wealth and magnificence of the people. (White, Letters, vol. II, 15)

L’intérêt pour la capitale ne se limite pas à son seul aspect commercial ou industriel : dignes représentants de l’élite de l’époque, les marchands profitent également de toutes les attractions culturelles : ils se pressent dans les musées, les galeries et les ateliers de peinture, découvrent les principaux monuments, visitent diverses institutions philanthropiques, prisons et hôpitaux, et assistent à des procès et aux sessions du Parlement. Ils fréquentent les lieux de sociabilité (cafés, sociétés de débat et clubs pour certains), se divertissent dans les « jardins d’agrément» et les foires, ou encore sillonnent les parcs de la capitale. Ils occupent leurs soirées en allant voir des tragédies, des comédies, des pantomimes et des farces dans les théâtres de Drury Lane et Covent Garden, et assistent à des concerts, des spectacles équestres, ou encore des ascensions en montgolfières. Ils vont écouter les sermons des prédicateurs célèbres, et ne ratent aucune exécution publique à Tyburn. Ils effectuent également de courtes excursions depuis Londres pour découvrir Greenwich, Richmond Hill, Hampton Court, Kew ou encore Windsor.

Alors que les prémices de la Révolution industrielle apparaissent à la fin du XVIIIe siècle et que l’Angleterre développe un haut degré de perfection dans les domaines techniques, les villes industrielles dans le nord du pays deviennent une étape incontournable

230 Le regard admiratif que les marchands portent à l’Angleterre en tant que puissance commerciale est analysé plus avant dans la deuxième partie de cette étude (voir en particulier la deuxième partie, chapitre 1, I). Les Britanniques de l’époque sont eux aussi impressionnés par la ville de Londres en tant que centre économique et puissance commerciale. Voici par exemple ce qu’observe le célèbre écrivain Samuel Johnson (1709-1784) sur les boutiques londoniennes, tel que le rapporte James Boswell dans sa biographie : « Let us take a walk from Charing-Cross to Whitechapel, through, I suppose, the greatest series of shops in the world » (James Boswell, The Life of Dr. Johnson, vol. I, London, J. Davis, 1791, 1820, 345).

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du séjour.231 Ils s’y renseignent sur les produits existant sur le marché, sur les procédés et machines utilisés, prennent des contacts, et négocient parfois de nouveaux contrats.

Manchester, Birmingham, Sheffield et Leeds constituent les principales destinations de cet itinéraire de « découverte industrielle ».232 En 1816, la réputation de Birmingham n’est plus à faire, comme en témoigne Charles Longstreth : « This town is celebrated all over the world for its productions » (Diary, 49). La région attire également les amateurs d’agriculture et de canaux, tel Henry Laurens, qui en recommande la visite au fils de l’un de ses partenaires commerciaux en 1772 : « Birmingham is worth your time & expenses to visit, & when you come here your curiosity will be excited to explore the amazing Inland Navigation near Manchester» (Laurens to William Fisher Jr., 25 April 1772, Papers, vol. 8, 283).233

Sur la route qui les mènent aux villes industrielles, ils ne manquent pas de s’arrêter pour visiter les grandes demeures aristocratiques et leurs jardins paysagers, mais se passionnent également pour les sites romains ou celtiques, les châteaux en ruine et les églises gothiques.234 Ils allient pour la plupart parcours industriel et découverte de paysages romantiques en faisant un crochet par le Peak District, la région des Lacs, et parfois jusque dans le sud de l’Ecosse, comme Joseph Sansom en 1799 : « We will set out in a few days for Scotland by the eastern road, we expect to visit Edinburg and make the lesser tour of the Highlands by the end of the Summer and spend the Autumn with our friends among the lakes of Cumberland, and the manufactories of Lancaster and York» (Joseph Sansom to Samuel Sansom, London, 6th month, 28th, 1799, Papers).235 La Vallée de la Wye au Pays de Galles est également une destination très courue par les amateurs de paysages pittoresques et sublimes.

Les marchands combinent donc pour la plupart un séjour dans la capitale, et des itinéraires à but industriel dans le nord, le sud et l’ouest du pays. Voici l’exemple d’un parcours classique : lorsque Elkanah Watson quitte Londres à l’automne 1782, il visite Oxford (« the celebrated seat of learning »), puis le « splendide » palais de Blenheim, et, à

231 Sur la quarantaine de visiteurs qui constituent le corpus, seuls deux marchands se cantonnent à un séjour dans la capitale et ses environs immédiats.

232 L’expression est empruntée à Achour Khelifi (“La révolution industrielle en Grande-Bretagne vue par les voyageurs français contemporains, 1780-1840, » sous la direction de Jacques Carré, Université de Paris Sorbonne, 2005, 107).

233 Elkanah Watson est également intéressé par les nouvelles techniques et les progrès agricoles développés dans le nord de l’Angleterre, comme il le relate dans ses mémoires : “[I] left London, October 6th 1782, on a contemplated tour into some of the most important sections of England. I proposed to visit their manufacturing districts, and to examine their agriculture, and the general improvements in roads and canals” (Memoirs, 174).

234 Samuel Rowland Fisher est l’un des rares visiteurs à rester insensible aux « demeures élégantes » qu’il croise sur la route de Londres vers Brisol en 1783, indiquant dans son journal qu’il « n’a le temps de s’arrêter à aucune d’entre elles» (Samuel Rowland Fisher, Diaries, 9th month 4th 1783). Un tel désintérêt s’explique peut-être par le fait que, en tant que Quaker, il rejette le luxe et tout signe d’extravagance. Cependant, son propre frère, Jabez Maud Fisher, lui aussi Quaker, est féru de ces demeures et en visite un grand nombre lors de son séjour en 1775-1779 (se référer à l’édition de ses journaux par Kenneth Morgan, détaillant ses diverses excursions à travers tout le Royaume-Uni, An American Quaker in the British Isles).

235 Une carte de son parcours est proposée dans les annexes (vol. 2, p. 95).

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Stratford-upon-Avon, se rend en pèlerinage sur la tombe du « barde immortel », tout en s’extasiant sur les champs « admirablement cultivés » qui bordent les routes. Il poursuit vers Birmingham, Liverpool, Manchester et Leeds pour découvrir manufactures, machines industrielles et canaux, avec un détour pour voir la cathédrale de Lichfield. Il en profite également pour effectuer un passage à Rochdale et dans le Peak District, à la recherche de paysages « grandioses », « romantiques » et « sauvages ». Le mauvais temps l’oblige à renoncer à passer la frontière écossaise. Il rentre donc à Londres via Sheffield, Matlock et Derby, où il observe avec intérêt les techniques agricoles. Il effectue une dernière excursion à Bristol (en s’arrêtant aux sources d’eau chaude de Clifton) et à Bath, avant de quitter le pays environ trois mois après son arrivée (Watson, Memoirs).236

Le sud-ouest du pays attire également de nombreux visiteurs : après avoir quitté la capitale en 1799, Joseph et Beulah Sansom se rendent à Exeter, en passant par Salisbury, Stonehenge, Southampton et Portsmouth. Contrairement à Watson, les Sansom visitent l’Ecosse (Edimbourg et Glasgow). En parfaits touristes romantiques, ils poursuivent jusqu’au Loch Lomond avant de redescendre vers la région des Lacs. Depuis Leeds, ils font un arrêt à York pour y admirer la célèbre cathédrale gothique (Sansom, Papers).237

Pour donner un dernier exemple, Jabez Maud Fisher est probablement le marchand du corpus qui a effectué le parcours le plus étendu : en seulement quinze mois (entre juin 1775 et octobre 1776) et au cours de quinze excursions depuis la capitale, il sillonne la quasi-totalité de l’Angleterre, la côte est de l’Irlande, le sud de l’Ecosse et l’ouest du Pays de Galles.238

Ils sont peu nombreux à explorer l’Irlande ou les régions plus reculées du Pays de Galles et des Highlands : ils sont avant tout en voyage d’affaires et ces contrées assez pauvres présentent peu d’intérêt commercial. En outre, les routes et l’hébergement y sont moins engageants, et ils se heurtent parfois à des problèmes de communication avec les habitants.239 Lorsqu’ils se risquent hors des grands axes dans ces contrées, c’est dans un but précis, comme rendre visite à des connaissances (James Oldden rencontre près d’Aberdeen la famille de son partenaire commercial, Alexander Elmslie), ou observer des industries spécifiques (Joshua Gilpin s’intéresse en 1796 à l’industrie du papier irlandaise, qui imprime des ouvrages à bas coût).

236 Se référer à la carte en annexe (vol. 2, p.94).

237 Une carte de leur parcours est proposée en annexe (vol. 2, p.96).

238 Dans son édition des journaux de Fisher, Kenneth Morgan propose plusieurs cartes pour illustrer le parcours du jeune Quaker (Fisher, American Quaker, 32, 85, 122, 131, 148, 192, 200, 268).

239 Samuel Curwen en fait l’expérience au Pays de Galles en 1777 : au fur et à mesure qu’il s’éloigne de Cardiff ou de Monmourth, il constate qu’il peine à se faire comprendre : « those towns and villages that have the least connection with trade retain their original tongue in greater use; North Wales more perfectly than South Wales, having less mixture with foreigners” (Curwen, Journal of SC Loyalist, vol.I, 388-389).

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Un peu plus de la moitié des visiteurs du corpus prolongent leur voyage par un séjour sur le vieux continent.