• Aucun résultat trouvé

LA GRANDE-BRETAGNE, ENTRE FASCINATION

B) Des manufactures en plein essor

Dès les années 1780, on assiste en Grande-Bretagne aux premiers signes d’un développement et d’une innovation dans le domaine de l’industrie qui marquent les débuts de la Révolution industrielle.7 Acteurs de premier plan dans les exportations de produits manufacturés britanniques vers les treize colonies, les marchands se font les témoins admiratifs de ces avancées techniques. Manufactures de porcelaine, de verre ou de clous, fabriques de gants, de boutons, filatures, coutelleries, des brasseries, fonderies, mines de charbon, de cuivre et de fer, ou encore canaux, ponts et aqueducs, aucune curiosité ou nouveauté ne leur échappe. Leurs nombreux contacts professionnels en Grande-Bretagne leur donnent généralement un accès plus aisé aux manufactures et leur métier leur permet d’avoir des connaissances techniques que n’ont pas les autres catégories de visiteurs : en visitant un haut-fourneau de Coabrookdale, Jabez Maud Fisher détaille ainsi dans ses journaux tout le processus d’obtention du minerai de fer. A Birmingham, on lui présente la fabrication de papier mâché dans la fabrique d’Henry Clay, qui a breveté cette technique en 1772. A Stockport, il observe avec le plus grand intérêt des machines permettant d’embobiner la soie, et va jusqu’à noter le diamètre des roues du mécanisme (Fisher, 235, 252, 265).

Emerveillés par le haut degré de perfectionnement atteint, par les nouvelles techniques mises au point, ou encore par les performances « extraordinaires » des machines, les marchands louent le génie de leurs inventeurs, qui incarnent à leurs yeux de véritables héros.

Sont particulièrement admirés les systèmes de communication, qui connaissent alors un développement sans précédent, en particulier les canaux, construits à Birmingham, Manchester, Liverpool ou encore Bristol à partir des années 1760 afin de relier les sites d’exploitation de matières premières aux villes industrielles et aux ports.8 Ils présentent un intérêt particulier pour les visiteurs qui espèrent transférer ces modèles outre-Atlantique. En découvrant le canal du Duc de Bridgewater achevé en 1761 et permettant d’acheminer le charbon de ses mines jusqu’à Manchester,9 Jabez Maud Fisher vante le « génie » de l’ingénieur « autodidacte » James Brindley (1716-1772), ainsi que l’ « esprit entreprenant » de

7 Roland Marx, La Révolution Industrielle en Grande-Bretagne, Paris, Armand Colin, 1970.

8 La « canal mania » débute dans les années 1790, même si les premières constructions voient le jour dès 1772, avec le canal reliant la Severn à la Mersey. En 1790, les villes de Liverpool, Hull, Birmingham, Bristol et Londres bénéficient d’un transport fluvial, ce qui non seulement facilite le transport de marchandises et le rend plus sûr, tout en entraînant également une forte baisse des coûts (Porter, English Society in the Eighteenth Century, 207).

9 Cottret, Histoire d’Angleterre, XVIIe-XVIIIe siècle, 132.

176

son commanditaire (Fisher, American Quaker, July 30 1776, 234). Fisher célèbre également

« l’ingéniosité », le « talent », et le « goût » des artisans de Manchester, ou encore l’inventivité des ingénieurs de Birmingham, dont les machines permettent de produire des articles à un coût moins élevé (Fisher, American Quaker, 236, 255). Samuel Curwen salue pour sa part « l’audace surprenante » de William Edwards, qui a conçu en 1756 le plus long pont en pierre du royaume et l’un des plus longs d’Europe (Curwen, Journal of SC Loyalist, 389).10 En vantant l’ardeur au travail, l’esprit d’initiative ou encore la prise de risques, les visiteurs réaffirment leur adhésion à des valeurs en parfait accord avec leur mode de vie et leur profession.

Le fonctionnement des machines revêt un aspect presque magique. Alors qu’ils ont pour la plupart foi dans les progrès technologiques et les avancées scientifiques, ils n’ont pas encore conscience des effets potentiellement néfastes de l’industrialisation, en particulier d’un point de vue social. En décrivant une “merveilleuse” filature de coton près de Matlock en 1776, Jabez Maud Fisher observe ainsi des machines « étonnantes » qui filent une quantité de coton « extraordinaire » (Fisher, American Quaker, 13 August 1776, 250). En 1782, Elkanah Watson accumule les chiffres pour traduire les émotions que provoque en lui la vue d’un moulin à soie à Derby : « An astonishing piece of machinery, I cannot express how I was struck to see upwards of 200 people old & young tending 100,000 movements, which are all set in motion by a single wheel, which goes round 3 times in a minute & at every turn works 73,728 yarns of silk » (Watson, Journal of Travels in Europe, Papers, October 25 1782).

A titre de comparaison, les marchands qui voyagent au début du siècle suivant portent un regard beaucoup plus ambivalent, et sont sensibles aux conditions de travail extrêmement pénibles et dangereuses pour les ouvriers. Mais pour l’heure, les critiques n’ont pas cours : en 1776, Samuel Curwen, persuadé des bienfaits de la jenny, condamne sans appel les mouvements de protestation de certains tisserands de Bath face à l’introduction de la machine à filer le coton, ainsi que bien sûr toute émeute.11 A Halifax, il approuve le travail des enfants pauvres dans les manufactures, car cela les « détourne du vice » et leur évite d’être « un fardeau financier » pour leur famille (Curwen, Journal of SC Loyalist, 361). De même, lorsque Elkanah Watson se rend dans les manufactures de Soho en 1782, il peint une scène

10 Le pont enjambe la rivière Taafe à Pontypridd. L’ouvrage est représenté sur une gravure de 1775 par Pierre Charles Canot, d’après un croquis de Richard Wilson, et qui est conservée au British Museum (référence : IFF 95).

11 « The machine will doubtless be of great advantage as has been in Yorkshire and to no disadvantage to the lower classes » (Curwen, Journal of SC Loyalist, 236). Un premier modèle de métier à tisser mécanique est développé par James Hargreaves en 1765 (flying jenny) et permet d’accroître de manière significative la productivité du tissage. Puis en 1768, Richard Arkwright met au point une machine hydraulique et en 1779, Samuel Crompton invente la mule jenny (Xavier Cervantès, L’Angleterre au XVIIIeme siècle, 68 ; Bertrand Cottret, Histoire d’Angleterre, 140).

177

idéalisée, en ignorant les conditions de vie réelles des ouvriers. Il célèbre ces hommes, femmes et enfants qui, en travaillant sans relâche, se rendent utiles à la société et en digne Puritain, qui attache une importance particulière à l’éducation, se réjouit de voir que l’instruction des « petits artisans » n’est apparemment pas négligée :

Nor is the education of the rising generation in the use of letters, hereby left unattended to, evening schools being kept in every part of the town to which the little artists resort for the instruction of their tender minds, after they have performed their bodily labour. (Watson, Papers, Journal of Travels in Europe, October 7 1782)

Lorsque Watson visite les mines du Duc de Bridgewater en 1782, il perçoit les mineurs comme les éléments d’un décor sublime, ces « démons noirs » renforçant son impression d’être en enfer, mais ne s’interroge nullement sur leurs conditions de travail.12

Les visiteurs célèbrent donc les débuts de la Révolution industrielle comme une marche vers le progrès, ils se font les défenseurs du modèle libéral anglais. Ainsi, Jabez Maud Fisher observe avec approbation le début de la standardisation des tâches dans plusieurs manufactures de Sheffield : « By these Means each person becomes expert in his particular Walk and carried on his Branch of Business with an expedition he never could acquire if his attention were diverted to numerous objects » (Fisher, American Quaker, 232, 241).

Manchester, avec son activité incessante, ses quantités immenses de marchandises produites et la créativité de ses inventeurs, constitue donc pour le jeune négociant une ville industrielle modèle :

As a manufacturing Town [Manchester] rises superior to any in the Kingdom, both for the variety of Articles in which they are engaged, and the Value of an enterprizing and Oeconomical Spirit which seems to pervade all its inhabitants.

The Voice of industry is heard on every hand. […] The ingenuity of her Artizans is amazing. […] we daily see some new and very important discovery in facilitating their operations, and in rendering Labour subservient to Contrivance. […]

Whatever Art, whatever ingenuity could invent, aided by Taste and Judgement, Manchester has effected. (Fisher, American Quaker, 236)

De manière générale, son regard sur les villes industrielles anglaises traduit son admiration pour l’esprit d’entreprise et son adhésion à un mode de vie bourgeois, comme à Liverpool : « The Merchants [at Liverpool] are enterprizing and public

12 En visitant une mine de plomb à Matlock la même année, Watson se contente de remarquer que les ouvriers ingèrent du train trempé dans de l’huile d’olive pour se prémunir de toute intoxication et, comme les Britanniques de l’époque, ne s’interroge pas sur l’efficacité du traitement (Watson, 19 and 24 October 1782, Journal of Travels in Europe).

178

Spirited which gives great Life and Vigour to this Flourishing Town » (Fisher, July 24 1776, American Quaker, 232).13

L’Angleterre représente également un modèle dans le domaine des innovations agricoles.