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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 2 : Les conditions matérielles du voyage

A) Les préparatifs du voyageur

Une critique littéraire de la Critical Review de 1770, qui renseigne sur les attentes du public européen de l’époque,202 présente le voyageur idéal comme cosmopolite et impartial, apportant de nouvelles connaissances sur le monde, s’employant à partager les progrès observés ailleurs pour en faire bénéficier son pays d’origine, et amenant ses lecteurs à réfléchir sur l’essence de la nature de l’homme et sur ce qui contribue à son bonheur :

An inquisitive, sensible, and impartial traveller […] is very instrumental in eradicating these prejudices, and therefore a benefactor to society. […] [A book of travels] promotes and facilitates the intercourse of countries remote from each other ; it dispels from our minds unreasonable and gloomy antipathies against those manners, customs, forms of government, and religion, to which we have not been bred ; it makes man mild, and sociale to man ; it makes us consider ourselves and all mankind as brethren, the workmanship of one Supreme benign Creator.» (« A Journey from London to Genoa… by Joseph Baretti », The Critical Review or, Annals of Literature, by a society of gentlemen, vol. 30, London, Printed for A. Hamilton, 1770, 195-196)

Face à de telles ambitions, produire de tels récits n’est pas à la portée de tous. Un article de la Critical Review de 1779 liste les compétences nécessaires : de vastes connaissances afin de produire une description précise des objets, mais également un goût sûr et un bon jugement pour sélectionner les informations essentielles, auxquels s’ajoute un talent de conteur et de mise en scène pour intéresser et divertir le public.203 Les prérequis sont encore plus stricts si le voyageur se réclame du titre de philosophe, et la lecture de Montesquieu et de sa théorie des climats apparaît comme indispensable :

202 Concernant l’influence des critiques littéraires sur l’évolution des récits de voyage, voir Yasmine Marcil,

“Les normes d’écriture du récit de voyage dans la presse périodique de la fin du XVIIIe siècle,” Seuils et Traverses, enjeux de l’écriture du voyage, Actes du colloque de Brest, 6-8 juillet 2000, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Suds d’Amériques, 2002, vol. II, 249-259.

203 « To describe with accuracy and precision the productions of nature or art, a previous knowledge of the subjects described is indispensably necessary ; to discriminate and select anecdotes worthy of communication, requires judgement and taste; and to interest and amuse with the relation of incidental occurrences, it is necessary they should be, what in the nature of things they rarely will be, new or important” (« Letters from an Officer in the Guards to his Friend in England, by Cadell,» The Critical Review or, Annals of Literature, By a society of Gentlemen, vol. 47, London, printed for A. Hamilton by W. Simpkin & R. Marshall, 1779, 417).

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[A philosophic traveller] must possess attainments of a much superior order; he must be a man of profound knowledge and extensive learning, of acute penetration and accurate discernment; he must be acquainted with human nature in different periods of its existence, and as it appears in different countries; else how shall he be able to compare past ages with the present, to develop the human heart, and penetrate the various disguises that it assumes? In painting the manners of a people, he must be able to distinguish between the spontaneous exertions of nature and the endless modification of character that originates from diversity of climate, education, government, or religion. (The Critical Review, vol. 47, 417)

Si les marchands américains ne revendiquent pas ouvertement le statut de philosophe, ils s’efforcent de produire des récits utiles. Lorsque le jeune marchand James Oldden Jr.

énonce les prérequis qu’il estime nécessaires pour mettre pleinement à profit un séjour en 1801, il s’inscrit parfaitement dans la tradition européenne :

A person to travel in this or any other country, ought in the first place to be well acquainted with every particular relative to his own, so as to be able to answer with correctness, those questions which he will find put to him very close by Foreigners; […] besides this he should be well informed on history, art &

Sciences, Commerce & Manufactures […], [have] a good memory to recollect so as to compare one part with another is requisite –a good judgment so as to distinguish, for instance in Paintings between spurious & real –and in fine a general knowledge of every thing, of languages, of men, of customs & manners are every essential to all those who wish to travel with pleasure & satisfaction so desirable for improvement. (Oldden, June 7th 1801)

Toutefois James Oldden reconnaît lui-même qu’il ne remplissait pas ces conditions à son départ.204

Par ailleurs, étant donné qu’ils ont pour la plupart moins de trente ans lorsqu’ils débarquent pour la première fois sur le sol européen, que leur métier leur laisse peu de temps libre pour développer leur jugement esthétique, ou encore qu’ils connaissent dans l’ensemble assez mal l’étiquette régissant la société élégante européenne, les voyageurs sont nombreux, tel Oldden, à redouter l’arrivée sur le Vieux Continent : « I am now preparing myself for an introduction into an almost entire New World [Germany, Holland and France]. Without any prospect of a companion so necessary to a traveller […], without knowing any language except a little French, I anticipate much difficulty, danger, & fatigue » (Oldden, 7 June 1801).

Ils sont plus à l’aise en Grande-Bretagne, car la culture leur est plus familière, ils y ont davantage de contacts professionnels ou personnels, et ne se heurtent à aucune difficulté d’ordre linguistique. Samuel Breck le résume ainsi : «In England, Americans feel always at home; identified as they are with the natives in language, customs and manners, their country

204 « that I was deficient in those qualifications I well knew » (Oldden, June 7th 1801). Cet extrait de son journal est reproduit dans les annexes (vol. 2, p. 160).

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is to us as our own » (Breck, 152). Pour autant, ils doivent affronter à leur arrivée douaniers, cochers, hordes de mendiants, aubergistes et serviteurs, qui se jouent de leur manque d’expérience et n’hésitent pas pour certains à facturer des prix exorbitants.

Comme l’observe Oldden dans l’extrait cité plus haut, une connaissance du continent nord-américain constitue un atout certain, puisqu’elle donne une expérience du voyage, confère davantage de recul et d’esprit critique, et permet de répondre plus aisément aux éventuelles questions de l’hôte européen. Un peu plus d’un tiers des marchands du corpus effectuent au moins une excursion sur le territoire national avant de traverser l’Atlantique : la plupart partent découvrir les terres de l’ « Ouest », dans les états de Pennsylvanie ou de New York, comme Jabez Maud Fisher qui en 1773 part de Philadelphie pour rejoindre Albany, puis les chutes du Niagara. A partir des années 1790 et plus encore au XIXe siècle, les visiteurs de santé fragile vont prendre les eaux dans les “stations thermales” de Ballston Springs et de Saratoga Springs dans l’état de New York.

En tant que marchands, ils sont aussi amenés à effectuer de nombreux déplacements professionnels dans les grandes villes et ports de la côte est. Entre 1795-1816, le marchand de Savannah Robert Mackay se rend ainsi à de multiples reprises à Charleston, mais également à Amelia Island en Floride espagnole, ainsi qu’à Baltimore, à New York et à Philadelphie.

Quant à Elkanah Watson, il est chargé en 1777 par son employeur de Providence d’acheminer une forte somme d’argent jusqu’en Caroline du Sud et en Géorgie. En l’espace de huit mois, il couvre alors plus de quatre mille kilomètres et traverse dix futurs états de la jeune nation (Watson, Memoirs, 77).

Quelques séjours d’affaires ont lieu en dehors du territoire : William Bingham est envoyé en Martinique en 1776, et Thomas Handasyd Perkins rend visite à son frère installé à St Domingue en 1785.

Si l’arrivée outre-Atlantique fait naître chez certains visiteurs quelques appréhensions, l’Europe - en particulier l’Angleterre - ne constitue toutefois pas pour eux une terra incognita : elle leur est familière à travers les oeuvres de fiction qui ont bercé leur enfance, ainsi que les manuels qui ont servi à leur éducation. Ils ont pour la plupart lu les grands auteurs britanniques, les plus populaires étant Shakespeare, Fielding, Sterne, Smollett, Thompson, Pope ou encore Walter Scott, et ont par ailleurs une bonne connaissance des grands événements historiques, ainsi que des figures les plus célèbres : on compte ainsi de multiples allusions à Mary Stuart, à Elisabeth I ou encore à Oliver Cromwell. Leurs attentes sont nombreuses à leur arrivée : en 1814, Martha Sargent Torrey est impatiente de voir de ses

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propres yeux le fonctionnement d’une machine à vapeur, de vivre l’expérience de la foule londonienne, ou encore de goûter aux joies de l’hospitalité et de la bonne chère britannique.205 Sa perception de la société en devient presque caricaturale : en se rendant à un office religieux dans une église de Liverpool en 1814, elle décrit le prêtre comme une parfaite incarnation

« du joyeux curé anglais » (Torrey, Journal, 26 June 1814). La réalité dépasse parfois ce qu’ils s’étaient imaginé, comme Joshua E. White en fait l’expérience en découvrant Oxford en 1810 :

I had formed various pictures in my mind of this renowned place, so venerable of its antiquity and its founder, and so respectable for the host of literary worthies who have been ushered from its academic chambers to illuminate the world; but none were correct delineations. In solemn grandeur, and in rural magnificence, it is without a parallel. (White, Letters, vol. II, 68)

Lorsqu’ils sont au contraire déçus, le séjour fournit l’occasion de corriger ces fausses impressions et, pour les patriotes au moment du conflit révolutionnaire, d’écorner une image jusqu’alors idéalisée de la mère patrie. Ainsi, dès son arrivée sur le sol britannique à Douvres, Elkanah Watson rapporte que le célèbre canon surnommé le “pistolet de poche de la Reine Elisabeth” est incapable d’atteindre Calais, contrairement à « ce qui se dit généralement en Amérique » (Watson, Journal of travels in Europe, Dover, 13 September 1782). Quant aux falaises de craie de Folkstone, elles ne correspondent pas selon lui à la description par Shakespeare dans le Roi Lear.

Ils suivent par ailleurs l’actualité britannique et européenne à travers la presse américaine, et sont au courant des derniers événements grâce à leurs contacts réguliers et fréquents avec des négociants outre-Atlantique. Ils obtiennent également des informations en s’entretenant avec l’équipage de leurs navires ou des proches qui reviennent de voyage.

Certains entretiennent encore des liens étroits avec l’Angleterre : leurs parents ou grands-parents y sont nés, et une partie de leur famille y vit toujours. Robert Wells, le père de Louisa Aikman, est un écossais d’origine et il perpétue les traditions en faisant porter le tartan à ses fils et en les envoyant dans des écoles écossaises.206

Diverses sources d’informations sont donc à la disposition des visiteurs pour préparer leur voyage. Avant leur départ, ils se renseignent sur le choix d’itinéraires et des principaux

205 Torrey, Journal, June 26, July 1st and July 7 1814, 25 June 1815. Voici par exemple ses impressions d’un mouvement de foule à Londres : “I have heard of a London crowd, but never had a correct idea of one, until today, & I think it will be the last as well as the first, in which either my husband or myself will ever voluntarily be found”.

206 David Moltke-Hansen, «Wells, Robert (1727/8-1794) », Oxford Dictionary of National Biography.

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« objets de curiosité » auprès de leur famille et d’amis qui les ont précédés207 et ils prennent le soin d’emporter des lettres de recommandation qui leur ouvriront de nombreuses portes: John Godfrey embarque ainsi pour l’Europe en 1795 « armé » de vingt-six lettres, à destination de maisons de commerce à Londres, Leeds, Birmingham et Sheffield, ainsi qu’à Hambourg, Amsterdam, Gand, Paris, au Havre et à Dunkerque. Le Quaker Henry Drinker se munit pour sa part d’un certificat justifiant de son appartenance à la Société des Amis (Drinker, 8 October 1759).

Une fois sur le sol étranger, ils ont la possibilité de faire appel à leurs représentants officiels (agents commerciaux, consuls et ministres plénipotentiaires) : en arrivant à Paris en 1771, Isaac Smith (le frère du marchand William Smith) écrit à Benjamin Franklin pour obtenir des contacts en France et en Hollande, ainsi que pour connaître l’itinéraire recommandé par le philosophe Jean-Nicolas-Sébastien Allamand pour visiter les Provinces-Unies (Letter from Isaac Smith to Benjamin Franklin, Before May 17 1771, Franklin Papers).

Lorsqu’en 1783, William Smith débarque à son tour à Paris, Franklin lui procure un billet pour assister à une ascension en montgolfière, et Charles Storer, un parent éloigné qui officie comme secrétaire de John Adams, lui fournit des informations détaillées sur la capitale française : adresses d’hôtels où l’on parle anglais, « tables d’hôtes » et magasins où il pourra se procurer chaussures, vêtements de qualité, couvre-chef et épée, et conseils sur les moyens de transport à sa disposition. Il lui indique également le nom de compatriotes à qui il pourra présenter ses hommages, lui suggère diverses distractions pour occuper ses soirées et, bien sûr, le met en garde contre la frivolité des Françaises : « don’t be too free with the Girls, and you may come away in peace and health » (Benjamin Franklin to William Smith, 26 November 1783 ; Charles Storer to William Smith, St Quentin, 15 November 1783, Smith-Carter Family Papers).208

On ne saurait négliger les outils essentiels que sont les guides touristiques, les récits de voyage et les livres d’histoire. A l’occasion de son séjour en Europe en 1800, Ebenezer Smith Thomas observe que tous les bâtiments publics et lieux les plus célèbres de la capitale lui sont

« familiers » grâce à la lecture de History of London de William Thornton (Reminiscences,

« My First Voyage to Europe in 1800 », 71). Il n’est pas aisé d’identifier ces ouvrages car, de manière générale, les visiteurs les citent sans indiquer la source ni même utiliser de

207 Avant d’embarquer pour l’Angleterre, Isaac Smith reçoit la lettre d’un ami de la famille, l’ecclésiastique Samuel Barrett, qui lui détaille tous les centres d’intérêt de plusieurs villes anglaises. Y figurent en bonne place les vestiges romains ou celtiques, les églises gothiques, les châteaux, les principales industries, les curiosités naturelles, les demeures aristocratiques et leurs jardins. Il lui recommande certains « circuits » à emprunter (Letter from Samuel Barrett to Isaac Smith, Boston, January 23 1770, Smith-Carter Family Papers, 1669-1880, mss., Massachusetts Historical Society). La lettre est reproduite en annexe (vol. 2, p. 83).

208 La lettre de Charles Storer est reproduite dans les annexes (vol. 2, p.90). La lettre de Benjamin Franklin est disponible en ligne sur le site : http://franklinpapers.org/ (dernière consultation : juin 2015).

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guillemets. Samuel Curwen fait exception : il renvoie à des guides de Bath, de Cambridge et d’Oxford pour éviter la description de ces villes. Lecteur passionné, il dévore pendant son long exil plusieurs livres d’histoire britannique, notamment des biographies de Jacques I et Charles I, ainsi que des récits de voyage, comme celui du célèbre agronome Arthur Young A Six Months’ Tour Through the North of England (1769).209 Dans l’inventaire de ses bagages figurent également un guide sur les fiacres, un plan de Londres, et une carte de l’Angleterre et du Pays de Galles (Curwen, II, 709-710). Les voyageurs s’appuient en général sur des ouvrages assez récents : en 1776, Jabez Maud Fisher fait référence au guide de William Hutchinson, An Excursion to the Lakes, qui vient tout juste de paraître, et en 1796-1797, William Lee renvoie au journal du médecin écossais John Moore (Journal during a Residence in France), publié trois ans auparavant (Fisher, American Quaker, 160 ; Lee, Yankee Jeffersonian, 24).

Il faut cependant attendre le tournant du siècle pour trouver les premières allusions au récit de voyage d’un Américain, A Journal of Travels in England, Holland and Scotland de Benjamin Silliman, écrit à l’occasion d’un séjour en 1805-1806 et publié en 1810, qui devient rapidement une référence incontournable.210 En 1814, Mary Turner Sargent Torrey semble pleinement satisfaite de l’ouvrage, qu’elle dévore pendant sa traversée vers l’Europe : « I finished today Mr Silliman’s pleasing & instructive journal. He evinces, I think, an intelligent mind, & a feeling heart. […] I have received from the perusal of his book a considerable insight of the country to which I am bound.”211 Son influence est telle que de nombreux voyageurs de la période copient son parcours, cherchent à rencontrer les mêmes interlocuteurs et refusent de décrire les lieux les plus connus, préférant renvoyer leurs lecteurs au récit de Silliman. Ils prennent également un malin plaisir à relever toutes les « erreurs » commises par le voyageur : Joseph Ballard croise en 1815 un marchand de coton de Manchester, que son concitoyen a présenté comme une source fiable, mais qui lui semble véhiculer de nombreux stéréotypes à l’encontre des Américains (Ballard, 68).

L’entourage du voyageur joue également un rôle essentiel dans la préparation du voyage.

209Curwen, Journal of SC Loyalist, I, 237, 330, 335. Il lit également des récits vers des destinations plus lointaines : les Letters from Italy (1766) du chirurgien anglais Samuel Sharp, ou encore les Voyages en Asie-Mineure (1775) de l’archéologue anglais Richard Chandler (Curwen, I, 273, 278, 319, 263, 296).

210 Un journaliste de la North American Review écrit en janvier 1816 : «Of the American travellers who have published accounts of England, the work of professor Silliman has been hitherto the best. » (« Journal of a tour and residence in Great Britain… by a French Travellers, 1815, » North American Review, Issue 5, January 1816, 242). Une opinion qui n’est pas démentie par les marchands du corpus : sur les sept négociants qui voyagent après 1810, Silliman est mentionné par quatre d’entre eux : dans le journal du voyage de Thomas Handasyd Perkins en Angleterre en 1811, dans celui de Joseph Ballard en 1815, dans les Letters on England de Joshua White, et dans les Reminiscences de E.S. Thomas à propos de son voyage en Europe en 1820.

211 June 6, 1814, Journal of Mary Turner Sargent Torrey, 1814-1815, mss., Massachusetts Historical Society.

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