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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 2 : Les conditions matérielles du voyage

B) Les réactions des proches

La Grande-Bretagne, et l’Europe plus généralement, étant traditionnellement représentées comme des terres de vice et de corruption, un séjour sur le Vieux Continent peut susciter de nombreuses craintes dans l’entourage des voyageurs. Les visiteurs eux-mêmes renforcent parfois ces impressions dans leurs témoignages, afin de souligner leur conduite héroïque face à ces dangers et de faire ressortir, par contraste, l’innocence et la vertu de la société américaine. Voici le tableau que brosse James Oldden : «In all the places that I have been in, the seducing snares of vice can be found. But in cities any thing like the extent of London & Paris, they stare you in the face, you cannot turn round, but they are before you, &

in short they are always present” (Oldden, September 22nd 1801). Les tentations sont nombreuses : dans certaines rues et théâtres de Londres en 1750, Francis Goelet croise de nombreuses « filles de plaisir » : « all along Lemon Street you have rainges (sic) of their coffee houses where you cant (sic) pass scarce for them all standing at the receipt of custom and kindly inviteing (sic) you in. […] In the play house, you can pick & choice a lady and then go to drink wine with them to the Fields of Adonis » (Goelet, January 1st-April 1st 1750). Certains peinent à ne pas céder, comme William Palfrey qui s’adonne aux jeux d’argent à Londres en 1771 : « Lost three or four shillings at the game. No more gaming if I can help it » (Palfrey, February 28, March 1 1771).

Face à de tels commentaires, on saisit l’angoisse des mères et des soeurs qui, dans leurs lettres, mettent en garde le voyageur. Elizabeth Storer Smith souhaite que son fils William lui revienne aussi “pur” qu’à son départ : “[I hope the Suprem Being] will preserve you unspotted and return you in safety to the arms of your Anxious Mama” (Letter from Elizabeth Storer Smith to her son William Smith, Boston, July 25 1783, Smith-Carter Family Papers). Lorsqu’ils sont financés par un proche, il s’agit également de rendre des comptes concernant leurs dépenses. A l’occasion d’un séjour à Londres en 1760, John Hancock se justifie ainsi auprès de son oncle l’achat de vêtements :

I observe in your Letter you mention a Circumstance in Regard to my Dress. I hope it did not Arise from your hearing I was too Extravagant that way, which I think they can’t Tax me with. At the same time I am not Remarkable for the Plainess of my Dress, upon proper Occasions I dress as Genteel as any one, and can’t say I am without Lace. I Endeavour in all my Conduct not to Exceed your Expectation in Regard to my Expences, but to Appear in Character I am Obliged

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to be pretty Expensive. (John Hancock to Thomas Hancock, London, January 14 1761, “Letters of John Hancock,” 195)

La pression qui pèse sur les voyageurs est particulièrement forte chez les Quakers, qui se doivent de mener une vie simple, honnête et vertueuse et auxquels on ne semble pardonner aucun écart de conduite. En 1775, Lydia Gilpin conseille à son jeune frère Jabez Maud Fisher de fuir les théâtres londoniens, qu’elle identifie comme des « lieux de débauche ». Elle lui recommande également d’éviter toute discussion à caractère politique, de modérer ses dépenses, et de ne pas adopter les habitudes vestimentaires européennes : « remember thou art (sic) to return to us & will be more acceptable if thou appears (sic) less alterd (sic) in thy Dress &c than we expect. »212

Les voyageurs s’empressent bien sûr de rassurer leurs proches : alors qu’il séjourne à Nantes depuis un an et demi, Elkanah Watson écrit à sa sœur que s’il a acquis les manières raffinées des Français et leur élégance, son caractère reste inchangé. Un an plus tard, il assure à son frère qu’il n’a aucune intention de se marier avec une Européenne et qu’il compte revenir vivre en Amérique dès qu’il aura accumulé assez de bénéfices (Elkanah Watson to his sister, Rennes, January 31 1781 ; Elkanah Watson to his brother, June 10 1782, Papers, Journal). Ceux qui sont originaires de Nouvelle-Angleterre, empreints d’une éducation puritaine, sont particulièrement nombreux à ressentir une certaine culpabilité en se rendant aux spectacles et soirées mondaines à Paris, la ville de toutes les tentations. On ne compte pas leurs protestations vis-à-vis de l’indécence des danseuses de l’opéra de Paris, de l’immoralité des actrices, ou encore de la vie dissolue menée par certains aristocrates. Mais ce n’est là qu’une posture, car ils cèdent pour la plupart à ces vains plaisirs, et se justifient en arguant, comme Mary Torrey, qu’il leur faut s’adapter aux coutumes locales : « We have just returned from a social dinner with our party of gentlemen at a hotel in the Palais Royal. What would our sober Bostonians say to this? We say, one must do in Paris as the Parisians do, in some things at least » (Torrey, Journal, 4 September 1814). Si elle reconnaît qu’elle prend goût à ce mode de vie à mesure que son séjour parisien se prolonge, elle souligne qu’elle n’en oublie pas pour autant son pays d’origine : «Paris is such a continual scene of pleasure, that were I to remain long in it, I think I might be inclined to enter with avidity into its amusements, notwithstanding my sober reflections on its follies, but it never would teach me to forget home » (Torrey, 7 September 1814).

212 Letter from Lydia Gilpin to Jabez Maud Fisher, Philadelphia, 9th month 9th 1775, Letter from Joshua & Sons to Jabez Maud Fisher, Philadelphia, 5th month 13 1775 and Letter from Miers Fisher to Jabez Maud Fisher, Oct 29th 1775, Fisher, Papers.

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Oublier ou pire, dédaigner l’Amérique, c’est là en effet une des plus fortes craintes de l’entourage. C’est pour prévenir une telle attitude que Lydia Gilpin rappelle à Jabez Maud Fisher en 1775 tous les liens qui le rattachent à sa terre natale : « Neither the Variaty (sic) of objects nor the pleasing Amusements for thy Most Chearful Moments May Erase from thy Mind the Situation the Land of thy Nativity is in, wherein all thy Nearest Tyes in Nature are » (Lydia Gilpin to Jabez Maud Fisher, Philadelphia, 9th month 9th 1775, Fisher, Papers). Ce besoin de souligner leur loyauté par rapport à leur pays d’origine se maintient après l’indépendance, signe que le sentiment patriotique doit encore être consolidé. Lorsqu’en 1799 Beulah Sansom écrit à sa belle-famille qu’elle et son mari n’ont pas vu passer les trois derniers mois à Londres tant ils ont été bien accueillis, elle s’empresse d’ajouter : « the Objects of my attachment [to my native Land] have not suffered by a Comparison with the Country or People on this Side the Atlantick » (Beulah Sansom to Samuel Sansom, London, 20th, 6th month 1799, Papers).

Au moment de leur départ, tous éprouvent des difficultés à se séparer de leurs proches, en particulier ceux qui laissent derrière eux une fiancée, une épouse et des enfants. Ils se repentent parfois d’être partis, en particulier lorsque leur frêle esquif est pris dans de violentes tempêtes, avant que l’arrivée en Europe et l’attrait de la nouveauté ne dissipent ces regrets, comme en témoigne James Oldden :

I can safely say I have regretted my departure from home but once, & that was soon after our leaving the capes of Delaware, and were involved in a most tremendous storm […]. I confess the greatest part of those ideas vanished and the thoughts of being about to enter in a new scene of action, and amongst strangers in a foreign land, engrossed all my attention. (Oldden, November 9th 1801)

Durant leur séjour, les lettres échangées entre le voyageur et ses proches sont attendues avec la plus grande impatience.213 Reprenant un proverbe de Salomon, Samuel Curwen compare les lettres qu’il reçoit d’Amérique à « de l’eau fraîche [offerte] à quelqu’un qui a soif » (Curwen, Journal of SC Loyalist, I, 50). Il fallait en moyenne trois à quatre semaines à un navire pour traverser l’océan, et plus encore pour qu’un courrier parvienne à ses destinataires. A titre d’exemple, la première lettre que Joseph Sansom envoie à sa famille depuis Londres le 18 avril 1799 parvient à Philadelphie le 13 juin, soit presque deux mois

213 Beulah Sansom relit les lettres de sa famille au point de les connaître par cœur (Beulah Sansom to her parents, Nismes, 6th, 1st month 1801, Papers). En 1799, elle rappelle à sa famille combien une lettre de leur part lui apporte de réconfort, quand bien même ils ne communiquent que des informations anodines : « Let me tell you, when thousands of miles lie between those whom the ties of kindred and long intimacy hath connected & bound in sympathy, there is then no occasion of the pathos of authorship to make the most trivial circumstances Interesting, indeed it would even be pleasant to hear that the sun rises and sets sometimes in a cloudless horrison (sic), as it used to do on the American shore; for it is here almost always enveloped in clouds and darkness”

(Joseph and Beulah Sansom to Samuel Sansom, Edinburgh, 7th month, 29th 1799, Papers).

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après (Sansom, Papers). Dès que le couple s’éloigne des grands ports, les missives mettent un mois de plus à arriver à destination. Le père du marchand de John Powell Hare doit pour sa part patienter quatre longs mois en 1808 avant d’apprendre que son fils est arrivé en Europe sain et sauf.214 Les guerres rendent les communications plus malaisées encore et les lettres se font alors très rares : le Loyaliste Benjamin Pickman se plaint en 1779 de n’avoir reçu aucune nouvelle épistolataire de son épouse depuis plus de trois ans (Benjamin Pickman to Mary Pickman, London, May 27th and August 2nd 1779).

Un dernier élément clé de la préparation du voyage concerne la recherche d’accompagnateurs.