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LA GRANDE-BRETAGNE, ENTRE FASCINATION

E) La rencontre avec des Britanniques de renom

III- Les premières condamnations se dessinent

Pour commencer, tous les visiteurs se montrent critiques vis-à-vis du climat britannique, déplorant la fréquence des précipitations et du brouillard. Originaire de Philadelphie, Jabez Maud Fisher estime que le soleil est beaucoup plus présent en Amérique, et il regrette à tel point les rayons de l’astre solaire qu’il le surnomme « son concitoyen » : « I do not expect this Winter to see my Countryman in half American Royalty and Splendor” (Fisher, American Quaker, January 21 1776, 120, c’est moi qui souligne). Les plaintes des marchands concernant l’humidité et le brouillard sont particulièrement nombreuses lorsqu’ils séjournent dans la capitale, où les fumées de charbon se mêlent à l’atmosphère. A son arrivée à Londres, Joshua Johnson souffre de problèmes pulmonaires qu’il attribue aux « brumes et fumées désagréables », et il note que c’est une affection courante chez les résidents de fraîche date :

[The weather] is very different from our country and not near such fine clear air;

it preys a good deal on my lungs, but I am kept in spirits from its being a general thing to all on their first coming. (Johnson, July 23 1771, 6, 55)

Par ailleurs, s’ils admirent la “verte campagne” anglaise, les visiteurs ont néanmoins l’impression de contempler une nature « en miniature », en comparaison avec l’immensité des paysages américains. Samuel Curwen souligne cette différence d’échelle lorsqu’il observe que la “rivière” de Sidmouth ne serait qu’un «petit ruisseau » en Nouvelle-Angleterre (Curwen, August 6 1776, 204). Jabez Maud Fisher, bien que féru des paysages pittoresques et sublimes britanniques, reconnaît qu’ils sont moins grandioses et moins sauvages qu’en Amérique. Il estime ainsi que les cascades du Cader Idris ne font que rappeler les Chutes du Niagara, sans les égaler:

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Compared with [those two grand and noble Cataracts of the Cader Idris], all the other Falls of Water which I have seen in Great Britain are trivial and dwarfish.

These if they did not remind me of our boasted Wonder, the Niagara Falls, they at least did of the Montmorency and La Chaudière,59 to which they yield but trifling Superiority. (Fisher, American Quaker, 222)

Il faut toutefois nuancer ces critiques : l’impression générale qui se dégage des témoignages de l’époque coloniale est celle d’une admiration face à une nature fertile et maîtrisée, offrant d’abondantes récoltes et procurant un plaisir esthétique chez le spectateur.

Alors que se profile le conflit révolutionnaire, la rupture avec la métropole est donc encore loin d’être consommée chez la plupart des marchands. Ainsi, en mai 1776, voici la réponse que Jabez Maud Fisher apporte à Thomas Paine, lorsqu’il affirme dans Common Sense qu’il est absurde et contre-nature qu’un continent soit gouverné par une île :60

What a little Spot is England. […] And shall this diminutive Spot give Law to the Continent of America, one of whose Lakes would immerse it in its Bowells? Well might the Indignation of America be aroused. Well might her Pride startle at the Thought […]. Yet this little Kingdom has shewn us her power and Strength, Empires more formidable than ours has she bid defiance to; and over Kingdoms more populous has she rose victorious. (Fisher, American Quaker, May 6 1776, 177)

Les attaques se font plus sévères vis-à-vis du système éducatif : à l’image des Britanniques de l’époque,61 les visiteurs sont de plus en plus nombreux62 à émettre de sérieuses réserves quant à la qualité de l’enseignement dispensé dans le pays. Henry Laurens est celui qui s’intéresse le plus à la question, car il souhaite offrir une éducation de qualité à ses trois fils qui l’accompagnent en voyage. Quelques mois après son arrivée en Grande-Bretagne, s’étant renseigné sur les établissements aux alentours de la capitale, il s’avoue profondément déçu à la fois par les universités et les écoles privées, à tel point qu’il regrette de ne pas avoir laissé ses garçons en Caroline :

59 Les deux chutes d’eau auxquelles le visiteur fait allusion se trouvent au Canada, sur le Saint-Laurent. Le marchand s’y est rendu en 1773, deux ans avant son départ pour la Grande-Bretagne.

60 « There is something very absurd, in supposing a continent to be perpetually governed by an island. In no instance hath nature made the satellite larger than its primary planet” (Paine, 91).

61 On constate en effet en Angleterre une attitude de plus en plus critique vis-à-vis des universités d’Oxford, de Cambridge, ou encore des Inns of Court de la capitale : sont dénoncés les mœurs des étudiants de plus en plus dissolues, l’inégalité de traitement entre les étudiants aristocrates et les autres, la difficulté que rencontrent les professeurs pour faire respecter la discipline, ou encore la longueur, le prix excessif et le contenu inadapté de la formation médicale (Langford, A Polite and Commercial People, 79-90).

62 Il faut noter quelques exceptions : En 1780, Benjamin Pickman est très satisfait de son séjour à Oxford : il vante la beauté des bâtiments de la ville, est ravi de pouvoir dîner avec des docteurs en théologie et d’écouter leur conversation. Il ne formule aucune critique quant à la qualité de l’enseignement dispensé ou le manque de moralité des étudiants (Pickman, 12 January 1780). Quant à William Palfrey, il déclare qu’Oxford est « la plus grande institution éducative au monde » (Palfrey, March 13 1771).

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Since my arrival in England I have been as diligent an Enquirer as time and Circumstances would admit of, into the State of Schools in this Kingdom. And upon my Word, I have received so little Satisfaction, that I have sometimes wish’d myself and all my Children safe at Ansonburg again. The two Universities are generally, I might say universally, censured. Oxford in particular is spoken of as a School for Licentiousness and Debauchery in the most aggravated heights. I have visited a few private Academies and taking all Things together, none of them quite please me. (Henry Laurens to Benjamin Elliott, 4 November 1771, Papers, vol. 8, 30)

Un mois plus tard, il estime que moins d’une institution sur dix en Angleterre offre une éducation satisfaisante (Henry Laurens to Thomas Savage, 5 December 1771, Papers, vol. 8, 75). Craignant que la société britannique ne « contamine » les moeurs vertueuses de ses enfants,63 il décide finalement de placer deux de ses fils à Genève, dans une institution qui lui donne entière satisfaction tant sur les plans moral, qu’ éducatif et financier :

[In Geneva,] more friendly Attention will be paid to [my Sons] in all Respects than we could hope for in a Kingdom overwhelm’d by Luxury and Vice, where Interest is almost universally the main Spring of Action, and where at the same time it is exceedingly difficult to find Tutors who will pay half that Attention on their Pupils, which might reasonably be expected in Return for the extravagance of their Demands. (Henry Laurens to James Laurens, 22 June 1772, Papers, vol.

8, 376)

Malgré son admiration sans faille de la métropole et son appartenance à l’élite de Caroline du Sud qui envoie de nombreux jeunes hommes en Angleterre pour y être éduqués, Louisa S.

Aikman est horrifiée par les internats anglais, et s’estime heureuse d’avoir bénéficié d’une éducation « sur la rive ouest de l’Atlantique », à savoir, dans son cas, un enseignement à domicile.64

L’état des moeurs de la société britannique fait également l’objet de vives dénonciations, en particulier chez les visiteurs puritains de Nouvelle-Angleterre et les Quakers de Pennsylvanie, qui ont des critères d’exigence morale élevés. Dès son arrivée sur le sol britannique en 1775, le marchand de Salem Samuel Curwen, puritain et conservateur, fait un constat sévère du climat moral qui règne dans la capitale. En s’appuyant sur la théorie cyclique de l’histoire, selon laquelle les civilisations progressent par différentes étapes,65 il

63 « God forbid the tainted air of this Kingdom should infect his Morals & divest his attention” (Henry Laurens to George Appleby, 31 October 1771, Papers, 27).

64 « I am thankful I was born and bred on the Western shore of the Atlantic. I should have died under the horrors of a Boarding School” (Aikman, 34).

65 Voir par exemple l’explication du Révérend David Tappan, Professeur de théologie à Havard, dans un sermon de 1798 : « When [political bodies] have reached a certain point of greatness, their taste and manners begin to be

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dépeint une société britannique sur le déclin : la richesse excessive des habitants a encouragé le luxe, qui a entraîné à son tour une multitude de vices et corrompu toutes les strates de la société. Londres se transforme en digne Sodome ou Gomorrhe, où les habitants succombent aux innombrables « tentations » qui se présentent à eux :

The dissipation, self-forgetfulness, and vicious indulgences of every kind, which characterize this metropolis, are not to be wondered at. The temptations are too great to that degree of philosophy and religion ordinarily possessed by the bulk of mankind. The unbounded riches of many afford the means of every species of luxury. (Samuel Curwen to Rev. Thomas Barnard, July 22 1775, Journal and Letters, 32)

Les visiteurs sont particulièrement choqués par l’attitude de certains nobles qui font l’objet de scandales. Ainsi, en se rendant au château de Dean en 1779, Louisa Susannah Wells Aikman rapporte l’histoire du propriétaire des lieux, Francis Osborn, Duc de Leeds et Marquis de Carmarthen (1751-1799), dont l’épouse s’enfuit avec un autre homme, avant de mourir de chagrin en découvrant que son amant la trompait :66

What is Grandeur without Honour and Virtue ? […] Is not [the story of this unfortunate pair] an excellent Fable for a play ? But the present age can testify its truth! Alas ! Alas ! That the example of the Virtuous Pair on the Throne67 cannot influence the Nobility. (Aikman, 20 August 1779, 63-64)

Samuel Curwen est quant à lui indigné par le fils du Baron de Poltimore, Charles Warwick Bampfield (1753-1823), qui mène une vie de débauche et dilapide la fortune familiale. Il incarne aux yeux du voyageur puritain et conservateur tous les travers de la société britannique “moderne” : «[He is] a sad instance of folly, of thoughtlessness, extravagance, and compliance with luxurious taste, and dissipation of the present age here” (Curwen, Journal of SC Loyalist, 12 April 1779, vol. II, 534). En dignes défenseurs de valeurs bourgeoises, les marchands condamnent les aristocrates qui vivent dans un luxe excessif.

Les couches populaires de la société britannique ne sont pas épargnées. Samuel Curwen se plaint du comportement indécent et parfois violent de la foule qu’il côtoie à l’occasion d’une foire à Birmingham en 1777 : « it is rather a day of jollity than business ; and the ensuing evening ends in riot, debauchery, and drunkness” (Curwen, Thursday 22 May

infected. Their prosperity inflates and debauches their minds. It betrays them into pride and avarice, luxury and dissipation, idleness and sensuality, and too often into practical and scornful impiety. These, with other kindred vices, hasten their downfall ruin. […] luxury tends to extinguish both sound morality and piety” (cité dans Stow Persons, “The Cyclical Theory of History in Eighteenth Century America,” American Quaterly, vol. 6, No. 2 (Summer 1954), 147-163, 153).

66 Il épouse en 1773 Amelia Darcy (1754-1784), mais son épouse s’enfuit avec John Byron (le père du poète). Le divorce est prononcé en 1779 mais Amelia meurt pendant le procès, le cœur brisé.

67 Le roi George III avait la réputation d’être fidèle à son épouse.

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1777, Journal of SC Loyalist, I, 347). Par ailleurs, ses déboires avec les pickpockets, les cambrioleurs et les prostituées sont présentés comme autant de signes d’une société dont le voyageur condamne la « folie », l’« extravagance », l’« inconséquence », la « dissipation » et le « goût pour le luxe » (Curwen, Journal of SC Loyalist, May 10 1779, II, 534). Une conversation avec une fille de joie londonienne en avril 1777 ne fait que confirmer sa position : « The wretched condition to which the multitude of poor Girls with which this great City abounds who have been unfortunately seduced from the paths of modesty and chastity are reduced to, is a melancholy and mortifying consideration to a humane mind” (Curwen, Journal of SC Loyalist, I, 140).

Laurens est lui aussi scandalisé par l’immoralité des femmes : “Oh! The wretched state of female Virtue in this Kingdom […] Chastity is certainly out of Fashion in England. And Women talk another Language, than that in which Modesty was best understood twenty years ago” (Henry Laurens to James Laurens, 5 December 1771, Papers, vol. 8, 68-69). Lorsqu’il doit trouver un refuge en 1773 pour sa nièce Mary Bremar victime d’un viol, il refuse de laisser la jeune femme à Londres, sur une « terre du péché », entourée de « mille tentations », et il décide de la placer dans un couvent des Ursulines à Boulogne.68 Ces observations font directement écho à certains moralistes britanniques de l’époque qui opposent l’innocence de la campagne à la perversité citadine,69 thème que l’on retrouve également dans la célèbre série de peintures A Harlot’s Progress de William Hogarth : la capitale cause la perte des innocentes et vertueuses jeunes filles de province, qui sont entraînées dans l’enfer de la prostitution et des maladies vénériennes.

Aux yeux de nombreux visiteurs, la décadence de la société se reflète dans la sphère politique. Faisant directement écho aux dénonciations des radicaux britanniques,70 les patriotes américains portent un regard de plus en plus suspicieux à l’encontre de l’administration britannique. En 1769, William Palfrey écrit à John Wilkes qu’il a bon espoir qu’il parvienne à lutter contre la corruption au sein de toute la nation britannique, et tout particulièrement celle de ses dirigeants : « We [Wilkes’s friends in America] promise ourselves much from your endeavours to stem that torrent of corruption which ‘like a general flood, has delug’d all’ to the eternal digrace of the British Nation » (William Palfrey to John

68 “I had considered her continuance in London as beset by Millions of Temptations which would begin to play before her Eyes as soon as my back should be turned. [Boulogne] is an asylum from the dangers which I dreaded in London” (Henry Laurens to James Laurens, April 24 1773, Papers, vol. 9, 12-13).

69 Xavier Cervantès, L’Angleterre au XVIIIe siècle, 115-117.

70 Pauline Maier, « John Wilkes and American Disillusionment with Britain » ; Colin Kidd, British Identities before Nationalism, Ethnicity and Nationhood in the Atlantic World, 1600-1800, Cambridge University Press, 1999, 266-269.

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Wilkes, 21 February 1769, c’est moi qui souligne). Deux mois plus tard, alors que la réélection de Wilkes au parlement est invalidée et que ce dernier apparaît comme une victime de l’arbitraire, Palfrey ne cache pas son mépris pour les dirigeants britanniques :

Your friends in America find with the utmost grief and concern that Ministerial malice still follows you and baffles all your projections for the good of Great Britain and its dependencies, but I hope the time is not far off, when a weak and wicked Administration, and all their corrupt tools, shall be made to tremble at the name of Wilkes. (William Palfrey to John Wilkes, April 12 1769, “John Wilkes and Boston”, 199, c’est moi qui souligne)

Ces craintes à l’égard d’un ministère « tyrannique et corrompu »71 sont confirmées par de nombreux marchands dans les années 1760 et 1770, qu’ils soient patriotes ou modérés. Ainsi, bien que fervent défenseur de l’empire britannique jusqu’au début des années 1770, Benjamin Franklin exprime en février 1775 son désenchantement vis-à-vis de la société britannique, qu’il qualifie de «royaume pourri », une expression inspirée des célèbres lignes d’Hamlet : « When I consider the extream Corruption prevalent among all Orders of Men in this rotten State, and the glorious Virtue so predominant in our rising Country, I cannot but apprehend more Mischief than Benefit from a closer Union » (Benjamin Franklin to Joseph Galloway, February 25 1775, Franklin Papers, c’est moi qui souligne).72 A l’image de Franklin et bien que modéré, Henry Laurens porte un regard de plus en plus critique et désabusé sur l’administration britannique : en 1772, il commence par mettre en doute la présence d’hommes honnêtes dans les rangs du gouvernement ;73 en février 1774, il ne cache plus sa désapprobation vis-à-vis des agissements d’un Ministère « aveuglé » qui se fourvoie en s’opposant à des colons « dans leur droit» ;74 deux mois plus tard, il ne doute plus de l’existence d’un complot destiné à ruiner les colonies et il en rejette désormais une partie de la faute sur le roi, dont il avait jusqu’alors excusé la conduite :75

71 Palfrey to John Wilkes, March 5 1770, “John Wilkes and William Palfrey,” Publications of the Colonial Society of Massachusetts, Transactions, 1937-1942, ed. Allyn Bailey Forbes, vol. 34, Boston, 1943, 417.

72 Concernant les positions de Franklin par rapport à l’empire, l’évolution de son opinion et son

“américanisation”, voir l’ouvrage de Gordon Wood : The Americanization of Benjamin Franklin, New York, The Penguin Press, 2004 (en particulier les chapitres 2 et 3, 61-151).

73 “There are many honest men in the City, nay, I will not positively say, there may not be found one even in the Ministry” (Henry Laurens to Peter Mazuck, 10 April 1772, Papers,vol.8, 259).

74 Henry Laurens to James Laurens, February 5 1774, Papers, vol. 9, 266.

75 Laurens suit en cela le cheminement de nombreux patriotes nord-américains qui soupçonnent dans un premier temps les agissements du Parlement et des ministres, pensant que le roi est manipulé et tenu dans l’ignorance des événements. C’est notamment la position de Franklin dans les années 1760 : « Franklin tended to see more and more the Crown as the benign center of empire and Parliament as the malevolent source of tyranny” (Wood, Americanization of Benjamin Franklin, 122). Ce n’est qu’une fois que les innombrables petitions adressées au roi restent sans réponse que les colons en concluent que le roi fait lui aussi partie des conspirateurs.