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VOYAGEURS DU CORPUS :

Chapitre 3 : Le récit du voyage

B) La question de la réécriture

Les récits de voyage qui sont publiés par les voyageurs à leur retour en Amérique sont rédigés sous forme de lettres envoyées à un destinataire, le plus souvent fictif, à différentes

373 Les publications sont les suivantes, dans l’ordre chronologique : Letters of William Lee, Sheriff and Alderman of London…, édité en 1891 par l’historien Worthington Chauncey Ford ; en 1906, la New York Historical Society fait paraître le récit de la Loyaliste Louisa Susannah Wells Aikman, The Journal of a Voyage from Charlestown, South Carolina, to London, undertaken during the American Revolution, by a daughter of an eminent American loyalist ; en 1913 est publié le journal de Joseph Ballard (England in 1815), par un de ses descendants, avec un tirage limité à 525 exemplaires ; en 1928, un historien de Nouvelle-Angleterre publie le journal et les lettres de Benjamin Pickman, accompagnés d’une biographie et généalogie de la famille ; en 1952, ce sont les John Gray Blount Papers qui sont édités par les archives de Caroline du Nord ; en 1958 est publié A Yankee Jeffersonian, Selections from the Diary and Letters of William Lee of Massachusetts, written from 1796 to 1840, edité par une descendante, Mary Lee Mann ; en 1968 débute la publication des Papers de Henry Laurens pour la South Carolina Historical Society et dont le seizième et dernier volume sort en 2002 ; la New York Historical Society fait paraître en 1970 les journaux de Francis Goelet (The Voyages and Travels of Francis Goelet, 1746-1758) ; deux ans plus tard, Andrew Oliver édite une édition des journaux du Loyaliste Samuel Curwen, beaucoup plus fidèle au texte de départ que celle de George Atkinson Ward ; en 1979, le chercheur Jacob M. Price fait paraître une partie des lettres de Joshua Johnson à ses partenaires commerciaux (Letterbook of Joshua Johnson’s Letterbook, 1771-1774) ; les lettres du marchand Robert Mackay à sa femme sont publiées en 1981 par la Georgia Society of the Colonial Dames of America ; enfin, en 1992 les journaux de voyage de Jabez Maud Fisher en 1775-1776, édités par le chercheur Kenneth Morgan.

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étapes.374 Le travail de composition se fait en général à partir de notes prises pendant le séjour, mais le voyageur s’aide également de la correspondance qu’il a entretenue avec ses proches. Cette présentation permet de suivre le déroulement du voyage tout en offrant une liberté plus grande que dans un récit au jour le jour. Peu de dates sont communiquées au lecteur, même si la chronologie des événements est respectée. Des synthèses accompagnent parfois la narration du voyage, comme dans le récit du voyage d’Elkanah Watson en Hollande (Watson, A Tour in Holland, « Origin and description of the United Provinces», 162-183).

Joseph Sansom consacre pour sa part les trois dernières lettres du récit de son Grand Tour d’Europe à faire un bilan de tous les pays visités, qu’il compare ensuite avec sa terre natale (Sansom, Travels, Letters XXX-XXXII, 245-280).

Lorsque certains voyageurs retravaillent les journaux d’origine pour les intégrer à leurs mémoires, ils abandonnent la présentation épistolaire pour se concentrer sur les événements les plus marquants et les plus brillants de leur existence, et se livrent à un important travail de réécriture qui sera détaillé dans la troisième partie de notre étude. Nous nous contenterons donc ici de faire quelques remarques sur la manière dont l’auteur fait œuvre d’écrivain en sélectionnant et en remaniant les faits, en se mettant en scène à travers la figure d’un narrateur, ou encore en mêlant vérité et fiction, comme Elkanah Watson lorsqu’il dépeint sa rencontre avec M. Dessein à Calais, l’aubergiste rendu célèbre par Sterne. Alors que le marchand s’entretient avec lui dans le secret espoir d’obtenir quelques détails sur le grand écrivain, la venue d’un moine ressuscite dans son esprit l’épisode du roman :

At Calais, we thundered into the courtyard of Monsieur Dessein, immortalized by Yorick. We hardly entered, before I saw him approaching, with his hat under his arm, and at once recognized him by the accuracy of Sterne’s description. […]

whilst I was conversing with him, the scene of Sterne’s description seemed to be realized by the approach of a monk, begging for his convent. (Watson, Memoirs, 164)

On peut cependant le soupçonner d’avoir ni plus ni moins falsifié ce dernier détail afin de dramatiser la rencontre, car aucune allusion n’y est faite dans son journal de l’époque (Watson, Journal of travels in Europe, Papers, Thursday 13th September 1782).

De même, Watson offre une image théâtralisée de lui-même, se posant en aventurier sans peur et sans reproche lorsqu’il rapporte l’attaque de bandits de grand chemin subie près

374 Ainsi, Elkanah Watson relate son séjour en Hollande en 1784 à travers dix lettres envoyées à son frère ; Joseph Sansom divise le récit de son séjour en France, en Suisse et en Italie en trente-deux missives (la première est adressée de façon très vague à des «amis ») ; et Joshua E. White divise son récit en quarante-deux lettres, n’indique pas de destinataire.

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de Liverpool en 1782.375 Il se félicite du sang-froid dont il a fait preuve et se garde bien de préciser, comme il l’avait fait dans une lettre de l’époque, que son serviteur avait oublié de charger l’un de ses pistolets. En revenant sur l’événement dans ses mémoires, il en profite pour formuler une critique politique cinglante à l’encontre du gouvernement britannique de l’époque, transformant les truands qui ont attenté à sa vie en victimes presque innocentes d’un système de presse “barbare” qu’il juge indigne d’une nation civilisée :

The barbarous and demoralizing system of impressment, would disgrace the most despotic government on the earth; and yet, in this country of boasted liberty and laws, it is tolerated by the government, and sanctioned by established custom.

(Watson, Memoirs, 186)

Certains auteurs décident de passer sous silence une étape importante de leurs voyages. Joseph Sansom annonce dans la préface de son récit de 1805 qu’il ne parlera pas de son séjour en France et en Angleterre, de peur qu’on ne lui reproche son parti pris, car il est fédéraliste, et donc pro-anglais :

It was the Author’s original intention to have given his Countrymen an opportunity of beholding the rival Empires of France and England, […] but finding his principles canvassed, with suspicion, by the wakeful prejudices of Party (which he is rather disposed to allay than to foment) he now offers to the Public that Part only of his European Tour, to which political objections cannot so readily apply. (Sansom, Letters from Europe, Advertisement)376

Toutefois, cette prétendue autocensure n’est pas suivie dans les faits, car l’auteur ne se prive pas de comparer les deux puissances rivales à la fin de sa narration. Cette annonce n’est ni plus ni moins un moyen de promouvoir son ouvrage et d’attiser la curiosité de son lecteur, puisqu’il promet de publier cette partie de son voyage s’il remporte le succès escompté.

En cas de publication posthume des mémoires, ce sont les éditeurs – dans la grande majorité des cas, leurs descendants – qui achèvent la rédaction et effectuent le travail de composition.377 Ils s’appuient sur la correspondance, les journaux intimes ou encore les articles publiés, qu’ils relient entre eux et replacent dans leur contexte. Ainsi, avant de citer

375 L’éditeur des mémoires d’Elkanah Watson, qui n’est autre que son fils, met également ce trait en avant à travers le choix des gravures qui illustrent le début de chaque chapitre. Ainsi, le chapitre III s’ouvre sur une représentation de trois cavaliers pris au piège dans une forêt en flammes, un épisode digne d’un roman d’aventures et qui renvoie au voyage de Watson de Savannah à Charleston en 1778. La légende qui accompagne l’image souligne le courage du voyageur, transformé en aventurier téméraire : « Peril in a Burning Forest » (Watson, Memoirs, Second Edition, 53).

376 Le document est reproduit dans les annexes (vol. 2, p.169).

377 Ainsi, le récit de Watson ne couvre que les vingt-neuf premières années de son existence, alors qu’il s’éteint à l’âge vénérable de quatre-vingt quatre ans. Son autobiographie ne représente que les 300 premières pages d’un ouvrage qui en compte un peu plus de 500. Celui de Perkins s’interrompt en 1811, une cinquantaine d’années avant sa mort.

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des extraits du journal de la traversée de l’Atlantique de Perkins en 1794, l’éditeur rappelle les difficultés et dangers encourus par le voyageur en ces temps incertains : “His voyage to France was long, with boisterous weather, and some narrow escapes, as appears by the following extracts from the journal which he kept at the time” (Memoir, 45). Dans un récit qui se veut hagiographique, il s’agit de construire l’image d’un gentleman érudit aux multiples centres d’intérêt. Disparaissent alors toutes les références à la “lassitude” de Perkins ainsi que les doutes et “réflexions désagréables” qui l’assaillent alors que son navire essuie une tempête, pour laisser la place à ses observations scientifiques sur la formation des brouillards aux abords des côtes de Terre-Neuve, ou encore au “club” qu’il forme avec d’autres passagers, membres comme lui de l’élite de Boston (Memoir, 46).

Les omissions sont nombreuses : le fils d’Elkanah Watson écarte ainsi toute lettre échangée entre son père et des personnes encore vivantes, afin de ne pas porter atteinte à leur vie privée. Il admet en outre avoir été contraint, à regret, d’abréger les journaux de voyage de son père dans un souci de brièveté.378 Pour sa part, l’éditeur des mémoires de Perkins supprime toute référence à l’avancée de ses transactions financières, ainsi que presque toutes les descriptions des monuments visités à Paris, qu’il estime moins originales que les remarques sur l’atmosphère qui règne dans les rues de la capitale à la fin de Terreur.

Le plus souvent, ces modifications se font à l’insu du lecteur. Ainsi, dans son édition des journaux de Samuel Curwen en 1842, George Atkinson Ward ne prend pas la peine d’indiquer les innombrables coupes et reformulations opérées dans le texte d’origine.379 Tous les passages susceptibles de nuire à la réputation du Loyaliste ont été expurgés sans état d’âme, tels que les combats de boxe auquel assiste l’exilé désoeuvré, les allusions aux prostituées qu’il croise dans certaines rues sombres de la capitale, les nombreuses parties de cartes qui occupent ses soirées copieusement arrosées de punch, l’achat fréquent de billets de loterie, ou encore la description des exécutions publiques à Tyburn (Curwen, Journal of SC Loyalist, XXI-XXVII). Il s’agit également de taire la monotonie de son existence, afin de présenter un personnage héroïque face à l’épreuve qu’il traverse : les références aux migraines ou autre problème de santé - ô combien fréquents chez ce voyageur hypocondriaque -, à son

378 « His journals [of his sojourn in Europe, during the Revolution] embrace ample […] descriptions of the countries he visited […]. In my anxiety to secure brevity, I may have too much contracted this part of my materials » (Watson, Memoirs, Preface to the first edition, 3-5). La préface est reproduite dans les annexes (vol.

2, p.174). Les descriptions de paysages pittoresques et romantiques sont notamment totalement absentes des mémoires. La même sélection est effectuée par l’éditeur des mémoires de Thomas H. Perkins : les journaux du voyageur sont si nombreux et si détaillés que l’éditeur est obligé de sélectionner les passages qu’il estime les plus intéressants. Il décide par exemple de décrire en détail le séjour du marchand en France juste après la Terreur, mais passe presque entièrement sous silence son voyage en Angleterre à la même époque (Perkins, Memoir).

379 On prend pleinement conscience de ce travail de composition en consultant l’édition complète des journaux de Samuel Curwen par Andrew Oliver en 1972.

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profond ennui, voire sa dépression, sont systématiquement gommées. Tout commentaire sujet à controverse est également soigneusement évité, comme par exemple le rôle de Perkins dans la traite des esclaves à Haïti. L’éditeur de Watson, pour sa part, poursuit dans les mémoires le combat de son père pour montrer qu’il a été l’initiateur de la construction de canaux dans l’état de New York (Memoirs, 369).

Le contexte politique au moment de la publication influence par ailleurs la portée de l’ouvrage : lorsqu’en 1856 paraissent les mémoires de Elkanah Watson et de Thomas H.

Perkins, les tensions Nord-Sud sont à leur paroxysme et une guerre civile se profile. Au-delà de célébrer l’histoire révolutionnaire et ses héros, il s’agit de défendre les valeurs de la Nouvelle-Angleterre, terre d’origine des deux auteurs. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie.380

Qu’en est-il de la réception de ces témoignages ?